© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Miguel Abensour:
Le Mal élémental (II)
2-7436-0250-3 © Éditions Payot & Rivages 1997
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Ibid., p. 151. " Fribourg, Husserl et la Phénoménologie ", in Revue d'Allemagne, op. cit., p. 408. Quand nous citerons désormais les Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme, nous indiquerons directement la pagination dans le texte, en l'occurrence p. 7. " E. Levinas, Martin Heidegger et l'ontologie ", in En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Vrin, 1967, p. 68. M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique, traduction de Daniel Paris, Gallimard, 1992, p. 108.

II

Le titre Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme ne laisse pas d'étonner. D'abord une modestie voulue; seulement quelques réflexions... pour bien marquer que ce texte ne se donne pas comme une interprétation globale, ni totalisante. Seulement quelques coups de sonde destinés néanmoins à faire percevoir l'essence du phénomène. Encore ne s'agit-il pas directement du phénomène de l'hitlérisme même, mais de sa «  philosophie ». L'hitlérisme est abordé indirectement, à travers le prisme de sa « philosophie », en considérant que cette « philosophie  » est de nature à mener au coeur du phénomène, point nodal à partir duquel il sera possible d'en déduire, plutôt d'en faire apparaître les caractères fondamentaux.

Cette amorce d'explication ne réduit pas l'étrangeté de l'expression « philosophie de l'hitlérisme » qui appelle irrésistiblement les guillemets pour tempérer le malaise que suscite chez le lecteur d'aujourd'hui le rapprochement de la philosophie et de ce qui en était la négation la plus abjecte. J'ai dit la gêne de Levinas, à qui ce titre forgé avant l'événement, ou à ses débuts, paraissait sans nul doute inconvenant après la Choa. Comment mettre ensemble la noblesse de la philosophie et l'ignoble du national-socialisme? Tentons cependant d'élucider cette étrangeté qui ne contenait aucune ambiguïté, ni aucune transfiguration philosophique, ni une esthétisation visant à rendre le phénomène plus acceptable -mais qui, à vrai dire, résonnait comme un pressant appel à penser la radicalité de l'événement, à en mesurer l'incommensurable gravité.

Le but n'est évidemment pas d'exposer la philosophie de Hitler, ni celle des hitlériens. Pour autant que celles-ci existent, en tant que contre-philosophies, elles sont primaires et misérables. Il ne s'agit donc pas d'une analyse des doctrines ou des représentations apparues dans le national-socialisme. Le isme ne renvoie pas tant à une idéologisation de la pensée de Hitler (qui est déjà de part en part idéologie) qu'à la dimension collective du phénomène. Loin d'étudier les représentations de sujets particuliers, il s'agit d'orienter le projecteur sur un état d'esprit, sur une conscience collective ou plutôt impersonnelle. Cet article n'est pas comme tant d'autres un article d'opinion, ni une construction ingénieuse de plus. Non, c'est une magistrale leçon de phénoménologie, un effort pour atteindre, par-delà toutes les explications, la chose même et du même coup provoquer chez le lecteur un réveil irréversible - une insomnie sans rémission.

Une même étrangeté apparaît dans L'Essence spirituelle de l'antisémitisme (d'après Jacques Maritain), article légèrement postérieur aux Quelques réflexions... Levinas y emploie l'expression «  métaphysique de l'antisémitisme » en reconnaissant aussitôt que l'assemblage de ces termes étonnera. Or, dans l'un et l'autre cas, il s'agit de dévoiler le plus concret parce que le plus profond, le plus profond parce que le plus concret; si le concret suprême dans l'être humain est l'intentionnalité, il s'agit donc de percevoir et d'interpréter l'hitlérisme, ainsi que l'antisémitisme, comme un tissu, un enchevêtrement d'intentionnalités spécifiques. Plutôt que de s'attacher à des représentations, à des éléments doctrinaux, le phénoménologue se donnera pour tâche, ces intentionnalités une fois dégagées, d'expliciter ce qui y est implicite. Ainsi le destin juif peut-il se définir comme un être-étranger au monde, « une mise en jeu et en question du monde qui semble le contenir » ; dans ce cas, l'antisémitisme pourra être déployé comme « la révolte de la Nature contre la Surnature, l'aspiration du monde à sa propre apothéose, à sa béatification dans sa nature  »13. À ce complexe d'intentions, les sentiments ouvrent une voie d'accès incomparable. Déjà, dans le texte sur Fribourg, Levinas insistait sur l'importance des sentiments pour les phénoménologues. « Leur idée fondamentale consiste [ ... ] à affirmer et à respecter la spécificité du rapport au monde que réalise le sentiment [ ... ] ils soutiennent ferme qu'il y a là rapport, que les sentiments en tant que tels "veulent en venir à quelque chose", constituent, en tant que tels, notre transcendance par rapport à nous-même, notre inhérence au monde. Ils soutiennent en conséquence que le monde lui-même - le monde objectif - n'est pas fait sur le modèle d'un objet théorique, mais se constitue au moyen de structures, beauc oup plus riches, et que seuls ces sentiments intentionnels sont à même de saisir14. » Ces sentiments en tant que porteurs d'intentionnalité tissent un monde ou dessinent une manière d'être fondamentale. Tel est bien le point d'observation choisi par Levinas dans Quelques réflexions...: « L'hitlérisme est un réveil des sentiments élémentaires [ ... ] les sentiments élémentaires recèlent une philosophie. Ils expriment l'attitude première d'une âme en face de l'ensemble du réel et de sa propre destinée. Ils prédéterminent ou préfigurent le sens de l'aventure que l'âme courra dans le monde15 » (p. 7).

Le titre ainsi rapproché de la région à partir de laquelle Levinas entend interpréter l'hitlérisme - le sentiment de l'existence -, son apparente inconvenance s'efface. Mieux même, il convient pleinement à cette approche phénoménologique qui, à partir d'un sentiment spécifique de l'existence, va se donner pour objet de manifester l'implicite de l'hitlérisme, de le mettre en scène dans l'ensemble de ses dimensions. De même que Husserl se tenait à l'écart de tout psychologisme, de toute construction inspirée par la psychologie pour s'ouvrir un accès inédit à la conscience dans sa concrétude, de même Levinas se tient délibérément à distance des explications sociologiques - aucune analyse des groupes sociaux n'est ici tentée - ou des analyses idéologiques - aucun courant, aucun ouvrage, aucun nom d'auteur n'est invoqué - ou des oppositions logiques. Nécessaire éloignement si l'on veut appréhender l'hitlérisme à un niveau de profondeur inégalé, découvrir la strate sur laquelle viendront se développer et s'élaborer les idéologies et les discours plus strictement politiques.

La nouveauté de l'hitlérisme, son originalité - et aussi le lieu où il importe de faire porter l'offensive pour mieux l'éradiquer -, est un nouveau rapport d'inhérence au monde qui s'est constitué à travers le primat accordé à l'expérience du corps. « Retour à l'envoyeur », disais-je pour situer ce texte. Ne s'agit-il pas, en effet, de mettre en oeuvre la fécondité heuristique de la phénoménologie, plus précisément d'avoir recours au concept heidegerrien de Stimmung - de disposition affective - et de le retourner en quelque sorte contre Heidegger, comme si l'auteur de l'article entendait éclairer Heidegger, à l'aide de ses propres concepts, sur la nature du mouvement qu'il avait publiquement rejoint en mai 1933, en prononçant le Discours du rectorat. Pour ce faire, Levinas entend appréhender la Stimmung de l'hitlérisme, non la disposition subjective de tel ou tel acteur, mais une tonalité qui émane phénoménologiquement des choses mêmes, du monde. Dans l'analyse de 1932 consacrée à Heidegger, il posait une équivalence entre la disposition et le mode d'exister: « Pour Heidegger, ces dispositions ne sont pas des états, mais des modes de se comprendre, c'est-à-dire, puisque cela ne fait qu'un, d'être ici-bas. La disposition affective qui ne se détache pas de la compréhension - par laquelle la compréhension existe - nous révèle le fait que le Dasein est voué à ses possibilités que son " ici-bas " s'impose à lui16. » Et, dans le cours de 1929-1930, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, Heidegger définissait ainsi la Stimmung: « Les tonalités ne sont pas des épiphénomènes. Au contraire, c'est ce qui, par avance justement, détermine tonalement l'être en commun [ ... ] Une tonalité est une modalité, non pas simplement une forme ou un mode extérieur, mais un mode au sens musical de la mélodie. Et celle-ci ne flotte pas au-dessus de la façon dont l'homme se trouve, soi-disant au sens propre, être-là. Elle donne au contraire le ton pour cet être, c'est-à-dire qu'elle dispose et détermine tonalement le mode et le comment de cet être17. » Loin d'être des superstructures, les tonalités sont les modalités de notre implication dans le monde et dans l'histoire; là où se joue et se noue le rapport de l'être-là et de l'être en commun à leurs possibilités. La réponse de Levinas est on ne peut plus claire: la Stimmung de l'hitlérisme, de par le privilège accordé à l'expérience du corps, est l'enchaînement qui détermine tonalement un mode d'exister spécifique, à savoir l'être-rivé. Et c'est au regard de cette structure la plus profonde, bien en amont des superstructures idéologiques ou des élaborations doctrinales, qu'il convient de juger l'hitlérisme, d'en dire le caractère « effroyablement dangereux  ».

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