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Annick Cojean:
Les mémoires de la Shoah
II - Les enfants miraculés

in Le Monde (26 avril 1995) © Le Monde 1995
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Ils n'étaient pas supposés naître, comme leurs parents n'étaient pas supposés vivre. Pour les enfants des rescapés du génocide, la vie prend parfois des allures de missions.

Les nuits d'Anna Smulowitz furent longtemps harassantes. Mais c'était un secret entre elle et sa maman. Au petit matin, les yeux tristes et la mine pâlichonne, elle bouclait silencieusement son cartable, et prenait en baillant le chemin de l'école, son secret cadenassé au plus profond d'elle-même. Le soir, elle traînait à rentrer, un oeil inquiet vers le ciel de plus en plus obscur. Mais la nuit du Kentucky finissait toujours par recroquer le jour.

Tout alors redevenait possible. Le passé pouvait submerger le présent ; les morts rejoindre les vivants à moins que ce ne soit l'inverse ; et la mère d'Anna, rescapée d'Auschwitz, s'en retournait là-bas. Entourée de fantômes. Et dans les pires tourments. C'est au milieu de la nuit qu'elle se glissait dans la chambre de sa fille, la tirait de son sommeil, et puis, assise sur le bord du lit et secouée de sanglots, entreprenait de lui raconter souvenirs et cauchemars. Le camp, la sélection, la tonte des cheveux, le tatouage ; la faim, la torture, la destruction des bébés, la chambre à gaz... Anna écoutait, pétrifiée. Et puis sa mère repartait, la laissant affronter seule le reste d'une nuit peuplée de monstres.

Anna qui avait six, sept, huit ans, ne comprenait pas la moitié des histoires. Mais elle savait qu'il y avait des ennemis capables de choses atroces comme de vous enfermer toute nue dans une cage de chiens bergers. C'était arrivé à sa mère pour avoir craché à la face d'un SS. Anna avait vu les cicatrices. Depuis, elle avait peur des chiens. Et de tous les trains.

Le matin, son père, pourtant si rassurant, s'enfermait seul dans la salle de bain et longtemps, en yiddish, s'adressait à ses parents, ses trois frères, ses quatre soeurs et sa jeune femme enceinte qui, tous, avaient disparu à Auschwitz. Clouée devant la porte, Anna écoutait là encore. Dans la journée, plus personne ne parlerait de ces histoires. Anna garderait son secret avec le sentiment de transporter une bombe.

IL lui faudrait attendre de nombreuses années pour apprendre que d'autres enfants nés de l'Holocauste partageaient ce sentiment. Qu'on leur en ait parlé ou non, qu'ils aient eu ou non accès aux livres ou aux photos, qu'ils habitent aux Etats-Unis, en France, en Allemagne ou enIsraël : les enfants de rescapés de la shoah ont toujours su qu'ils portaient en eux quelque chose de terrible, d'énorme et d'explosif. Que l'innocence et la désinvolture ne leur étaient pas permises. Pas plus que la médiocrité ou la couardise. Que le mal absolu avait existé, qu'il les avait frôlés. Et qu'ils aient eu la vie, après cet immense chaos, ne tenait qu'au miracle. Ils n'étaient pas supposés naître comme leurs parents n'étaient pas supposés vivre. Leur présence était à la fois aberrante et magnifique. Comme d'improbables petits bourgeons sur un chêne calciné.

Ils auraient voulu ne penser qu'à l'avenir, puisqu'ils étaient l'avenir. Mais c'était impossible. Le passé phagocytait le présent, et les morts dont ils avaient hérité du nom étaient trop nombreux et trop lourds pour ne pas les retenir dans un monde " entre deux ". Des centaines de gens pour lesquels il n'y avait eu ni tombe, ni deuil, vivaient à travers eux. Leur vie n'était donc pas une simple vie. Elle avait, leur semblait-il parfois, des allures de mission.

Anna " Adolescente, après avoir lu le journal d'Anne Frank et suivi à la télévision le procès d'Eichmann contre lequel ma mère avait dû témoigner, j'ai pu donner un visage aux monstres nocturnes de mon enfance et recoller les morceaux. Tout était donc vrai. J'ai ressenti une colère formidable. Ma famille engloutie ? Comment était-ce possible ? Comment mon père pouvait-il être le seul survivant de huit enfants qui tous, avaient eu eux-même pleins d'enfants ? Pourquoi n'aurais-je jamais de grands-parents, de cousins ? Pourquoi avait-on fait cela ? Pourquoi ? Comme un phénix, moi j'étais née des cendres. J'étais la " deuxième chance ". Et pour faire perdre Hitler, j'avais le devoir de triompher de la vie.

Mon père avait été cuisinier à Auschwitz et livrait les repas des nazis dans leurs bureaux. C'est dans l'un d'eux que travaillait ma mère, chargée de tenir à jour la liste des condamnés à mort. C'est par elle qu'il apprit que sa femme avait été gazée. Comme elle sut la première, pour avoir tapé leurs noms et numéros, la mort de ses propres père et frère. Le hasard la fit porter elle-même son repas à Eichmann, occupé à observer les fournées entrant dans la chambre à gaz, le jour où son frère y pénétra. Quand elle retrouva et épousa mon père à Munich en 1946, ma mère était déjà détruite.

J'avais quatre ans quand ils ont immigré en Amérique, en 1951. Et j'ai compris qu'il valait mieux ne pas dire d'où je venais. Il y avait du soufre dans cette histoire-là. Moi, je voulais être américaine, fuir le yiddish, la langue des morts, embrasser la culture Mc Do. Mais comment me libérer ? Ma mère coulait, entourée, croyait-elle, d'ennemis et de traîtres. Et quelques-uns de ses cauchemars sont même devenus miens. Mon frère, lui, s'est brisé. " Stress post-traumatique " ont diagnostiqué les psychiatres, " mêmes symptômes que chez les anciens du Vietnam ". Son Vietnam à lui avait été ma mère. Il fut longuement soigné. A 37 ans, il ne se plaît qu'en compagnie des vieux qui parlent yiddish ; il ne comprend que les survivants.

Moi j'ai fui dans l'écriture et le théâtre, couru à la recherche de mes racines, étudié le yiddish à Londres, le judaïsme en Israël, milité contre le racisme et la haine, écrit une pièce sur Theresienstadt. Il n'est de jour où je ne pense à l'Holocauste. C'est inscrit dans mes os. "


Dans les os, dans le sang, dans le coeur... Ils ne trouvent pas assez de mots pour décrire leur intimité avec la Shoah. Mais le docteur Martin Bergmann parle plus volontiers de leur inconscient. Pour ce psychanalyste new-yorkais qui a traité plusieurs centaines de cas d'enfants de survivants, cela ne fait aucun doute : " Le traumatisme se transmet. L'empreinte de l'Holocauste dans l'inconscient des enfants est similaire à celle de leurs parents. " Peu importe que ces derniers aient ou non raconté leur histoire. " Les enfants captent de toutes façons le message ". Les rêves se ressemblent de façon plus que troublantes ; les phobies, les obsessions peuvent devenir les mêmes.

Anne-Marie Lévine, née en Belgique en 1938, au moment même où se déroulait en Allemagne la Nuit de cristal, s'est toujours sentie " hantée ". Il lui a fallu quarante ans pour comprendre par quoi. Elle avait apparemment eu de la chance : ses parents et leur cuisinière belge avaient réussi à s'enfuir la veille même de l'invasion allemande. Destination : Beverley Hills. Sylvain, le père, avait de l'optimisme et de l'argent. Sous le soleil de Californie, la vie s'organisa.

Anne-Marie " C'était comme vivre à Disneyland dans un soleil sans saison. Rien ne rappelait l'Europe si ce n'est un poste de radio ondes courtes que mon père, je m'en souviens, écoutait parfois. De l'Holocauste il n'était pas question, pas plus à la maison qu'à l'école où personne ne savait où était la Belgique. Tout était irréel et mes parents, entre leurs livres et leurs tableaux, menaient un exil heureux. J'étais la seule qui n'allait pas.

Chaque nuit, sans exception, me plongeait dans d'affreux cauchemars. Cela consternait mes parents. Mes angoisses n'étaient-elles pas incongrues dans la ouate de Beverley Hills ? J'étais l'erreur, la faille. La seule ombre au tableau. Ils voulaient oublier. Je les en empêchais. J'avais hérité de peurs sans nom, et de leur inconscient. C'était diabolique. Ce n'est qu'à la fin de la guerre que mes cauchemars ont pris fin. Comme par miracle. J'avais juste sept ans.

Personne, pourtant, n'avait parlé de ce qui s'était passé. Quand on évoquait notre fuite en Amérique, c'était sous forme rocambolesque, dépouillée de sentiments. Une suite d'aventures amusantes. On accepte tout lorsque l'on est enfant. Je n'ai pas posé de questions, pas plus d'ailleurs que mes parents lorsqu'ils sont revenus en Belgique. La soeur de mon père était morte avec sa famille à Auschwitz. Mais personne n'a rien dit. Moi seule, apparemment, restais hantée, inquiète, traquée. Je ne savais rien et je portais tout. Et je peinais à oublier ce dont pourtant je ne pouvais me rappeler. Il s'était passé quelque chose de terrible qui m'avait ébranlée, mais je ne savais pas quoi. "

Anne-Marie Lévine est devenue artiste, poète et pianiste concertiste. " Il fallait autre chose que le verbe pour exprimer quelque chose qui n'était pas verbal. La musique gaie ne m'intéressait pas. " Le silence est souvent vénéneux. L'enfant doit deviner ou pire, imaginer. Se renseigner où il peut. Sauf auprès des siens s'ils les sent réticents. Car l'enfant a conscience du danger. Celui d'émotions incontrôlables, " dont les parents ont depuis longtemps perdu le thermostat ", analyse Anne Adelman, psychiatre à Boston et fille de rescapé.

Celui aussi de se mesurer à une souffrance à la fois inaccessible et monstrueuse. " On veut savoir mais on a peur de savoir, peur que cela leur fasse du mal, peur qu'ils regrettent d'avoir parlé. " Coupables les enfants. Oui, coupables. C'est en tout cas le sentiment qu'ils expriment le plus fréquemment. Coupables de n'être point parfaits comme devrait l'être cette génération, porteuse de tant d'espoirs ; coupables de n'être pas à la hauteur des êtres disparus et idéalisés dont ils ont pris la place et qui deviennent parfois d'insupportables rivaux (" Mes vêtements, mes premiers livres, me ramenaient à une petite cousine " sage comme une image " et qui avait été gazée au camp ") ; coupables de n'être point heureux (" C'était une obligation : j'étais en bonne santé, je devais afficher pour ma mère l'image idéale du bonheur "). Coupables de réagir parfois comme les autres enfants en chahutant, en désobéissant, oubliant un instant un passé que certains parents savent cruellement rappeler : " Petit Hitler ! Tu veux donc la mort de ton père ? "

Le lien avec les parents est pourtant d'une force rare. " Au fond, l'amour qui nous unit est ma seule certitude. La seule chose que j'ai jamais considérée comme acquise. Tout le reste, y compris la vie, peut nous être ôté à tout moment. " Liens solides, liens ambigus parfois.

David " Ils m'étouffent à me surprotéger depuis que je suis bébé. Impossible d'aller seul à l'école ! Ma mère devait m'accompagner. Quand j'ai gagné le droit d'être seul, elle s'est mise à téléphoner chaque jour à une autre maman postée sur le chemin pour vérifier si j'étais passé dans les temps ! Et quand je revenais en retard, ils avaient téléphoné à tous les hôpitaux... Pourtant les apparences étaient trompeuses. J'ai toujours eu le sentiment d'être le parent de mes parents. "

Denise " En entendant mon père gémir dans son sommeil, j'étais prise de rage et de volonté de vengeance. Avoir un nazi, là, devant moi ; lui cracher dessus, le faire souffrir... Et puis j'ai voulu militer, devenir une combattante, manifester contre le Vietnam, embrasser toutes les causes relatives aux droits de l'homme. C'est pour eux que je le faisais. Eux, moi... je ne fais plus très bien la distinction. On est un bloc. "

Stuart " Mon père à table ! L'air concentré et grave. Préparant chaque bouchée de même taille et mâchant, ruminant interminablement, respectueux de chaque miette. Cela me rendait fou lorsque j'étais enfant. Aujourd'hui, cela me ferait pleurer de douleur et de tendresse. "

Ariane " L'Holocauste me modèle, me fait juive. Je ne suis pas religieuse, mais je suis de cette communauté de souffrance, comme ma grand-mère ou ma mère. J'aimerais que mon fils reste leur messager. "

Rares furent parmi les juifs allemands qui survécurent au génocide, ceux qui, après la guerre, restèrent vivre en Allemagne. Dans les années cinquante, on n'y comptait plus guère que 5 % du nombre de ceux qui y avaient vécu en 1933 ! Le père de Sabine K. était de ceux-là.

Capturé en 1942 par les Russes, il avait passé la guerre dans un camp de Sibérie. Le reste de sa famille avait été exterminé. Quand il revint en 1946, la vérité lui parut invraisemblable. Il rouvrit son magasin près de Cologne et se mit à attendre un hypothétique retour : son fils Rafaël, blond comme un aryen, ne pouvait pas avoir été gazé comme les autres. Il finit pourtant par se remarier et fut à nouveau papa.

Sabine " Il m'amenait tous les jours en promenade, et tous les jours me racontait le passé. Je savais tout, de la guerre, des camps, de la famille, des traditions. De Rafaël surtout : " Il aurait tel âge, je sais qu'il aimerait ça, il aurait choisi cela... " Et puis il ajoutait : " Heureusement tu es là maintenant ! " Je ne voulais pas le contrer, je savais qu'il souffrait, il criait fort la nuit.

J'étais très isolée. Il n'y avait pas d'autre enfant juif de mon âge dans toute la région. Seulement un garçon de dix ans mon aîné que mon père a vite repéré comme un mari convenable, mais qui ne m'a pas attendu ! Je rêvais d'Israël comme d'un pays de liberté et de confiance entre les gens. C'était impossible en Allemagne et j'étais en colère que mon père m'ait placée dans l'obligation de vivre sur la terre des criminels. Je faisais de mon mieux pour ne pas me faire remarquer.

A dix-neuf ans, j'ai épousé un garçon très allemand. J'ai pris de la distance avec mon père et le judaïsme et mené une existence très allemande. Ce n'est que vers trente ans que tout cela m'a manqué. J'ai écouté de la musique yiddish, compris combien mon identité juive était si importante, repensé à l'Histoire, l'Holocauste, mes racines. Mon mari s'en est agacé. Et quand mon père est mort, il m'a dit : " Maintenant, tu peux enfin quitter la communauté". J'étais sidérée. Il a rajouté : " Tu mets notre famille et notre fils en danger ". On s'est finalement séparés.

C'est étrange d'être ici, sur ce sol, de croiser des visages de vieux et de me dire : que faisait-il il y a cinquante ans ? Pourtant je suis allemande, enfin, juive allemande et fille de survivant ! Donc consciente du danger, l'antisémitisme n'a pas disparu. Il se pourrait que je parte quand mon fils sera grand. En Amérique. Pas en Israël. On y fustige les juifs qui, après la guerre, ont choisi de vivre en Allemagne. "

Etre vigilants, insistent tous ceux qui sont restés en Europe. Ne jamais être pris de cours. Disposer toujours de valises et d'un passeport valable. Réagir à la moindre manifestation de racisme et d'antisémitisme. Savoir que le pire est possible. Que tout peut recommencer. Et sans faire de l'Holocauste une nouvelle religion comme s'en inquiètent certains en garder la mémoire. Une mémoire avertie et sacrée.

Annick Cojean - Le Monde du 26/04/95

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