Jean-Marie Brohm est professeur de sociologie à l’université Paul Valéry, Montpellier 3. Il est le fondateur de la revue Quel corps ?. Il a publié Critique de la modernité sportive, La Passion, 1995, et a participé à Contre Althusser, réédité en 1999 par La Passion. Cet article est initialement paru dans la revue La Prétentaine, n° 9/10, avril 1998, Étranger : Fascisme – Antisémitisme – Racisme, Université Paul Valéry, Montpellier 3.
Depuis le début des années 30, divers courants politico‑théoriques des sciences sociales ‑ aujourd'hui souvent méconnus ou simplement censurés par les positions dominantes du champ universitaire ‑ ont tenté de comprendre les phénomènes de psychologie collective liés à l'avènement des divers fascismes, États totalitaires et régimes autoritaires. Leurs thématiques de réflexion et leurs programmes de recherche ont permis de défricher de vastes champs d'investigation des phénomènes sociaux de masse: les rapports entre la sexualité (fantasmes) et la politique (domination), le destin des pulsions (Éros et Thanatos) et les formations idéologiques (mécanismes de défense), les manifestations de foule et les investissements de la libido; l'élaboration des mythologies politiques ou des visions du monde et l'économie désirante, les diverses techniques de manipulation des émotions de masse par la propagande, mais aussi les formes conscientes ou inconscientes des identifications collectives à des figures charismatiques autoritaires (Duce, Führer, Caudillo... ), les préjugés réactionnaires (racistes) et les mentalités autoritaires ainsi que les processus pervers d'érotisation du pouvoir. Ce vaste champ de la psychosociologie psychanalytique a été particulièrement investi par deux courants majeurs des sciences sociales, tous deux plus ou moins liés au mouvement ouvrier européen et à la lutte antifasciste internationale: le freudo‑marxisme1 et l'École de Francfort2. L'un comme l'autre ont tenté d'articuler, chacun de manière spécifique et originale, la psychanalyse (freudisme) et le matérialisme historique (marxisme), et ont eu surtout d'innombrables effets ‑ reconnus ou souterrains ‑ sur les multiples démarches théoriques qui se sont ensuite partagé ce champ des sciences humaines: psychohistoire et histoire psychanalytique3, analyse institutionnelle, courants désirants et schizanalyse4, ethnopsychanalyse5 et leurs diverses combinaisons rhizomatiques. Dans les limites d'un article il n'est évidemment pas possible de traiter de façon exhaustive la masse considérable de travaux qui ont influencé, souvent de manière décisive, les recherches contemporaines historiques, politiques, sociologiques et psychosociologiques notamment ‑ sur la psychologie de masse du fascisme et les rapports de la psychanalyse et de l'histoire. Trois thématiques essentielles semblent cependant se dégager ‑ dans le contexte d'une confrontation complémentariste6 entre l'histoire politique du fascisme et la psychanalyse.
Le premier point en débat concerne la concordance psychopolitique entre les structures caractérielles autoritaires des individus, notamment celles des meneurs, et les bases psychologiques de masse des régimes fascistes. Cette question très controversée a été posée par de nombreux auteurs inspirés par le freudomarxisme, en particulier par Erich Fromm qui a surtout insisté sur les rapports sado‑masochistes existant sous le nazisme entre Hitler (et les hitlériens) et la masse de la population allemande, notamment la petite bourgeoisie humiliée, frustrée, revancharde et haineuse, en tant que « terreau humain » de la barbarie.
« Ce qui importait, écrit Erich Fromm, c'est que les centaines de milliers de petits bourgeois, qui en temps normal n'ont que peu d'occasions de s'enrichir ou de conquérir des situations influentes, disposassent, comme agents de la bureaucratie nazie, d'une large part de richesses et de prestiges qu'ils obligeaient les classes possédantes à leur céder. À ceux qui n'étaient pas les bras de la croix gammée, on distribua les postes et les affaires enlevées aux Juifs et aux ennemis politiques. Quant à la population, si elle ne reçut pas plus de pain, César lui offrit des jeux de cirque7. Les défilés spectaculaires, les manifestations sadiques et les ressources d'une idéologie qui lui donnait le sentiment d’être supérieure au reste de l'humanité lui procuraient assez de satisfactions pour compenser ‑ du moins momentanément‑ le fait que sa vie était appauvrie matériellement, autant qu'intellectuellement.
L'effet psychologique des bouleversements sociaux et économiques, notamment du déclin de la classe moyenne, était amplifié ou systématisé par l'idéologie politique [...]. Les forces psychologiques ainsi éveillées furent orientées dans un sens opposé à leur intérêt véritable. Moralement, le nazisme insufflait une nouvelle vie à la petite bourgeoisie tout en ruinant ses vieilles forteresses [...]. La personnalité d'Adolf Hitler, ses enseignements et son système, représentaient le symbole d'une forme extrême du caractère autoritaire [qui] aimantait puissamment les groupes qui lui ressemblaient mentalement. »
C'est cette présence simultanée d'impulsions sadiques ‑ teintées de destructivité et de haine de l'autre ‑ et de tendances masochistes qui permet, selon Erich Fromm, de comprendre en grande partie les rapports de Hitler aux masses allemandes:
« Mein Kampf nous offre de multiples exemples d'un désir sadique de puissance. L'auteur méprise et "aime" les masses allemandes d'une manière significative et il libère ses impulsions hostiles en les déchaînant contre ses adversaires politiques. Il observe que les foules éprouvent de la satisfaction dans la domination. »
D'autre part, la psychologie hitlérienne est un bon exemple du mécanisme de projection qui justifie le sadisme en tant que défense contre les supposées agressions et conspirations antigermaniques:
« Le peuple allemand et lui [Hitler] sont toujours innocent set leurs ennemis des brutes hypocrites. Cette partie de sa propagande relève du mensonge conscient et délibéré. Elle revêt pourtant, dans une certaine mesure, la même "sincérité" émotive qu'on décèle dans les accusations paranoïaques. Chez le névrosé, celles‑ci servent toujours à se défendre contre des êtres inventés de toutes pièces pour servir d'exutoire à son propre sadisme et à sa soif de destruction [...]. Chez Hitler, ce mécanisme défensif se passe de tout raisonnement. Ses ennemis sont imputés à crime d'entretenir des intentions dont lui‑même se fait gloire. Ainsi il dénonce le judaïsme, les communistes et les Français de nourrir des ambitions, dont il proclame franchement qu'elles sont ses buts légitimes. »
Pour Erich Fromm les deux pôles du caractère sadomasochiste expliquent donc dans une large mesure la politique hitlérienne. Le pôle sadique est suffisamment connu par ses conséquences exterminatrices sur les juifs, les Tsiganes, les « peuples dégénérés », les « communistes » et les populations civiles de l'Europe dévastée par les hordes hitlériennes8. Le pôle masochiste, lui, se manifeste clairement dans les rapports de Hitler avec les masses:
« On enseigne à celles‑ci, on leur répète, on les persuade que l'individu n'est rien et ne compte pas. Il doit accepter son inactivité et s'incorporer à un mouvement puissant qui lui donnera assurance et prestige. »
Dans ce système totalitaire, il y a donc une aimantation réciproque du sadisme et du masochisme, du leader et de la masse:
Du haut en bas du système nazi, une hiérarchie conçue d'après le principe du chef permettait à tout un chacun d'obéir à un supérieur et de commander un subalterne. Au sommet de la pyramide, le Führer s'inclinait devant le Destin, l’Histoire et la Nature. Ainsi l'hitlérisme contenait les désirs des classes moyennes et donnait une satisfaction et une orientation à toute une humanité perdue dans un monde inhumain et déboussolé. »9
Cette question de l'adhésion psychopolitique consciente ou inconsciente des masses allemandes à l'hitlérisme a aujourd'hui des conséquences considérables du point de vue des sciences politiques et historiques. Le débat a été, là aussi, bien posé par Erich Fromm qui rappelle que dès le départ « une partie de la population allemande s'inclinait devant le régime nazi sans aucune résistance sérieuse, mais non plus sans admirer sa doctrine et ses pratiques. Une autre partie de l'Allemagne était véritablement aimantée par ces nouvelles idées et fanatiquement attachée à leurs hérauts »10. Tout le problème, qui a rebondi récemment avec la publication du livre de Daniel Jonah Goldhagen, est l'évaluation correcte d'une double dialectique: d'une part le rapport entre l'idéologie du Führer et celle de la masse des Allemands, en particulier en ce qui concerne l'antisémitisme obsessionnel, agressif et meurtrier du national‑socialisme11, d'autre part le rapport entre l'activisme militant des partisans fanatiques du Reich et la passivité plus ou moins complice des Allemands ordinaires, leur participation plus ou moins volontaire, enthousiaste, consciente, à la mobilisation totalitaire du nazisme, qui a d'ailleurs pu varier selon les étapes de la politique hitlérienne. Cette question qui pose dans toute son acuité celle de la responsabilité de l'Allemagne dans les crimes hitlériens ‑ et donc de la culpabilité allemande ‑ a trouvé chez Wilhelm Reich une formulation qui fit scandale chez les « marxistes orthodoxes » parce qu'elle refusait d'exonérer les masses populaires de leur responsabilité dans l'avènement, la consolidation et l'exacerbation du fascisme. « Le fascisme, écrivait Wilhelm Reich en 1942, en tant que mouvement politique se distingue de tous les autres partis réactionnaires par le fait qu'il est accepté et préconisé par les masses »12. Wilhelm Reich, comme la plupart des freudo‑marxistes, soutenait que le nazisme était en accord avec la structure caractérielle des masses allemandes, notamment petites bourgeoises et prolétariennes paupérisées. En posant la question de la mystification politique des masses enragées et fanatisées, Wilhelm Reich affirmait que pour expliquer pourquoi « des millions de gens applaudissaient à leur propre asservissement », il fallait comprendre que l'efficacité psychologique de Hitler, son idéologie, son programme « étaient en harmonie avec la structure moyenne d'une large couche d'individus nivelés par la masse »:
« Un "Führer" ne peut faire l'histoire que si les structures de sa personnalité coïncident avec les structures ‑ vues sous l'angle de la psychologie de masse ‑ de larges couches de la population [...]. C'est pourquoi on a tort d'attribuer le succès d'Hitler exclusivement à la démagogie des national‑socialistes, à l' "égarement des masses", à la "psychose nazie", ce qui ne veut rien dire du tout, bien que des politiciens communistes se soient servis par la suite de ces explications très vagues. Il s'agit précisément de comprendre pourquoi les masses ont pu être trompées, égarées, soumises à des influences psychotiques. C'est là un problème qu'on ne peut résoudre si on ne sait pas ce qui se passe au sein des masses. »
En conséquence la relation est ici dialectique: le Führer a certes manipulé des masses manipulables, mais celles‑ci ont également produit Hitler en tant que leur représentant psychologique:
« C'est la structure autoritaire, antilibérale et anxieuse des hommes qui a permis à sa propagande d'accrocher les masses. C'est la raison pour laquelle l'importance sociologique de Hitler ne réside pas dans sa personnalité, mais dans ce que les masses ont fait de lui. » 13
Aussi la question posée par le livre de Daniel Jonah Goldhagen ‑ qui a fait figure d'analyseur de la culpabilité allemande, question presque toujours refoulée ‑ peut‑elle se comprendre dans la perspective reichienne. Les Allemands n'eurent ‑ dans leur très grande majorité ‑ aucune difficulté à obéir aux ordres du Führer dans la mesure où ils étaient psychologiquement et idéologiquement préparés à accepter le pire, compte-tenu de la culture allemande qui les avait formés et d'une « conception du monde partagée par la grande majorité du peuple allemand », conception essentiellement gouvernée par l'orgueil nationaliste et surtout l'antisémitisme.
« Aucun aspect important de la société allemande n'est resté à l'abri de la politique antisémite, que ce soit l'économie, la vie sociale, la culture, les éleveurs de bétail, les commerçants, les petites municipalités, les avocats, les médecins, les physiciens, les professeurs [...]. La première partie du programme, c'est‑à‑dire l'exclusion systématique des Juifs de la vie économique et sociale de l'Allemagne, a été réalisée au grand jour, sous des yeux approbateurs, et avec la complicité de presque tous les secteurs de la société allemande [...]. Les convictions antisémites des Allemands ont été la cause centrale de l'Holocauste, l'origine non seulement de la décision de Hitler d'exterminer les Juifs d’Europe (acceptée par beaucoup), mais aussi de la bonne volonté mise par les exécutants à faire violence aux juifs et à les assassiner [...]. Ce ne sont pas les difficultés économiques, ni les moyens de coercition d'un État totalitaire, ni la pression sociopsychologique, ni une inclination irrépressible de la nature humaine, mais des idées sur les Juifs répandues dans toute l'Allemagne, depuis des décennies, qui ont amené des Allemands ordinaires à tuer des Juifs sans armes, sans défense, hommes, femmes et enfants, par centaines de milliers, systématiquement, et sans la moindre pitié [...]. Le génocide a été connu de presque tout le monde, sinon approuvé. Aucune autre politique (ou toute autre de même ambition) n'a été conduite avec autant de persévérance et de zèle, et avec moins de difficultés que le génocide, sauf peut‑être la guerre elle‑même. L’Holocauste définit non seulement l'histoire des Juifs au milieu du 20e siècle, mais aussi celle des Allemands. »14
En développant cette thèse qui fit scandale, surtout chez les admirateurs de l'Allemagne éternelle, Daniel Jonah Goldhagen se référait implicitement à une théorie de la psychologie de masse des agents de l'Holocauste, cherchant à comprendre leurs « motivations », l'intentionnalité de leurs actes de tueurs, leur mentalité, leur vision du monde, leurs croyances, leur « Lebenswelt », écrira‑t‑il même. Or, et c'est ce qui nous intéresse ici, la « révolution » national‑socialiste visait d'abord à transformer les consciences, les sensibilités et les comportements des Allemands ordinaires en leur inculquant une culture « porteuse de mort », sadique et brutale, une culture de la cruauté méthodique, une culture pure de la pulsion de mort pourrait‑on dire en ternies marcusiens. Et cette culture a trouvé son apothéose mortifère dans le système des camps de la mort.
« L'essence de cette révolution, la façon dont elle transformait la substance psychique et morale du peuple allemand et dont elle détruisait, pour reprendre les termes mêmes de Himmler, la "substance humaine" des non‑Allemands, se lit dans l'institution emblématique de l'Allemagne nazie, le camp. »
Le camp, « lieu des pulsions et des cruautés déchaînées », révèle que
« la Kultur de Himmler était, dans une large mesure, déjà devenue la Kultur de l'Allemagne [...]. Le massacre collectif, la réintroduction de l'esclavage sur le continent européen, la liberté officielle de traiter les "sous‑hommes" comme on le voulait et sans aucune contrainte, tout cela montre que le camp était l'institution emblématique de l'Allemagne nazie et le paradigme du "Reich de mille ans" promis par Hitler. Le monde des camps révèle l'essence de l'Allemagne qui s'est donnée au nazisme, de même que les agents de l'Holocauste révèlent la barbarie meurtrière par laquelle, de leur plein gré, les Allemands entendaient protéger l'Allemagne et son peuple de leur plus grand ennemi, der Jude. »15
Cette interprétation a été sensiblement nuancée par un livre récent de Saul Friedländer qui conteste la radicalité de la thèse intentionnaliste de Daniel Jonah Goldhagen sur l'antisémitisme éliminationniste allemand. À propos de l'évaluation de l'adhésion de la population aux obsessions idéologiques de Hitler, il souligne:
« À l'intérieur du parti et […] parfois à l'extérieur de celui‑ci, il existait des noyaux d'antisémitisme irréductibles, suffisamment puissants pour relayer et amplifier les pulsions de Hitler. Pourtant, parmi les élites traditionnelles et dans de vastes pans de la population, le comportement anti‑juif releva davantage du consentement tacite ou de la passivité à des degrés divers. Si la plus grande partie de la société allemande a été pleinement consciente, longtemps avant la guerre, de la férocité toujours croissante des mesures prises à l'encontre des Juifs, elle n'a opposé que des désaccords mineurs (et encore étaient‑ils presque dus à des motifs économiques ou religieux). Il semble cependant que les Allemands dans leur majorité, bien qu'indiscutablement dominés par maintes formes d'antisémitisme traditionnel et acceptant sans problème la ségrégation des juifs, aient été réticents aux déchaînements de violence à leur égard et n'aient pas appelé à leur expulsion du Reich ou leur anéantissement physique. » 16
La difficulté d'interprétation consiste là à apprécier exactement le degré de passivité et de consentement tacite, thèse vers laquelle penche plutôt Saul Friedländer, ou le degré de complicité subjective, d'intentionnalité consciente et d'adhésion délibérée, thèse de Daniel Jonah Goldhagen pour qui
« sans une bonne volonté largement répandue chez les Allemands ordinaires à accepter, tolérer (et même pour certains épauler) la persécution déjà radicale des Juifs allemands dans les années trente, puis, au moins pour ceux à qui on l'a demandé, à participer à l'extermination des juifs d’Europe, le régime n'aurait jamais réussi à en tuer six millions. L'accession des nazis au pouvoir et l'adhésion des Allemands à leur politique antisémite étaient les deux conditions nécessaires de l'Holocauste. Ni l'une ni l'autre n'était à elle seule suffisante. Et ce n'est qu'en Allemagne qu'elles ont joué ensemble » 17.
Il reste que ces deux ouvrages historiques considérables ont reposé dans toute leur ampleur la question naguère formulée par Wilhelm Reich, Erich Fromm et les freudo‑marxistes: pourquoi les masses s'identifient‑elles à des démagogues fascistes, pourquoi succombent‑elles à la mystification politique, pourquoi agissent‑elles contre leurs propres intérêts objectifs ? Pourquoi se transforment‑elles en exécuteurs des basses oeuvres exterminatrices et autodestructrices ? Erich Fromm a donné une réponse qui devrait permettre de comprendre la dialectique psychologique de masse de l'activisme et de la passivité, de la liberté individuelle et de la pression collective, de la résistance et de la collaboration au sein des régimes totalitaires:
« Quand Hitler arriva au pouvoir la majorité de la population se rallia à lui, car son gouvernement s'identifiait à "l'Allemagne" ‑ le combattre, c'était s'exclure de la communauté. Quand les autres partis furent abolis, le national‑socialisme bénéficia à son tour du loyalisme de la population. S’opposer à lui c'était aussi s'opposer à la patrie. Il semble que rien ne soit plus malaisé à l'homme de la rue que de ne pas s'identifier à quelque mouvement important. Si peu de sympathie qu'un citoyen allemand ressentît pour les principes du nazisme, s'il devait choisir entre la solitude et la communauté nationale, dans la plupart des cas il n'hésitait pas un instant. Il est notoire que des Allemands qui n'étaient nullement hitlériens défendirent le régime contre les étrangers par pure solidarité nationale. La peur de l'esseulement et la faiblesse relative des principes moraux viennent au secours du vainqueur, quel qu'il soit, et lui apportent la fidélité traditionnelle d'un large secteur de la population. »18
Une des grandes contributions de l'École de Francfort à l'étude de la fausse conscience19 a été l'investigation systématique des idéologies racistes et tout particulièrement de l'antisémitisme. Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, dès la fin de la guerre, en 1947, posaient à leur tour la question centrale de Wilhelm Reich sur la psychologie de masse et tentaient d'apporter une réponse théorique à « la mystérieuse disposition qu'ont les masses à se laisser fasciner par n'importe quel despotisme, leur affinité autodestructrice avec la paranoïa raciste »20. La critique de l'assujetissement par la propagande industrielle d'un système tout entier centré sur la rationalité de la domination, la « mystification des masses » et l'administration totalitaire des choses21, la critique de la culture de masse ‑ des « masses démoralisées par une vie soumise sans cesse aux pressions du système, [et] dont le seul signe de civilisation est un comportement d'automate susceptible de rares sursauts de colère et de rébellion », exposées aux injonctions idéologiques (publicitaires mercantiles) d'un système d'aliénation ‑ débouchaient chez Theodor W. Adorno et Max Horkheimer sur la critique impitoyable d'une « société de désespérés [...] proie facile pour le gangstérisme »22. C'est surtout le gangstérisme de masse fasciste, en tant que dissolution totale et totalitaire des Lumières, qui méritait d'être soumis à l'analyse critique, et notamment son fondement idéologique, l'antisémitisme:
« Les fascistes ne considèrent pas les Juifs comme une minorité, mais comme l'autre race, l'incarnation du principe négatif absolu: le bonheur du monde dépend de leur extermination. »23
L'intérêt théorique de l'oeuvre fondatrice de Theodor W. Adorno et Max Horkheimer était aussi de pointer le rôle des stéréotypes et des étiquettes dans les préjugés antisémites (racistes) :
« L'antisémitisme n'est pas une caractéristique de l'étiquette antisémite, c'est un trait propre à toute mentalité acceptant des étiquettes. La haine féroce pour tout ce qui est différent est téléologiquement inhérente à cette mentalité. »24
Theodor W. Adorno et Max Horkheimer allaient ainsi favoriser les recherches empiriques sur les préjugés antisémites, les discriminations racistes, l'ethnocentrisme, les tendances antidémocratiques, les personnalités autoritaires en tant que supports d'intelligibilité des adhésions de masse aux politiques fascistes ou totalitaires. Dans la lignée d'un ouvrage célèbre de l'École de Francfort, Autorité et Famille25, ils publiaient toute une série d'articles ou d'ouvrages visant à disséquer l'antisémitisme d'un point de vue psychanalytique, sociologique et historique. L'apport de ces recherches à la sociologie du racisme et de l'antisémitisme fut décisif et mériterait à lui seul une étude approfondie. Leur importance vient surtout du croisement complémentariste des réflexions philosophiques et des méthodes d'enquête empiriques ainsi que de la mise en oeuvre systématique de la transdisciplinarité, selon l'expression qui prévaut aujourd'hui: psychologie, psychologie sociale, anthropologie, linguistique, marxisme, psychanalyse, etc., toutes ces démarches théoriques furent sollicitées pour étudier le fascisme et l'antisémitisme26.
Mais c'est surtout la grave carence du « marxisme‑léninisme » orthodoxe, notamment stalinien, incapable ‑ du fait de son économicisme et de son dogmatisme politique ‑ de comprendre les bases psychologiques de masse du fascisme et de l'idéologie raciste (antisémite) qui incita les freudo‑marxistes et les théoriciens de l'École de Francfort ‑ dans un jeu d'influences réciproques complexes ‑ à utiliser les ressources critiques de la psychanalyse pour étudier le rôle de la famille autoritaire, de l'éducation sexuelle répressive et du mysticisme religieux dans la formation des personnalités autoritaires, antidémocratiques et racistes et dans la consolidation idéologique d'une structure caractérielle de masse asservie. Quelles qu'aient été les différentes réponses des uns et des autres ‑ parfois contradictoires entre elles ‑, le mérite de ces deux grands courants historiques aura été de redonner un élan considérable à la recherche théorique sur l'antisémitisme. Et surtout de susciter d'innombrables recherches psychanalytiques ou psychopathologiques sur l'antisémitisme comme paradigme de la fausse conscience meurtrière27.
On n'a d'ailleurs pas manqué ‑ indépendamment des critiques positivistes qui lui ont été adressées ‑ de mettre en avant les « origines juives » de la psychanalyse28 pour disqualifier ses investigations et conclusions. Mais comme Freud l'avait remarqué de manière prémonitoire, dans un texte publié dans La Revue juive en 1925,
« ce n'est peut‑être pas par un simple hasard que le promoteur de la psychanalyse se soit trouvé être juif Pour prôner la psychanalyse, il fallait être amplement préparé à accepter l'isolement auquel condamne l'opposition, destinée qui, plus qu'à tout autre, est familière au Juif »29
Du point de vue épistémologique ‑ quant à l'implication de l'historien, du sociologue ou du psychanalyste dans l'étude du racisme, du fascisme et de l'antisémitisme ‑, la situation de rejet, d'exclusion, d'ostracisation, de bannissement, prédispose évidemment à mieux comprendre les mesures de discrimination, de persécution, puis d'extermination dont furent victimes des millions de juifs en Europe. C'est ce que souligne justement Saul Friedländer:
« La plupart des historiens de ma génération, né à la veille d el'ère nazie, savent que le pénible défrichage des événements de ces années ne les contraint pas seulement à exhumer et à interpréter un passé collectif, mais aussi à affronter leur propre vie. Au sein de cette génération, les analyses ne concordent évidemment pas, qu'il s'agisse de définir le régime nazi, d'en décrypter la dynamique interne, d'en restituer correctement la criminalité absolue ou la banalité tout aussi absolue, ou encore de le replacer dans un contexte historique plus vaste. En dépit de nos polémiques, nous sommes nombreux cependant à partager un sentiment d'urgence suscité à la fois par notre vécu et par la fuite du temps. Passé cette génération ‑ pour les historiens, comme pour la plus grande partie de l'humanité ‑, le Reich de Hitler, la Seconde Guerre mondiale et le sort des juifs d’Europe n'appartiennent déjà plus à une mémoire commune. »30
Il reste donc l'urgence vitale du témoignage, en tant que tâche théorique prioritaire: recueillir et entendre ce que disent les victimes de l'antisémitisme génocidaire, les survivants des camps de la mort:
« Il est essentiel d'entendre leurs voix pour parvenir à comprendre ce passé. Elles révèlent en effet ce qu'on sut à l'époque et ce qu'on aurait pu savoir; elles seules transmirent à la fois la perception claire et la cécité totale d'êtres humains face à une réalité inédite et terrifiante. » 31
Bien évidemment, tout chercheur ‑ qu'il soit Juif ou non-Juif ‑ est obligé dans l'étude de ces questions de prendre en compte ses propres réactions émotionnelles et politiques face à « ce qui est sans précédent », pour reprendre l'expression de Hannah Arendt, c'est‑à‑dire une « guerre mondiale d'une férocité sans équivalent » et « un crime de génocide sans précédent accompli au sein même de la civilisation occidentale »32. Dès lors, expliquer et comprendre ce qui s'est passé ne signifie nullement ‑ comme le soutiennent les nouveaux révisionnistes ‑ l'accepter, le banaliser, l'occulter ou, pire, le justifier au nom d'une supposée « neutralité axiologique », et sûrement pas « nier ce qui est révoltant » ou « déduire à partir de précédents ce qui est sans précédent: ce n'est pas expliquer des phénomènes par des analogies et des généralités telles que le choc de la réalité s'en trouve supprimé. Cela veut plutôt dire examiner et porter en toute conscience le fardeau que les événements nous ont imposé, sans nier leur existence ni accepter passivement leur poids comme si ce qui est arrivé en fait devait fatalement arriver »33.
Cette attitude épistémologique implique, de toute évidence, une position éthique qui suppose une identification, au moins partielle, avec les victimes, leurs angoisses, leurs souffrances, mais aussi leurs luttes et leur volonté de vivre. On ne peut, insiste Georges Devereux à propos de la torture par exemple, « réduire artificiellement nos angoisses en considérant la torture des prisonniers simplement comme une "coutume", en niant donc implicitement que ces pratiques aient quelque rapport avec des êtres de chair et de sang, avec lesquels nous aurions à nous identifier. On a recours ainsi dans la vie quotidienne à de telles dénégations implicites de toute similarité entre soi et les autres: quand on cherche, par exemple, à justifier l'esclavage qui n'affecte, "après tout", que des "quasi‑animaux" »34. Que dire alors du massacre de masse ?
Pitoyables et grotesques sont donc les arguties scientistes sur la « prise de distance du chercheur (historien, sociologue, etc.) vis‑à‑vis de son objet, sur « l'objectivation nécessaire » et autres fadaises positivistes destinées à calmer l'angoisse de la proximité avec l'insoutenable. Non seulement les victimes de l'extermination ne peuvent être « objectivées », mais le chercheur lui‑même ne peut pas ne pas affirmer sa solidarité de sujet vivant avec d'autres sujets anéantis par la barbarie hitlérienne (ou pétainiste). C'est ce que soulignait Max Horkheimer dans un texte magnifique:
« Nous, intellectuels juifs, rescapés de la mort dans les supplices hitlériens, n'avons qu'un seul devoir : agir pour que l’effroyable ne se reproduise pas ni ne tombe dans l'oubli, assurer l'union avec ceux qui sont morts dans des tourments indicibles. Notre pensée, notre travail leur appartiennent: le hasard par lequel nous y avons échappé ne doit pas mettre en question l'union avec eux, mais la rendre plus certaine; toutes nos expériences doivent se placer sous le signe de l'horreur qui nous était destinée comme à eux. Leur mort est la vérité de notre vie, nous sommes ici pour exprimer leur désespoir et leur nostalgie. »35
Même si l'on n'est pas Juif, ce qui est mon cas, cette exigence de solidarité avec les survivants et les résistants est sans doute la seule éthique qui permette encore de tenir des positions politiques et théoriques respectables: du côté des victimes et non des bourreaux, avec les antifascistes et non les collaborateurs.
____________________________
Server / Server
© Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 05/12/2000 à 15h29m31s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE