© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Dominique Borne*:
Faire connaître la Shoah à l'école
in Les cahiers de la Shoah n° 1, 1994. ISSN 1262-0386 © Les Éditions Liana Levi, 1994
Conférences et séminaires sur l'histoire de la Shoah, Université de Paris I, 1993-1994
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions vivement Dominique Borne et les Éditions Liana Levi de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
Dominique Borne est inspecteur général de l'Éducation nationale depuis 1988 et doyen du groupe Histoire et Géographie. Il a notamment publié: Petits Bourgeois en révolte ? Le monument Poujade, Flammarion, 1977; La Crise des années 30, en collaboration avec Henri Dubief, Le Seuil, 1989; Histoire de la société française depuis 1945, Armand Colin, 1982. Cette contribution repose sur de nombreux entretiens avec des enseignants. Ils m'ont aidé à comprendre les dimensions du problème, qu'ils en soient remerciés. Outre les documents et les ouvrages cités en note il faut signaler deux numéros spéciaux de revue: Présence du passé, lenteur de l'histoire. Vichy, I'Occupation, les Juifs. Annales ESC, mai-juin 1993; Le Poids de la mémoire, Esprit, juillet 1993. S. Baille, F. Braudel, R. Philippe, Le Monde actuel, histoire et civilisations, E. Belin, Paris, 1963. Programmes et instructions (collèges) CNDP, 1989. Programmes et instructions (lycées) CNDP, 1989. « Historiens et Géographes », Revue de l'Association des professeurs d'histoire et de géographie, n° 273, mai-juin 1978. François Bédarida, Le Nazisme et le Génocide, histoire et enjeux, Nathan, Paris, 1989. Texte repris et argumenté par F. Bédarida, Le Nazisme et le Génocide, Presses-Pocket, Paris, 1992. Pour la France voir André Kaspi, Les Juifs pendant l'Occupation, Le Seuil, Paris, 1991. Christopher R. Browning, Des hommes ordinaires, le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la Solution finale en Pologne, Les Belles Lettres, Paris, 1994. Primo Levi, Naufragés et rescapés, Gallimard, Paris, 1989. Les Camps d'internement du Loiret, histoire et mémoire, Centre de recherche de la déportation juive dans le Loiret, s.d. (catalogue de l'exposition).

Vous me pardonnerez de commencer par un mot personnel. Celui qui prend la parole sur la Shoah doit se situer. Je suis né en 1939, juste avant la guerre, mais pas assez tôt pour en être réellement contemporain. L'influence de mon milieu familial et le rôle de mon père dans la Résistance m'ont permis d'intégrer spontanément la dimension française du conflit: je me souviens du repli des troupes allemandes, d'otages fusillés dans un village, je jouais alors, muni d'un brassard FFI, avec un fusil en bois. Certes je me souviens aussi qu'en Dordogne, où nous vivions alors, ma grand-mère avait recueilli des enfants juifs. Mais longtemps ce souvenir est resté isolé dans ma mémoire. L'enseignement que j'ai reçu, au lycée puis à l'université, ne m'a pas permis de le relier à une plus vaste histoire.

Comme beaucoup de mes contemporains, c'est comme enseignant que j'ai rencontré la Shoah. Je ne suis pas juif, je ne suis pas un historien spécialiste de l'histoire de la Shoah, ni même de la Seconde Guerre mondiale. J'ai été professeur pendant presque trente ans et, comme tous les enseignants, confronté aux problèmes de transmission de la mémoire. Les responsabilités que j'exerce depuis quelques années m'ont permis d'approfondir ma réflexion sur le rôle du professeur d'histoire. La Shoah, aujourd'hui, je n'en parlerai que de biais. Mes questions sont simples: que dire ? comment dire ? Mais, avant de proposer quelques réponses, il est indispensable de tenter un état des lieux1.

 

Les programmes scolaires à l'heure de la Shoah

La Seconde Guerre mondiale n'est inscrite dans les programmes qu'à partir de la rentrée scolaire de 1962. Contrairement à l'ancienne habitude d'étudier les périodes les plus récentes, il faut attendre presque vingt ans avant d'enseigner le conflit. Le programme de 1962 juxtapose une étude chronologique consacrée à « la naissance du monde contemporain » (de 1914 à 1945) et une approche des « civilisations du monde contemporain ». Le programme prescrit simplement l'étude de la guerre et de ses conséquences. La traduction par les manuels est très diverse. Certains développent naturellement toutes les dimensions du conflit et accordent une place importante à la Solution finale, d'autres sont quasiment muets sur ce sujet. Ainsi le grand manuel que cosigne Fernand Braudel2 n'évoque pas l'extermination des Juifs. Une seule phrase, dans le chapitre consacré aux conséquences de la guerre, fait allusion, sans autre précision, aux « groupes ethniques pourchassés par les nazis, Juifs, Gitans ».

La problématique centrée autour de l'opposition Collaboration/Résistance est rapidement mise en place: les instructions de 1981, qui expliquent le nouveau programme (de 1939 à nos jours), la prescrivent expressément. Mais il faut attendre les programmes actuellement en vigueur pour que les textes officiels évoquent directement la Shoah. Ainsi peut-on lire dans les instructions destinées à expliciter le programme de troisième: « On insistera sur le caractère total du conflit... sur la Solution finale et la guerre d'extermination conduite par l'Allemagne3. » Un paragraphe du programme lui-même prescrit d'étudier en première « le système concentrationnaire et le Génocide », tandis que les instructions développent et précisent: « Au coeur même de la guerre, la machine de mort nazie se met en place, comme si le régime ne pouvait réaliser que dans la guerre ses pulsions ultimes. Les nazis ont tenté de masquer de nuit et de brouillard leur oeuvre de mort. L'historien a la mission de parler clair, de préciser le vocabulaire (camps de concentration, camps d'extermination, Génocide), de décrire avec précision les étapes qui conduisent à la Solution finale. Cela suppose une vue d'ensemble des formes de l'antisémitisme. On ne peut éluder l'interrogation sur le "terrifiant secret": qui savait ? que savait-on ? Il faut enfin évoquer les variations, jusqu'à nos jours, de la mémoire et de l'oubli4. »

Cependant les enseignants n'ont pas attendu ces instructions précises pour enseigner la Shoah. L'Association des professeurs d'histoire et de géographie joue un rôle important pour informer et conseiller, je pense en particulier aux articles de François Delpech. En avril 1979, un colloque rassemble à Orléans une cinquantaine d'enseignants de diverses disciplines, des inspecteurs, des membres de l'APHG: les « Thèses d'Orléans » disent parfaitement en douze points les objectifs et les exigences d'un « enseignement de l'histoire des crimes nazis5 ». L'essentiel de ces thèses pourrait tout à fait être repris aujourd'hui.

Les historiens eux-mêmes s'attachent à diffuser auprès des enseignants l'état de la recherche. En octobre 1989 une brochure d'une soixantaine de pages, intitulée Le Nazisme et le Génocide, histoire et enjeux, est rédigée par François Bédarida, alors directeur de l'Institut d'histoire du temps présent, à l'initiative des Éditions Nathan et distribuée gratuitement à 35 000 professeurs d'histoire et de géographie6. Aujourd'hui les enseignants n'ont plus de problèmes d'information: les colloques, les livres, les numéros spéciaux de revue se sont multipliés. L'information est abondante, accessible.

D'ailleurs les dernières générations de manuels, tant en troisième qu'en première, accordent désormais une place importante à la Shoah. Non sans quelques ambiguïtés parfois.

Ainsi, en deux pages, un récent manuel de troisième dit l'essentiel: une double page est consacrée aux « camps de la mort ». Deux phrases en italique encadrent le cours, en tête une citation de Paul Éluard (« Si l'écho de leurs voix faiblit, nous périrons. ») et une phrase de résumé: « Les nazis font disparaître les opposants dans les camps de concentration: ils organisent la mort de millions de Juifs dans les camps d'extermination. » Deux paragraphes sont consacrés aux camps de concentration, trois paragraphes à la « solution finale du problème juif »: rappel de l'antisémitisme nazi, ghettos, massacres accompagnant l'offensive à l'Est, conférence de Wannsee. L'essentiel sur Vichy est dit en six lignes, un dernier paragraphe évoque les camps d'extermination et donne un bilan chiffré de la Shoah. Les documents sont bien choisis. L'ensemble est clair, sans emphase ni pathos. Cependant on note l'oubli des Tziganes, et surtout l'absence d'explications de fond. C'est une mécanique qui est décrite.

D'autres manuels sont moins satisfaisants. Pourquoi ? Les uns parce que l'inscription dans la guerre est mal analysée; pourtant l'évolution qui mène à la Shoah est étroitement liée aux péripéties militaires et à l'offensive à l'Est. D'autres parce qu'ils tiennent à proposer un dérisoire équilibre: je pense à ce livre de première qui, sur la même page, présente côte à côte « le Génocide des Juifs » et « le massacre de Katyn ». Le même manuel semble assimiler le « système concentrationnaire » et l'extermination des Juifs. Un autre oblitère le rôle de Vichy. Certaines affirmations sont maladroites: écrire que la guerre oppose deux idéologies, c'est risquer d'établir une dangereuse équivalence. La tonalité générale est trop souvent manichéenne, l'illustration proposée en témoigne: l'arrogance des SS, bottés, sanglés dans leurs uniformes, fait face aux corps suppliciés, à la nudité, à l'humiliation. Enfin, et de manière plus générale, la Shoah est présentée de manière isolée et non pas dans une histoire, comme s'il fallait solennellement ouvrir une parenthèse morale, rompre avec le cours des événements. Est-ce ainsi qu'il faut marquer l'exceptionnalité de la Shoah ?

Des instructions officielles précises, une information scientifique accessible, des livres qui malgré quelques incertitudes, ici ou là, disent l'essentiel, les enseignants sont aujourd'hui assez bien armés pour faire connaître la Shoah aux élèves des collèges et des lycées.

 

Enseigner la Shoah...

Cela ne veut pas dire que la tâche des professeurs soit facile. Ils doivent évoquer la Shoah dans leur classe, mais ils sont libres de la démarche et de la mise en oeuvre. L'adaptation au public scolaire est de leur pleine responsabilité. Ils affrontent alors des difficultés spécifiques.

La première contrainte est celle du temps: rappelons qu'en troisième l'horaire ne réserve à l'histoire qu'une heure quinze par semaine pour un programme qui s'étend de 1914 à nos jours. En première, pour traiter de la période qui va des années 1880 à 1945, les professeurs disposent d'une heure trente en série S et de deux heures dans les séries L et ES.

La deuxième difficulté tient à l'âge même des élèves. Les élèves de première sont nés vers 1977, ceux de troisième vers 1979. Leurs parents n'ont pas vécu la Seconde Guerre mondiale et ont grandi dans un monde qui ne parlait guère de la Shoah. Seuls les grands-parents peuvent directement leur parler de la guerre. De quelle mémoire ces jeunes ont-ils besoin? C'est sans doute en fonction de l'état du monde dans lequel ils entrent qu'il faut tenter de répondre à cette question.

La troisième difficulté tient à l'information qu'ils reçoivent aujourd'hui sur le judaïsme. Pour les jeunes d'aujourd'hui, et il faut aborder directement ce difficile aspect du problème, les Juifs, c'est Israël. Ils voient, depuis qu'ils regardent la télévision, les scènes de l'Intifada, les affrontements dans les territoires occupés, et plus récemment encore le massacre de Palestiniens à Hébron. Il faut d'autant plus regarder en face ce problème que le racisme qui menace au quotidien la société française est non seulement un antisémitisme latent mais aussi un racisme antiarabe.

L'enseignant, c'est la quatrième difficulté, doit insérer la Shoah dans une histoire. Mais quelle histoire ? Traditionnellement en France l'histoire-commémoration s'inscrit dans des lieux nationaux de mémoire. La référence est patriotique. C'est « une certaine idée de la France » qui sert d'absolu; à partir de cette idée s'élabore une histoire qui distingue les bons des méchants. Ainsi, dans les classes, fonctionne par exemple assez naturellement le couple Collaboration/Résistance. Mais l'histoire de la Shoah ne peut s'inscrire que de biais dans l'histoire nationale. Alors, dans quelle histoire inscrire la Shoah ? Il faut d'abord situer la Shoah dans l'histoire des Juifs. C'est seulement ainsi qu'est restituée l'exceptionnalité. Et il faudrait renverser l'ordre habituel du discours qui traite des bourreaux et de l'antisémitisme, de l'exclusion progressive puis du cheminement qui conduit à Auschwitz avant même de considérer les victimes. Trop souvent les Juifs sont ainsi exclusivement présentés dans le regard des antisémites. Ils sont déjà objets avant même d'être victimes7.

Il faudrait aussi ne pas schématiser une analyse qui se contenterait d'opposer les victimes et les bourreaux, les Juifs et les nazis. S'il est indispensable de situer la Shoah dans l'histoire de l'Allemagne et du nazisme, cette histoire est aussi une histoire européenne. Les exécuteurs, les victimes, les témoins, pour reprendre le titre du dernier livre de Raul Hilberg8, sont des Européens et les nazis ont su trouver des collaborateurs. On sait comment Vichy a pu, en s'en lavant les mains, marquer, acheminer et livrer des hommes, des femmes et des enfants aux camps d'extermination. La perspective européenne est d'autant plus indispensable que les élèves ne doivent pas croire aux permanences. Les Allemands d'aujourd'hui ne sont pas, dans leur grande majorité tout au moins, les nazis d'hier. Réussir une Europe fraternelle des peuples qui périme les orgueils impérialistes nationaux pourrait être l'ambition d'une génération. Mais dans ce cheminement historique et pédagogique l'aboutissement doit bien être l'universel, parce que c'est bien dans l'universel que doit arriver l'historien qui évoque le bien et le mal, c'est bien dans l'universel qu'il faut entraîner les élèves si l'on parle avec eux de la valeur d'une vie humaine. La Shoah appartient à l'histoire des Juifs, à l'histoire de l'Allemagne et à celle de l'Europe, mais elle n'atteint sa plénitude de sens que dans l'universel.

La dernière difficulté est la plus fondamentale. Est-il licite d'historiser la Shoah ? Tout était fait pour que l'on ne parle jamais de la Shoah, absence d'ordre écrit, mensonges répétés. Le massacre lui-même, dans son caractère systématique, s'acharnait pour que tous les témoins se taisent à jamais: les exécuteurs ont eu conscience de l'exceptionnelle transgression de l'histoire qu'ils commettaient On sait qu'ils ont failli réussir. Au lendemain de la guerre le monde des vainqueurs, vite engagé en Europe de l'Ouest dans d'autres combats idéologiques, écouta davantage les héros que les victimes survivantes. On sait comment les Résistants et les Français libres furent utilisés pour démontrer l'éternité de la France. Et puis ce fut la croissance, le « monde libre » entrait dans l'ère de la consommation. De nouveau, peut-être, ne pouvait-on croire au progrès ? Fallait-il alors insister sur cette transgression qui atteignait, dans son coeur même, une idéologie de progrès et de confiance dans la raison humaine ? Ainsi a-t-on failli « oublier Auschwitz ».

Puis d'autres voix ont affirmé que l'on ne pouvait pas « penser Auschwitz », elles disaient, elles disent parfois encore, qu'il s'agit de l'indicible, que dire la Shoah avec les mots et les méthodes ordinaires de l'historien, c'est accomplir une sorte de profanation. Et d'autres affirment qu'il n'est possible de faire ni l'histoire des victimes ni même celle des bourreaux parce que l'expérience des victimes est incommunicable et sacrée, et parce que pour évoquer les bourreaux, l'historien ne pourra mettre en oeuvre l'empathie indispensable. Et l'on affirme encore que tenter de comprendre ce serait risquer d'excuser, qu'analyser ce serait pardonner. Ainsi s'exprime la crainte de voir l'exceptionnalité se dissoudre dans le moule de l'histoire ordinaire, de voir le grand massacre rejoindre, dans leur effroyable banalité, les autres grands massacres de l'histoire. Mais refuser l'histoire serait donner raison à ceux qui voulaient que pour toujours le mutisme soit conservé -- ceux-là même dont les négationnistes sont en quelque sorte les exécuteurs testamentaires. Inscrire dans l'histoire, inscrire dans l'histoire universelle, c'est au contraire démentir les bourreaux.

Si enseigner l'histoire, c'est inscrire dans une mémoire dont on peut dessiner les contours et permettre aux élèves de mieux comprendre hier afin de mieux maîtriser demain; si faire de l'histoire, c'est entraîner à l'exercice de la raison; si l'histoire permet à des groupes sociaux de fonder leur cohésion sur des valeurs communes, alors les voies et les moyens d'un enseignement de la Shoah à l'école s'éclairent naturellement.

Nous reviendrons sur le problème des valeurs. Dans le quotidien de la classe, après l'avoir solidement inscrit dans l'histoire, comment choisir les mots pour dire l'événement lui-même ? J'ai recueilli, grâce à leurs professeurs de l'académie de Bordeaux, de nombreux témoignages écrits d'élèves de première après une visite d'Auschwitz en décembre dernier. Que dire de ces textes ? L'émotion et l'angoisse transparaissent derrière tous les mots. Devant les valises, les chaussures, les cheveux surtout des victimes, on atteint l'insoutenable. Heureusement les témoins présents, survivants des camps, ont su dire les mots qu'il fallait dire, transmettre une expérience de vie malgré tout, transmettre au sens propre de ce mot le témoin. Les élèves ont retenu qu'ils devaient être « les témoins des témoins », beaucoup d'entre eux le répètent. Ils ont compris que la mission du témoin n'est pas seulement de garder la mémoire mais aussi d'être vigilant pour aujourd'hui et pour demain. Mais dans ces textes l'émotion submerge trop souvent la volonté d'intelligibilité. Aller à Auschwitz, trop jouer sur l'émotionnel, sur le « comme si vous y étiez », c'est entrer dans une démarche qui, si elle est exclusive, ne peut être celle de l'histoire. Il faut toujours craindre de faire naître une sorte de fascination pour l'horreur et faire appel aux larmes, c'est provoquer le risque d'un repli sur soi -- Claude Lanzmann l'a dit autrement --, c'est risquer de donner à la Shoah la dimension de l'inconnaissable par la raison, avec tous les risques que nous avons évoqués tout à l'heure. La Shoah ne doit pas s'enseigner sur la seule tonalité de la déploration.

La démarche émotionnelle, purement émotionnelle entraîne encore deux dérives: on sent parfois, dans certains manuels, dans certains propos, le risque d'une tentative de transfert de culpabilité. Nos élèves n'ont pas à porter le poids des crimes. Là encore, après la boule dans la gorge et l'angoisse qui submerge, on risque le rejet ou l'oubli. D'autant plus qu'une présentation émotionnelle renforce encore l'approche manichéenne de la Shoah. A Auschwitz se lit dans sa nudité la terrible confrontation de la victime et du bourreau, du blanc et du noir. Enseigner ainsi la Shoah dans sa simple brutalité, c'est laisser croire qu'il est toujours facile de distinguer et les victimes et les bourreaux. C'est laisser croire que le retour d'un événement comparable est nécessairement impossible tant est grande son exceptionnalité, tant il devrait être facile de choisir son camp, de désarmer les bourreaux avant qu'ils n'accomplissent leur oeuvre terrible de mort. Adopter une démarche manichéenne, c'est enfin et surtout tomber dans le terrible piège tendu par les bourreaux eux-mêmes, c'est souscrire par mégarde à l'image qu'ils ont voulu donner de l'Allemagne, même si l'on inverse les valeurs en dénonçant les bourreaux qu'ils présentaient comme des surhommes et en rendant justice aux victimes. Diaboliser, c'est entrer dans la logique des bourreaux. Dans son dernier livre, Des hommes ordinaires9, Christopher R. Browning rappelle ce qu'écrivait Primo Levi dans son ultime ouvrage Naufragés et rescapés: l'histoire des camps « ne saurait se réduire à deux blocs de victimes et de persécuteurs... » « Il est naïf, absurde et historiquement faux, écrit-il encore, de croire qu'un système infernal comme le national-socialisme sanctifie ses victimes, bien au contraire, il les dégrade, il les fait ressembler à lui-même », et Primo Levi analysait les habitants de cet te « zone grise de la corruption et de la collaboration10 », le réseau privilégié des Kapos et les Sonderkommandos qui prolongeaient leur survie dans les camps en servant les chambres à gaz et les fours crématoires. Christopher Browning, mais aussi Raul Hilberg dans son dernier grand livre Exécuteurs, victimes, témoins, explorent les contours de cette « zone grise ». Un seul exemple, celui de ce 101e bataillon de réserve de la police allemande dont Browning a suivi la sanglante piste en Pologne. Comment ces hommes mûrs -- il s'agit de réservistes -- issus de la région de Hambourg, hommes « ordinaires », employés, travailleurs du port, qui pour la plupart d'entre eux n'appartiennent nullement à la frange fanatisée et hurlante des nazis, ont-ils pu accomplir, à quelques -- mais notables -- exceptions près, leur épouvantable besogne ?

Le monde des victimes et des bourreaux n'est pas un monde en blanc et noir. Le monde des témoins n'est pas non plus totalement le monde de l'indifférence. Cette indifférence qui enfermait les victimes désignées dans la solitude avant même qu'elles soient enfermées dans les camps. Si l'on ne dit pas que des mains se sont tendues, que des portes se sont ouvertes, on risque de laisser croire à l'impuissance totale des témoins. Ceux qui, exerçant leur jugement, voulaient voir ont vu. Là encore une approche trop manichéenne risque de tuer l'espérance.

Alors, pour comprendre hier et pour agir aujourd'hui et demain, il faut faire connaître la Shoah à l'école en lui restituant toute sa quotidienneté. Cela passe par l'étude de la vie ordinaire, par des récits de vie d'exécuteurs, de victimes et de témoins ordinaires, afin de montrer que ce qui semble être devenu un destin d'exécuteur, de victime ou de témoin indifférent n'est jamais un destin inéluctable. Pour le faire comprendre l'aide des survivants est irremplaçable, eux qui savent, dans les classes, raconter simplement en laissant toute sa place à l'histoire.

Enfin, faire connaître la Shoah, c'est aussi évoquer ceux dont les voix sont moins encore inscrites dans les mémoires: c'est dire l'extermination des Tziganes.

Faire connaître la Shoah à l'école, c'est d'abord dire la singularité d'un événement. Des hommes ont été marqués, déclarés coupables, et finalement exterminés simplement parce qu'ils étaient nés. Au lendemain de la guerre il ne restait en Europe qu'un million de survivants. La singularité de la Shoah est moins cependant dans la dimension quantitative du massacre que dans la désignation des victimes. Dans la déshumanisation systématique et préalable, méthodiquement conduite par les nazis. Les ennemis ne sont pas des ennemis parce qu'un conflit n'a pu être réglé autrement que par la guerre, les ennemis sont déclarés ennemis parce qu'ils ont été désignés comme ne méritant pas le qualificatif d'humain. Un groupe s'arroge le droit de décider qui sur terre a le droit de vivre, les autres doivent se contenter de pourvoir à la subsistance des seigneurs autodésignés, d'autres, enfin, qui ne sont même pas dignes de ce rôle, doivent tout simplement disparaître, leur simple vue est une offense pour le peuple des seigneurs.

Ainsi la première des valeurs qui doit être transmise, en classe, quand on analyse l'histoire de la Shoah, est que tout homme, avec ses différences, sa culture et sa religion, doit pouvoir vivre sur la terre. Mais celui qui est marqué de l'étoile jaune, parce qu'il est juif, ces hommes, ces femmes et ces enfants expédiés au massacre parce qu'ils sont juifs, ils sont marqués de l'étoile jaune, ils sont envoyés au massacre parce qu'ils sont des hommes, des femmes et des enfants. Par là l'absolue singularité du martyre juif rejoint l'universel. Et ces millions de morts témoignent certes pour l'histoire des Juifs, mais ils témoignent aussi pour l'histoire des hommes.

L'autre doit être respecté dans sa singularité, dans sa culture, dans sa religion. Garder mémoire de la Shoah, c'est lutter contre toutes les formes de discrimination et d'intolérance. Mais l'autre doit être doublement respecté, il doit être respecté dans sa différence et sa singularité, et il doit aussi être respecté tout simplement parce qu'il est un homme. Cela veut dire que l'on ne peut condamner la Shoah si l'on ne croit pas que, au-delà des singularités, il existe, en chaque homme, un noyau irréductible d'humanité.

Ainsi l'autre parce qu'il est un homme est aussi le même. Et le droit à la différence, s'il est essentiel, ne peut être absolu. Il ne doit pas conduire au relativisme ni à l'exaltation d'un multiculturalisme qui enfermerait étroitement chacun dans ses différences, jusqu'à risquer de ne plus percevoir que celles-ci. Ne pas penser que l'autre, qui a tous les droits d'être autre, est aussi le même, ne pas exiger de lui, comme il peut l'exiger de moi l'adhésion à ces valeurs communes, définies par les droits de l'homme, c'est risquer d'alimenter l'intolérance. Rejeter absolument le racisme, ce n'est pas seulement dire que l'autre est autre, parce que se limiter à cette affirmation peut entraîner le rejet; c'est dire aussi que l'autre est le même et que le respect lui est dû au double titre d'autre et de semblable.

Faire connaître la Shoah à l'école, c'est aussi parler du monde d'aujourd'hui. C'est dire que Hitler et les nazis ont exercé un pouvoir de fascination et ont entraîné derrière eux, comme le joueur de flûte, tout un peuple qui abdiquait et raison et humanité. C'est dire que même chez les gens ordinaires l'absolu du mal peut apparaître, après une première répulsion, comme une habitude, ou comme une indifférence, ou encore comme une discipline consentie. C'est dire que le nazisme peut devenir un jour quotidien. Qui peut affirmer qu'il n'est en aucun cas susceptible d'entrer dans cette « zone grise » que nous évoquions? Seule la conscience de l'humanité de chaque homme et l'exercice de la raison peuvent nous garder des séductions empoisonnées que diffusent les passions nationales et les intégrismes.

L'enseignement de la Shoah à l'école ne doit cependant pas être le vecteur unique de transmission des valeurs. Si les valeurs qui, enracinées, auraient pu permettre, dans l'Europe des années 30, d'éviter le tragique cheminement qui a conduit au Génocide, n'imprègnent pas, avec l'apprentissage fondamental du jugement, la totalité de l'enseignement de l'histoire, alors il est sans doute inutile de sortir les grands mots à la seule évocation de la Shoah. Si l'ensemble de l'enseignement n'est pas porteur de ces valeurs, si la société elle-même n'en fait pas son ciment fondamental, alors l'histoire de la Shoah apparaîtra aux jeunes comme une histoire d'un autre âge, prétexte à morale d'un autre temps, ou comme le vain exorcisme de générations radoteuses qui n'en finissent plus de se débarrasser de leurs vieux démons.

C'est pour cela qu'il faut se méfier des mots sonores et des confrontations manichéennes. Les valeurs qui doivent imprégner l'enseignement de l'histoire, l'ensemble de l'enseignement et la société elle-même ont à peine besoin d'être dites. Le professeur enseigne l'histoire et, ce faisant, il exerce la raison et le jugement qui font les hommes libres. Il dit aussi la part d'humanité qui doit être inaliénable et qui est en chaque homme.

Un mot encore: si l'on souhaite un exemple de démarche exemplaire au service de la mémoire et de l'histoire, il faut voir, il faut utiliser dans les collèges et les lycées la remarquable exposition sur les camps d'internement du Loiret (Beaune-la-Rolande et Pithiviers)11. Sans emphase, sans manichéisme, tous les documents sont là, les documents qui permettent aux enseignants d'inscrire rigoureusement dans l'histoire mais aussi ceux qui redonnent simple grandeur et juste dignité à des vies ordinaires d'hommes, de femmes et d'enfants que la haine sans doute mais surtout l'indifférence ordinaire et quotidienne ont brisées.

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