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Frédéric F. Clairmont:
Grand capital et IIIe Reich:
Quand Volkswagen exploitait les déportés

in Le Monde diplomatique (janvier 1998) © Le Monde diplomatique 1998
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Hans Mommsen et Manfred Grieger, Das Volkswagenwerke und seine Arbeiter im Dritten Reich, Econ Verlag, Dusseldorf, 1996, 1 055  pages, 78 marks.
Lire, par exemple, Joseph Borkin, Crime and Punishment of IG Farben, The Free Press, New York, 1978 ; Josiah Dubois, The Devil's Chemists, Beacon Press, Boston, 1952, et Eric Hobsbawm, The Age of Extremes : The Short Twentieth Century, 1914-1991, Michael Joseph, Ltd, Penguin Books, Londres, 1994.
Henry Ford, The International Jew : The World's Foremost Problem, publié par Ford Motor Co dans The Dearborn Independent, Michigan, juillet 1920.
William Schirer, The Rise and Fall of the Third Reich, Simon amp; Schuster, New York, 1959.
Hitlers Reden, Munich, 1934.
Adolf Hitler, Hitler's Secret Conversations, 1941-1944, Signet Books, New York, 1953.
Nuremberg Documents, Nazi Conspiracy and Agression, United States Government Printing Office, Washington DC, 1946, vol. 4.
The Congressional Record, Washington DC, 28 novembre 1947.
Les historiens français auront-ils un jour accès aux archives des entreprises accusées de collaboration économique avec le IIIe Reich ? La plupart des « découvertes » faites jusqu'ici sortent des archives publiques. Et bien des chercheurs, en revanche, se plaignent que celles de Peugeot, Ugine, Paribas, Rhône-Poulenc, etc. soient perdues, inaccessibles ou incomplètes. En Allemagne, Volkswagen aussi a refusé d'ouvrir ses dossiers à Hans Mommer et Manfred Grieger. Ces deux historiens ont néanmoins publié un livre de plus de mille pages dans lequel ils soulignent l'exploitation par la firme de la main-d'oeuvre concentrationnaire.
Dans l'Europe en crise, le premier constructeur automobile est le groupe allemand Volkswagen, dont la naissance remonte aux années 30. Son patron, Ferdinand Porsche (1875-1951), devait, comme les dirigeants d'IG Farben ou de la Deutsche Bank, incarner ce grand capital qui se mit au service de la machine de guerre nazie, profitant directement des largesses du régime et de sa législation du travail inhumaine. Outre le Führer lui-même, Ferdinand Porsche comptait parmi ses proches amis le Dr Robert Ley, patron du Front du travail (Arbeitsfront), le Reichsführer SS Heinrich Himmler, et Fritz Sauckel qui portait le titre pompeux de « plénipotentiaire général pour la mise au travail » (Generalbevollmachtigter für den Arbeitseinsatz).

En un peu plus de mille pages, deux chercheurs allemands, Hans Mommsen et Manfred Grieger, décrivent le rôle de Ferdinand Porsche et de son entreprise dans l'Allemagne du IIIe Reich ainsi que le traitement alors infligé aux travailleurs de toutes origines embrigadés dans les usines. Sous le titre : Das Volkswagenwerk und seine Arbeiter im Dritten Reich (« Volkswagen et ses travailleurs sous le IIIe Reich »)1, ce livre pose du même coup une première pierre à l'histoire qui reste à écrire. C'est un travail de recherche très documenté, écrit dans un style limpide et froid, qui n'a rien à voir avec la passion indignée ayant pu inspirer d'autres récits se rapportant à la même période 2.

Certaines lacunes sont imputables au refus du descendant direct de Porsche, M. Ferdinand Piëch, de communiquer aux auteurs les archives de la société Volkswagen - comme si un honneur perdu pouvait jamais être sauvé. La dynastie Peugeot leur a également refusé la consultation de ses archives, pour ce qui concerne sa collaboration à l'époq ue avec Volkswagen. Et, plus déconcertant encore, ils se sont heurtés à une attitude identique de la part du ministère de l'intérieur, sans doute soucieux de ne point divulguer, au nom des « intérêts nationaux », les complicités de la bourgeoisie française avec les entreprises de l'Allemagne nazie. En réalité, c'est la plus grande partie du patronat de l'Europe occupée et non occupée qui fut complice des crimes de Hitler, et l'on sait comment les banques suisses et suédoises continuèrent à financer l'industrie allemande après la prise de pouvoir des nazis en 1933.

Destruction par le travail

Le « grand ingénieur » Ferdinand Porsche, ainsi qu'on l'appelait dans les milieux d'affaires, avait été le disciple de Frederick Winslow Taylor (1856-1915), dont les principes d' « organisation scientifique » du travail trouvèrent leur application dans le fordisme. Il avait visité plusieurs fois les usines de Detroit, et des ingénieurs germano-américains recrutés chez Ford contribuèrent au développement de l'usine Volkswagen. C'est donc à Detroit que Ferdinand Porsche comprit toute l'importance de la mise sous contrôle du travail de l'ouvrier et de sa subordination à un système d'espionnage constant d'un bout à l'autre de la chaîne, grâce à des méthodes « scientifiques ». Sans doute avait-il lu aussi les enseignements d'Henry Ford, dans The International Jew3, qui fut un best-seller dans l'Allemagne de Weimar et qui, avec Mein Kampf, alimenta la réflexion des esprits au sein du Parti national-socialiste (NSDAP).

Ferdinand Porsche avait saisi l'importance de la productivité, la nécessité de l'augmenter sans cesse était devenue chez lui une véritable obsession. Une nécessité que l'ami SS Fritz Sauckel, responsable de la déportation massive des travailleurs, résumait ainsi dans sa première directive du travail : « Les travailleurs étrangers seront traités de manière qu'on les exploite au maximum, avec un minimum de dépenses. » Et cette règle ne s'appliqua pas seulement à la main-d'oeuvre étrangère. Aux méthodes classiques pour accroître la productivité (allongement de la journée de travail, accélération des rythmes, introduction d'innovations techniques économisant le travail), Porsche et l'appareil de terreur nazi en avaient redécouvert une quatrième : l'esclavage.

C'est ainsi que l'ordre hitlérien ouvrit aux capitalistes allemands frappés par la grande récession de vastes perspectives de profits. Certes, les ouvriers allemands jouirent du plein emploi ; mais ce fut, comme l'a rappelé William Schirer4, au prix de leur abaissement à l'état de serfs et à des salaires de misère. Bientôt, de telles conditions devinrent le lot de toute l'Europe occupée. Compétitivité et flexibilité du travail étaient les mots d'ordre dans le IIIe Reich, et cette sorte d'ajustement structurel avant la lettre devait permettre de préparer l'explosion guerrière de 1937. Mais le slogan « Freude durch Arbeit » (la joie par le travail) dégénéra en « Vernichtung durch Arbeit » (la destruction par le travail), car, au bout de cet ajustement-là, il y avait la mort. Chez Volkswagen, la main-d'oeuvre étrangère soumise au travail forcé était exposée au froid (des photos dans le livre montrent de jeunes femmes soviétiques travaillant pieds nus, réduites à l'état d'esclaves), aux coups incessants, à la malnutrition et à la mort précoce.

Un mois à peine après sa prise de pouvoir5, Hitler adressait une note de politique industrielle à la toute-puissante Fédération allemande de l'industrie automobile dont - comme par hasard - Ferdinand Porsche était le président. L'avant-projet du texte av ait été soumis auparavant à toutes les grandes lumières du capital financier allemand, car il s'agissait de définir un total remodelage de l'industrie. Le Führer y réitérait l'assurance que la bourgeoisie n'avait rien à craindre, grâce au soutien illimité de l'Etat nazi. Les mesures d'aide prévoyaient la rapide construction d'infrastructures, des avantages fiscaux et des subventions à l'exportation, la mise à disposition d'une main-d'oeuvre et de matières premières bon marché ainsi que d'importants crédits. Que demander de plus, en pleine dépression mondiale ? Privatiser les gains, socialiser les pertes : la même recette serait préconisée, plus tard, par la Banque mondiale et l'Organisation mondiale du commerce (OMC).

Des dizaines de milliers de PME, également au service du credo nazi, profitèrent de l'essor des industries d'armement, de l'expropriation de la bourgeoisie juive et des pillages de la Wehrmacht. Parallèlement, la nouvelle législation du travail signifia la complète liquidation des institutions de la classe ouvrière, édifiées au fil de plus d'un siècle de luttes acharnées.

Le livre de Hans Mommsen et de Manfred Grieger n'est pas une biographie de Ferdinand Porsche, mais les prouesses techniques de l'homme sont indissociables de son idéologie et de la manière dont il traita des ouvriers, libres ou esclaves. Lui-même rallia de son plein gré le parti nazi en 1937, l'année où Hitler achevait la première phase de consolidation de son pouvoir. Deux ans auparavant, un prototype de la légendaire Coccinelle ( Kafer : « scarabée », en allemand) était sorti de la ligne de production.

L'usine Volkswagen fut achevée en 1938, grâce à l'afflux d'une main-d'oeuvre italienne (l'exploitation des travailleurs étrangers deviendrait une constante de la politique du travail chez Volkswagen). Le patron de la firme fit alors l'objet d'un véritable culte de la personnalité et reçut les plus hautes distinctions du régime hitlérien. Car i l était le modèle-type du capitaliste nazi qu'il fallait imiter partout et l'on exalta son rôle dans des documentaires, dans la presse et à la radio, et, bien sûr, dans les réunions du parti.

1938 fut aussi l'année de l'abandon de la Tchécoslovaquie par Paris et Londres. Comme IG Farben, Volkswagen prit une part décisive aux victoires de l'armée allemande dans sa guerre éclair. En tant que président de la Commission Panzer, Ferdinand Porsche fit des innovations à l'origine de toute une variété de blindés, dont le « Tigre » et le chasseur « Ferdinand ». Sa production militaire allait embrasser une large gamme d'avions, parmi lesquels le Junker 88, bombardier courant de la Luftwaffe, et l'intercepteur Focke Wolf, fléau des bombardiers alliés. Il eut aussi un rôle essentiel dans la mise au point et la fabrication d'armes de représailles (Vergeltungswaffe) telles que les bombes volantes Fi 103, utilisées sans discrimination contre les civils.

Durant la guerre en Europe (1939-1941) puis la guerre mondiale (1941-1945), des millions d'hommes furent réduits en esclavage, sans parler des déportations et de l'extermination de millions de gens appartenant à des minorités sans défense. L'opération Barbarossa - l'invasion de l'Union soviétique en juin 1941 - fut pour Volkswagen l'occasion de s'illustrer particulièrement, pour ce qui concerne l'exploitation du travail forcé. Au début d'août 1940, avant même la fin de la bataille d'Angleterre, tout était prêt pour le pillage de la main-d'oeuvre et des ressources matérielles de l' « Etat rouge ».

Sur les trois millions de civils soviétiques réduits en esclavage, plus de la moitié furent des femmes. Tel était l'ordre nouveau auquel Ferdinand Porsche s'était voué. Certes, lui-même n'a jamais eu de sang sur les mains. mais, comme activiste SS, il faisait partie de la machine d'extermination. Sans le travail des étrangers, et notamment des esclaves soviétiques, toute l'indus trie allemande se serait effondrée. Ainsi, au printemps 1945, la main-d'oeuvre de Volkswagen était à 90 % non allemande. Paradoxe des paradoxes, ce furent les victimes de l'ordre fasciste qui contribuèrent à prolonger la vie des industries allemandes.

Dans l'idéologie nazie, racisme et politique économique ne faisaient qu'un. Ecoutons ces propos de Hitler sur les sous-hommes (Untermenschen) slaves : « Quant à ces cent millions de Slaves ridicules, nous modèlerons les meilleurs d'entre eux selon nos convenances et nous laisserons de côté les autres, dans leurs porcheries ; et quiconque parlera de dorloter les habitants locaux et de les civiliser ira tout droit au camp de concentration 6. » En tout, il y eut plus de 5,75 millions de prisonniers de guerre soviétiques : à peine un million furent retrouvés vivants à la libération des camps. Et ces malheureux avaient bien servi les actionnaires du grand capital allemand...

En 1943, année de Stalingrad, le Reichsführer SS Heinrich Himmler, l'un des copains de Ferdinand Porsche, livrait cette réflexion : « Ce qui arrive à un Russe, à un Tchèque, ne m'intéresse pas le moins du monde... Que des nations vivent dans la prospérité ou meurent de faim comme du bétail ne m'intéresse que dans la mesure où nous en avons besoin comme esclaves de notre culture. Autrement, cela ne m'intéresse pas. Que dix mille femmes russes tombent d'épuisement en creusant un fossé antichar, cela ne m'intéresse pas dans la mesure où le fossé antichar est terminé pour l'Allemagne7 . » Ainsi s'exprimait le plus grand des racketteurs de main-d'oeuvre, pour qui le mot « culture » était synonyme de profits : en effet, les fonds des sociétés allemandes en mal de main-d'oeuvre se déversaient dans ses coffres personnels à une vitesse phénoménale. Les pots-de-vin payés aux Himmler, Sauckel et autres escrocs du travail forcé auront atteint des sommes stupéfiantes, déposées, comme l'or des nazis et le produit des évasions de capitaux, dans des banques suisses, turques, portugaises, espagnoles et suédoises. La dégradation du travail humain témoignait de la criminalisation de l'économie. Comme les tueurs en masse d'IG Farben, Ferdinand Porsche demeura le disciple non repenti de son Führer. Pourquoi donc a-t-il échappé au sort de Himmler (qui s'est suicidé), de Sauckel (qui a été pendu) ou d'autres de la même trempe ? C'est une question à laquelle les auteurs ne répondent pas. On peut penser que les procès de Nuremberg répondaient à une logique pleinement justifiée, mais qu'il eût sans doute été inadmissible pour la politique étrangère américaine, compte tenu des impératifs de la guerre froide, d'étendre la culpabilité aux survivants de l'oligarchie de la caste capitaliste. A l'époque, un raciste invétéré tel que John E. Rankin, représentant du Mississippi au Congrès, pouvait écrire ceci : « Ce qui se passe à Nuremberg est une disgrâce pour les Etats-Unis. Tous les autres pays se sont lavé les mains et se sont retirés de ces saturnales de la persécution. Mais une minorité raciale (les juifs et les communistes) , deux ans après la fin de la guerre, se trouve à Nuremberg non seulement pour pendre des soldats allemands mais aussi pour juger des hommes d'affaires allemands au nom des Etats-Unis 8. »

A la fin de la guerre, la plupart des usines Volkswagen étaient en ruine. Mais cela ne donna pas pour autant le signal de l'effondrement du capitalisme allemand. Les amis SS de Volkswagen n'étaient plus là, ou bien ils avaient changé d'apparence ; mais, grâce à l'occupation alliée et au plan Marshall, Volkswagen et les autres ressurgirent rapidement de leurs cendres. La Coccinelle d evint le symbole du « miracle économique » d'Adenauer. Le parti nazi de Ferdinand Porsche avait cédé la place à l'Union chrétienne démocrate (CDU) de Konrad Adenauer. La transition s'était faite dans le calme. Les temps avaient changé, des slogans différents apparurent. Et Ferdinand Porsche proclama sa foi en la démocratie, dans le marché libre et la construction européenne.

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