François Bédarida, historien, ancien directeur de l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP), est notamment l'auteur de Le Nazisme et le Génocide, histoire et témoignage (Pocket, 1992).Quel est le bilan chiffré de la Shoah tel que la communauté scientifique l'a établi ?
Certes, on n'atteindra jamais la précision absolue, compte tenue de la
géographie du massacre qui s'étend à travers toute
l'Europe, de la durée de
celui-ci, de la politique officielle du secret et de la masse des
victimes. Le chiffrage s'est fait en plusieurs étapes. La
première, en
1945-1946, est effectuée à l'instigation du Tribunal militaire
international (TMI) de Nuremberg, qui a adopté le chiffre de cinq
millions
sept cent mille, en s'appuyant sur une estimation d'Eichmann. Au même
moment, un comité anglo-américain d'enquête sur le
judaïsme et la Palestine
aboutit à un chiffre équivalent. Enfin, il faut signaler les
travaux d'un
excellent démographe de ce temps : Jacob Lestchinsky.
Depuis les années 50 jusqu'à aujourd'hui, les historiens ont
poursuivi le
travail. Pour Léon Poliakov, le chiffre des victimes est de six
millions,
du même ordre que celui de Jacob Robinson (cinq millions huit cent
mille)
au début des années 60. Hilberg se situe quelque peu en dessous
de cette
estimation, à cinq millions cent mille, dont 25% assassinés en
plein air
par les « commandos mobiles » de tuerie (Einsatzgruppen), 60% dans les camps
et 15% dans les ghettos.
Plus récemment, le chiffre de cinq millions a été
avancé par l'historien
germano-américain Gerald Fleming. Mais, depuis 1992, une équipe
allemande
dirigée par W. Benz est revenue au chiffre de six millions.
Par quels méthodes obtient-on ces chiffres ?
Par l'étude des archives principalement. La première
démarche, l'addition,
consiste à ajouter les chiffre des déportations, des massacres,
dont les
Einsatzgruppen tenaient une comptabilité très précise, et
des gazages. On a là-dessus un document fondamental : le
rapport du statisticien SS Richard Korherr établi pour Himmler en mars
1943.
L'autre, la méthode par soustraction, retranche le nombre des survivants
de
celui de la population juive avant la guerre. A l'Est et tout
particulièrement sur le territoire soviétique, les incertitudes
sont plus
grandes qu'à l'ouest. A cet égard, l'ouverture des archives de
l'ex-URSS
est susceptible de nous apporter des précisions qui manquaient encore.
Que sait-on des autres victimes, c'est-à-dire des victimes non-juives ?
L'Abbé Pierre a jeté l'équivoque sur ce thème. Il est certain qu'il y a multiplicité de victimes. Il convient donc d'analyser posément et rationnellement le régime nazi, avec au centre le racisme et l'antisémitisme, l'idéologie qui conduit à l'élimination de tous les supposés « Sous-hommes », par exemple des malades mentaux. Le chiffre des morts parmi les prisonniers soviétiques atteint ainsi les trois millions trois cent mille. Mais il s'agit d'une folie meurtrière qui découle d'une autre logique. Il faut procéder aux distinctions nécessaires, faute de quoi on perd le sens de l'événement.
Que pensez-vous de l'efficacité de la « loi Gayssot », du 13 juillet 1990, sur la contestation de l'existence des crimes contre l'humanité ?
Je ne crois pas qu'il appartienne à la justice de décider par décret de la validité des assertions historiques. Ce n'est pas en punissant les auteurs d'insanités que l'on contribue à la connaissance. J'y ai toujours été défavorable, et un certain nombre d'historiens, comme Madeleine Rebérioux, l'étaient aussi quand elle a été adoptée - sans être écoutée.
Croyez-vous qu'il y ait des tabous dans l'historiographie de la Shoah ?
Prétendre, comme l'abbé Pierre, qu'il y a des tabous, que le
débat n'est
pas clos, est absurde. Non seulement la masse de livres et de travaux
scientifiques est énorme, mais le sujet est omniprésent dans le
public,
dans les médias, au cinéma, à la télévision.
D'autre part, à quelques
rectifications mineures près, le débat est clos sur les faits.
Là où il
demeure ouvert, c'est sur l'interprétation.
J'ajoute que l'invocation par Roger Garaudy du livre de Josué me
parait
relever du parfait crétinisme intellectuel. Mettre en parallèle
la
prétendue extermination des Cananéens par les Hébreux et
la Shoah, c'est
tout simplement oublier que le livre de Josué a été
composé plusieurs
siècles après les faits, à partir de traditions
passablement
enjolivées. C'est oublier aussi que les historiens et les
archéologues ont
montré que, loin d'avoir été exterminés par les
Hébreux, les Cananéens ont
continué à vivre sur les territoires de la Palestine après
la conquête de
Josué. Enfin il s'agit d'exploits mythiques et le B.A.-BA exige que
l'on
fasse la distinction entre l'épopée et l'événement
historique ! Toute
volonté de biaiser l'histoire de la Shoah, de la mettre en doute au
nom
d'une méthode hypercritique, de la relativiser en la noyant au milieu de
la
masse des horreurs dont toute l'histoire de l'humanité est remplie, est
le
produit d'une manipulation d'ordre idéologique. Mieux vaut en
être
conscient.
____________________________
Server / Server
© Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 05/12/2000 à 15h29m30s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE