© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Robert Marcault:
La tragédie que fut la «Marche de la mort» fut appelée ainsi simplement parce qu'aucun de nous n'aurait dû en revenir
in Après Auschwitz n° 254 (janvier 1995) © Amicale des déportés d'Auschwitz et des camps de Haute-Silésie 1995
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Nous remercions l'Amicale des déportés d'Auschwitz et des camps de Haute-Silésie de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

A mi-janvier 1945, le camp d'extermination d'Auschwitz est en pleine effervescence. Le bruit court que les Russes sont dans les faubourgs de Cracovie, la rumeur d'une liquidation totale circule parmi nous, semant partout une panique rentrée. Tard le soir, par un temps glacial, les déportés sont rassemblés, et l'appel de ceux qui doivent partir est rapidement fait, c'est l'évacuation: nous reprenons espoir, on ne va pas nous liquider, mais rien ne nous laissait présager la terrible épreuve encore à venir... Dans la nuit noire, la route glacée et sans fin, nous laisse augurer de l'atroce calvaire si près de la bataille et si près d'être sauvés...

Au son du bruit sourd du canon qui nous parvient et nous remplit d'espoir, les hurlements et les coups forcent, hélas, la marche en rang par cinq, les loques humaines que nous sommes se meuvent lourdement. L'angoisse, l'insondable désespérance m'envahit, je suis plus seul que jamais, mon frère (de trois ans mon aîné), mon compagnon, resté au camp, il est a l'hôpital, il souffre, ses pieds sont purulents, il a le typhus.

Sur la route, dès la sortie nous rejoignons de longues colonnes de déportés venus des nombreux autres camps de la région et la grande épreuve, pire que la mort annoncée au début de cette rumeur, commence seulement.

Peu de temps suffira pour que dans la neige sale, nombre de mes camarades, les plus faibles, tombent exténués toujours achevés par les bourreaux. Nous avançons péniblement, morts-vivants cachectiques que l'on a fait de nous durant les longs mois de mauvais traitements et de malnutrition. La soif et la fièvre nous infligent de terribles souffrances, mais il faut marcher, toujours marcher, les coups pleuvent, les nazis paniquent: les Russes ne sont plus très loin.

Les hommes tombent nombreux, le délire prend le pas sur la réalité, je dors en marchant, je vois des châteaux illuminés, des fontaines qui coulent, je mange du pain. Je ne sens plus les coups et j'avance comme un automate, nous trébuchons souvent sur des mourants. A l'arrière de la colonne, les nazis abattent ceux qui traînent.

Depuis que nous avons quitté Auschwitz, le temps écoulé me semble être une éternité, mes galoches sont fichues, je marche les pieds nus dans la neige, le blizzard souffle, les jours et les nuits se succèdent, je lutte centre les mirages obsédants de la soif et de la faim, le désarroi m'envahit, je sens que je vais mourir. L'abandon physique est là, et cette dysenterie qui me vide... Le froid intense fige aussitôt le liquide qui s'écoule de moi et se transforme en autant de poignard et d'aiguilles tranchantes qui me lacèrent le corps. Mes jambes ne veulent plus avancer, mais je voudrais tellement vivre. Les haltes sont l'occasion choisie par les SS pour se distraire: cela consiste à obliger quelques déportés choisis au hasard à quitter la route et à courir dans la neige profonde qui recouvre les champs: les SS tirent alors sur les cibles humaines appelant cela « le tir aux lapins » avec leurs grands éclats de rires de meurtriers imbéciles.

Cette marche impitoyable a duré des jours et des nuits, hallucinante et irréelle.

A bout de force, épuisés, délirants, torturés par le froid, la soif, la faim, et toujours la peur, nos spectres en guenilles dans nos loques rayées. survivants de cette impensable marche de la mort, nous pénétrons dans le camp de Gross Rosen, l'horreur, la neige sale, les corbeaux, l'odeur des crématoires, la mort, une vision d'apocalypse nous accueille.

Accompagnés des brutalités habituelles, nos corps meurtris, transis de froid, traversent la place d'appel, véritable cloaque, où gisent désarticulés d'innombrables cadavres. Nous sommes dirigés au flanc d'une colline vers un baraquement en bois de sinistre allure, l'accueil se déroule comme toujours, mais passons sur ce séjour dans ce camp immonde, là n'est pas le propos.

Un matin, dans la nuit noire devant la baraque par ce temps glacial de janvier, nous sommes en rang en colonne par cinq pour recevoir notre pitance: une mince tranche de pain noir moisi, et après un rapide comptage, la marche à la mort reprend sur la route sans fin. Le calvaire durera encore longtemps, les jours et les nuits se succéderont. A la fin on nous fit monter dans des wagons de marchandises découverts, du type de ceux dont on se sert pour le transport des marchandises lourdes, par exemple le sable ou le gravier nous étions si serrés que nous ne pouvions nous asseoir, encore moins nous mouvoir, si bien que les mourants même flasques restaient debout, ceux qui glissaient étant irrémédiablement écrasés.

Au débarquement en gare de Weimar, l'hécatombe impressionnante de nos camarades de misère morts ou agonisants jonchent les wagons. On refait le compte des rares survivants et la marche reprend.

La montée de Weimar fut très dure, certains camarades n'ayant plus la ressource physique et morale se laissent tomber à même le sol glace, attendant la mort donnée avec indifférence d'une balle dans la nuque par les SS de service, débordés par ce travail répétitif. Chaque camarade disparu est une étoile unique dont a été privée l'Humanité. II faut savoir que pour beaucoup d'entre nous la notion de la mort n'était pas ce que l'on croit car vivre faisait partie du surnaturel.

Buchenwald: Une immense place d'appel. Nous arrivons devant un gradé SS qui nous compte et nous recompte. Les hurlements fusent de toute part comme à l'accoutumée, ces gens-là ne connaissent que l'aboiement. On nous parque entre les quatre murs d'une bâtisse sans toit. Certains sont dirigés sous un grand chapiteau de toile, où les hommes s'affalent à même le sol, il fallait vraiment avoir envie de vivre pour survivre dans cet impitoyable univers. Dans l'enclos où je me trouvais, nous les survivants tournions sans cesse dans un ultime instinct de survie, la bouche ouverte dans l'espoir de recevoir quelques gouttes d'eau qui tombaient du ciel, piétinant dans notre délire ceux qui étaient à terre.

Plus tard je fus dirigé vers les baraquements destinés aux enfants (j'avais 15 ans) appelé « Petit Camp » qui était en fait un sinistre mouroir.

Puis ce fut le cloaque qui avait pour nom « hôpital », c'est là que je fus libéré. C'est de mon châlit au quatrième niveau que j'assistais aux opérations chirurgicales effectuées dans des conditions primitives, dans la fange et les odeurs nauséabondes. Les râles de douleur ne cessaient jamais, les pansements étaient constitués de bandes de papier imbibés d'un liquide bleuté. Je faisais moi aussi partie de ceux qui sont « passés sur la table » comme nous disions. C'est aussi à travers ces immondices que les Armées libératrices ont fait défiler quelques notables de la ville de Weimar, leur montrant l'innommable conséquence de leur adhésion à l'idéologie de la « race des seigneurs » qu'ils avaient appelée de leurs voeux.

Malgré le retour des impunis, pour tous les Hommes épris de liberté et même les indifférents, qu'ils sachent que jamais il ne sera possible de rayer impunément de l'Histoire, les atrocités commises, la tache indélébile, inoubliable à jamais restera dans la Mémoire des Hommes. Tant que nous vivrons, et nos descendants après nous, témoigneront dans le Grand Livre de l'Histoire de l'Humanité, dénonçant ainsi sans relâche les atteintes aux droits les plus élémentaires de tous les êtres qui peuplent la planète. Luttons contre toute résurgence des idéologies fasciste et nazie revanchardes, dont le but final serait de fouler aux pieds pour mieux les violer les lois naturelles humaines et divines.

Robert Marcault

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