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François Bédarida:
Le débat est clos sur les faits
Propos recueillis par Nicolas Weill, in Le Monde daté du 5-6 mai 1996
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Nous remercions le journal Le Monde de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
François Bédarida, historien, ancien directeur de l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP), est notamment l'auteur de Le Nazisme et le Génocide, histoire et témoignage (Pocket, 1992).
Quel est le bilan chiffré de la Shoah tel que la communauté scientifique l'a établi ?

Certes, on n'atteindra jamais la précision absolue, compte tenue de la géographie du massacre qui s'étend à travers toute l'Europe, de la durée de celui-ci, de la politique officielle du secret et de la masse des victimes. Le chiffrage s'est fait en plusieurs étapes. La première, en 1945-1946, est effectuée à l'instigation du Tribunal militaire international (TMI) de Nuremberg, qui a adopté le chiffre de cinq millions sept cent mille, en s'appuyant sur une estimation d'Eichmann. Au même moment, un comité anglo-américain d'enquête sur le judaïsme et la Palestine aboutit à un chiffre équivalent. Enfin, il faut signaler les travaux d'un excellent démographe de ce temps : Jacob Lestchinsky.
Depuis les années 50 jusqu'à aujourd'hui, les historiens ont poursuivi le travail. Pour Léon Poliakov, le chiffre des victimes est de six millions, du même ordre que celui de Jacob Robinson (cinq millions huit cent mille) au début des années 60. Hilberg se situe quelque peu en dessous de cette estimation, à cinq millions cent mille, dont 25% assassinés en plein air par les « commandos mobiles » de tuerie (Einsatzgruppen), 60% dans les camps et 15% dans les ghettos.
Plus récemment, le chiffre de cinq millions a été avancé par l'historien germano-américain Gerald Fleming. Mais, depuis 1992, une équipe allemande dirigée par W. Benz est revenue au chiffre de six millions.

Par quels méthodes obtient-on ces chiffres ?

Par l'étude des archives principalement. La première démarche, l'addition, consiste à ajouter les chiffre des déportations, des massacres, dont les Einsatzgruppen tenaient une comptabilité très précise, et des gazages. On a là-dessus un document fondamental : le rapport du statisticien SS Richard Korherr établi pour Himmler en mars 1943.
L'autre, la méthode par soustraction, retranche le nombre des survivants de celui de la population juive avant la guerre. A l'Est et tout particulièrement sur le territoire soviétique, les incertitudes sont plus grandes qu'à l'ouest. A cet égard, l'ouverture des archives de l'ex-URSS est susceptible de nous apporter des précisions qui manquaient encore.

Que sait-on des autres victimes, c'est-à-dire des victimes non-juives ?

L'Abbé Pierre a jeté l'équivoque sur ce thème. Il est certain qu'il y a multiplicité de victimes. Il convient donc d'analyser posément et rationnellement le régime nazi, avec au centre le racisme et l'antisémitisme, l'idéologie qui conduit à l'élimination de tous les supposés « Sous-hommes », par exemple des malades mentaux. Le chiffre des morts parmi les prisonniers soviétiques atteint ainsi les trois millions trois cent mille. Mais il s'agit d'une folie meurtrière qui découle d'une autre logique. Il faut procéder aux distinctions nécessaires, faute de quoi on perd le sens de l'événement.

Que pensez-vous de l'efficacité de la « loi Gayssot », du 13 juillet 1990, sur la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité ?

Je ne crois pas qu'il appartienne à la justice de décider par décret de la validité des assertions historiques. Ce n'est pas en punissant les auteurs d'insanités que l'on contribue à la connaissance. J'y ai toujours été défavorable, et un certain nombre d'historiens, comme Madeleine Rebérioux, l'étaient aussi quand elle a été adoptée - sans être écoutée.

Croyez-vous qu'il y ait des tabous dans l'historiographie de la Shoah ?

Prétendre, comme l'abbé Pierre, qu'il y a des tabous, que le débat n'est pas clos, est absurde. Non seulement la masse de livres et de travaux scientifiques est énorme, mais le sujet est omniprésent dans le public, dans les médias, au cinéma, à la télévision. D'autre part, à quelques rectifications mineures près, le débat est clos sur les faits. Là où il demeure ouvert, c'est sur l'interprétation.
J'ajoute que l'invocation par Roger Garaudy du livre de Josué me parait relever du parfait crétinisme intellectuel. Mettre en parallèle la prétendue extermination des Cananéens par les Hébreux et la Shoah, c'est tout simplement oublier que le livre de Josué a été composé plusieurs siècles après les faits, à partir de traditions passablement enjolivées. C'est oublier aussi que les historiens et les archéologues ont montré que, loin d'avoir été exterminés par les Hébreux, les Cananéens ont continué à vivre sur les territoires de la Palestine après la conquête de Josué. Enfin il s'agit d'exploits mythiques et le B.A.-BA exige que l'on fasse la distinction entre l'épopée et l'événement historique ! Toute volonté de biaiser l'histoire de la Shoah, de la mettre en doute au nom d'une méthode hypercritique, de la relativiser en la noyant au milieu de la masse des horreurs dont toute l'histoire de l'humanité est remplie, est le produit d'une manipulation d'ordre idéologique. Mieux vaut en être conscient.

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