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Annick Cojean:
Les mémoires de la Shoah
IV - L'impensable dialogue

in Le Monde (28 avril 1995) © Le Monde 1995
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Nous remercions Le Monde de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

A l'initiative d'un universitaire israélien, des rencontres entre enfants de bourreaux et enfants de victimes se sont tenues en Allemagne. une expérience intense et douloureuse pour aller au-delà de l'incompréhension et de la haine.

Des enfants de nazis et des enfants de victimes se sont un jour rencontrés. Un dialogue s'est amorcé, courageux, impudique, malgré les sarcasmes et l'effroi de certains qui ont crié à l'indécence. Comme si un maléfice menaçait encore un tel rapprochement. Un processus s'est enclenché dont on ne sait encore où il mènera. Il n'est question ni de pardon ni d'oubli, ni même de réconciliation. Simplement de mettre un terme à la haine.

C'est un Israélien qui a initié la rencontre. Un psychologue et universitaire, Dan Bar-On, dont les parents ont quitté l'Allemagne suffisamment tôt pour échapper à l'enfer et conserver, dit-il, " une vision positive de l'humanité". Un praticien confronté néanmoins chaque jour au Génocide et à une " culture de victime " dans un pays où plus du quart de la population a été, directement ou indirectement, touché. La mémoire y scelle l'identité ; elle sert aussi de mise en garde contre la naïveté et l'endormissement ; elle ne dissuade ni haine ni vengeance.

Mais Dan Bar-On n'a pas hérité des oeillères ni du regard manichéen sur le monde qui oppose sans nuance bourreaux et victimes. Pour progresser dans la connaissance de la Shoah et de ses séquelles, pour appréhender l'énormité du phénomène, il manque, selon lui, une pièce essentielle du puzzle : la vision allemande. Alors il a recherché et interrogé des personnes dont les parents avaient pris part à la persécution et à l'extermination des Juifs. Puis, avec prudence, alors que toute discussion publique sur ce thème était encore exclue en Allemagne, il les a mis en contact ; un groupe s'est réuni pendant près de trois ans. Et au cours d'une séance, il leur a proposé l'impensable : une rencontre avec les enfants de victimes. " Ils avaient mûri, dit-il, et beaucoup travaillé sur leur passé, leurs racines, les notions de culpabilité et de responsabilité allemandes. Pour progresser, il fallait rencontrer l'autre côté ".

C'est aux Etat-Unis que " l'autre côté" fut bientôt prêt. Des enfants de rescapés émigrés après la guerre étaient peu à peu sortis de leur isolement pour former des groupes de dialogue sous le label " One generation after " (Une génération après). Et puis, prudemment, certains avaient commencé à rencontrer des Allemands habitant dans leur ville, Boston, New York ou Los Angeles... Dan Bar-On invita quatre d'entre eux à rencontrer les enfants de grands criminels nazis lors d'un séminaire à l'université allemande de Wuppertal.

Julie Goschalk. " Panique ! C'était une chose de rencontrer des Allemands à Boston, c'en était une autre de rencontrer sur leur sol des adultes dont les parents avaient exterminé toute ma famille, à l'exception de mes parents, rescapés d'Auschwitz ! Pendant des semaines, j'ai eu des cauchemars, des angoisses, une peur physique de me rendre en Allemagne. Quand j'ai reçu le billet d'avion, il m'a fallu un mois pour oser ouvrir l'enveloppe. Et durant le vol, j'imaginais tous les scénarios. Pourtant, quelque chose me titillait : des Allemands avec un tel passif familial souhaitaient me rencontrer et entendre mon histoire ! Il fallait que j'aille voir. "

Un matin de juin 1992, une petite délégation juive (certains venaient aussi d'Israël) pénétra donc dans une salle du campus universitaire de Wuppertal. La tension était extrême. " Les battements de mon coeur, se rappelle Julie Goschalk, devaient s'entendre de l'extérieur. " Les Allemands attendaient, alignés à l'autre bout de la pièce. Quelques- uns s'avancèrent spontanément et Julie serra la main d'un homme grand et mince dont le nom la glaça : Martin Bormann, fils.

IL fallut s'installer en cercle, prendre ses marques, croiser quelques regards timides, affronter le silence, l'embarras, en se tournant vers Dan Bar-On. " Parlons ", dit-il tranquillement. Et il leur demanda de raconter chacun leur histoire. Cela prit trois jours sur les quatre que devait durer la rencontre. Un jeune médecin de Boston, dont la mère avait été retrouvée vivante, in extremis, au milieu d'une montagne de cadavres, le jour de la libération de Bergen Belsen, était stupéfait.

Samson Munn. " C'était phénoménal ! Nous étions tous happés par le récit des uns et des autres, totalement impliqués, submergés d'émotions, de sentiments contradictoires, de compassion aussi ; il n'y avait plus ni peurs, ni différences ; nous venions des deux côtés de l'Holocauste et voilà que nous ne formions plus qu'un groupe ! "

Une jeune femme avouait n'avoir appris qu'à dix-neuf ans que son père, loin d'être, comme elle le pensait, un simple policier, avait en réalité commandé un Einsatzgruppen, ces groupes mobiles appartenant aux SS, et était responsable de l'exécution de dizaines de milliers de Juifs. Une autre, née pendant la guerre, racontait avoir passé son enfance à attendre un papa séduisant, " disparu " au combat, et pour lequel elle avait coutûme de garder une petite part de gâteau en cas de retour à l'improviste. C'est par accident qu'elle avait appris, à l'âge de quinze ans, qu'il était mort. Elle se heurta alors au mutisme de sa famille, et se mit en quête de documents, de livres, de témoins pouvant l'informer. Plus elle apprenait, plus sa détresse croissait. Elle chercha désespérément un indice, un seul, qui put lui indiquer qu'il n'était pas tout-à-fait le diable. Mais elle dut abandonner. Et quand le groupe l'interrogea sur ce qu'elle avait ressenti en visionnant le film montrant la pendaison de son père, en 1946, elle déclara, avec une triste voix, que c'était une mort trop rapide en considération des souffrances qu'il avait infligées à des dizaines de milliers de Juifs...

Julie Golschalk. " C'était un tel choc ! Jamais je n'ai pleuré autant de ma vie. Nous pleurions d'ailleurs tous ensemble. L'Holocauste avait jusque là été " mon " affaire par le biais de mes parents. Il ne m'était jamais venu à l'esprit qu'il pouvait aussi avoir détruit la vie des enfants de ses ordonnateurs ! "

Samson Munn. " Nous découvrions que nous avions davantage de points communs que de différences, c'était ça l'incroyable ! Sur le problème des racines par exemple. Ces racines qui nous manquent car elles ont disparu avec nos grands-parents ; ces racines qu'ils rejettent car ils les sentent empoisonnées, au point, pour certains d'entre eux, d'être effrayés à l'idée d'avoir des enfants. Sur le problème de la confiance également. Les enfants de rescapés n'ont plus le droit d'être naïfs et accordent leur confiance avec prudence et parfois réticence. C'est aussi le cas des enfants de nazis, qui doutent de leurs parents, de leurs voisins et probablement d'eux-mêmes... "

Lors d'une des nombreuses pauses nécessitées par l'intensité et la douleur de certaines séances, une femme s'est approchée de Julie et, un bras autour de son épaule, lui a dit avec un pauvre sourire : " Je suis si contente que la haine de mon père ne vous ait pas empêchée de naître ! " Le vendredi soir, ils furent seize autour d'une longue table du restaurant universitaire, sur laquelle étaient allumées les bougies du Shabbat. Seize à avoir le sentiment que la rencontre de Wuppertal avait changé leur vie.

Il y eut d'autres rencontres, il existe d'autres groupes. Ensemble, des enfants de victimes et des enfants de criminels nazis ont visité Auschwitz, Dachau, le musée de l'Holocauste de Washington, celui de Yad Vashem à Jérusalem. Il n'y avait pas de projecteur, cela ne se voulait ni une cérémonie du souvenir ni l'une de ces spectaculaires démonstrations de réconciliation. C'était un geste intime et douloureux, nécessaire pour chacun d'eux. La matière ici est trop brûlante pour supporter l'artifice ou la mise en scène. " lls " voulaient être ensemble. Ils disent avoir besoin les uns des autres. Il n'y avait qu'ensemble, dit une jeune femme allemande, qu'ils pouvaient " ouvrir la boite noire".

Nathalie F. " Dire ce qui mine et détruit à l'intérieur de soi ; et le dire devant eux car il n'y avait qu'eux qui pouvaient nous donner la permission de parler et pleurer. Il n'y avait qu'eux qui pouvaient apaiser cette culpabilité dans laquelle on s'enlisait. Continuer d'aimer des parents impliqués dans " tout ça " ne faisait-il pas de nous des complices ? Complices contre notre gré, mais donc aussi coupables ? Que faire alors ? Trainer notre honte de ce pays, notre colère qu'on nous ait légué " ça ", notre douleur d'être nés " là", de ces gens-là ? Une fille de rescapés m'a pris la main en me disant qu'un enfant avait le droit d'aimer ses parents. Un Allemand n'aurait jamais pu me dire cela. Cela m'a sauvée. "

Anna Smulowitz. " Quand j'avais huit ans, j'avais écrit dans mon journal que j'irais un jour en Allemagne leur dire à eux tous, là-bas, le mal qu'ils avaient fait à mes parents. Ce serait ma terrible revanche. Je l'ai eue, en un sens. Des Allemands ont pleuré en écoutant mon histoire. Et ce fut un réel soulagement de savoir que certains au moins, là-bas, ne pouvaient pas tirer un trait. Mon mal les ronge et nous réunit. On a besoin les uns des autres. D'ailleurs ne sommes-nous pas les seuls, sur terre, à avoir toujours besoin de parler de l'Holocauste ? "

Leurs terreurs de la première rencontre les font maintenant sourire. En s'apercevant qu'on l'avait placée dans l'avion à côté d'une jeune Allemande " au look si parfaitement aryen ! " se rendant au même séminaire, Anna tignasse brune bouclée et rondeurs généreuses exibées sans complexe avait paniqué et s'était inventée une brusque allergie à une place côté aile pour exiger un autre siège. Lucila N., née en Argentine de parents rescapés, craignait tout simplement qu'une bombe posée en représailles à une réunion sacrilège y mette prématurément un terme. Mais ce n'était rien par rapport aux craintes de certains Allemands posant pour la première fois les pieds en Israël : quelques uns craignirent d'être identifiés et pris à parti ; d'autres fantasmèrent sur un possible attentat terroriste, estimant que " mourir à la place d'un Juif ne serait après tout que justice "...

Il fallut également passer outre un sentiment de trahison à l'égard de leurs familles. " Est- ce que je trompe la confiance de mon père, rescapé d'Auschwitz, et de ma mère, cachée pendant toute la guerre en Tchécoslovaquie, en rencontrant la semence de l'ennemi ? ", se demandait Sally B. Mais elle se reprenait : non bien sûr, ceux qui voulaient lui parler ne pouvaient être que de " bons " Allemands. N'empêche : elle se promettait de garder ses distances et de ne jamais leur faire croire " que le pardon du passé soit possible"...

L'expérience a pourtant ses limites. A Stuttgart, un groupe, alors à sa deuxième rencontre, fut à deux doigts d'exploser quand les membres juifs découvrirent qu'Otto-Ernst, le vieil homme un peu timide qui leur avait servi le thé était un ancien SS.

Anna Smulowitz. " J'aurais pu le tuer ! J'étais devenue enragée ! Aucun d'entre nous n'avait été prévenu ! C'était un coup bas ! J'ai hurlé, je l'ai insulté ! Crié ma haine et mon dégoût ! Les autres Allemands paraissaient également consternés ! La nuit, j'ai barricadé la porte de ma chambre en poussant une armoire lorsque j'ai découvert qu'il dormait à côté. Un SS ! J'étais dans un cauchemar. Et puis, il a parlé, en tremblant comme une feuille, sans détacher les yeux du sol. De son engagement à dix-huit ans contre l'avis de sa mère, de son frère résistant qui avait choisi de se suicider, de sa lâcheté à lui, de ses remords. Et puis de ses efforts depuis dix ans pour rompre la conspiration du silence, s'accuser malgré de lourdes menaces, demander pardon... Je crois que j'ai un peu compris. Un adolescent ne savait pas forcément que le prix à payer pour la grandeur allemande qu'on lui faisait miroiter était le meurtre de masse. On est devenu amis. Je sais, c'est incroyable."

Otto Ernst D. " Ce fut une expérience atroce que d'affronter leur révulsion. Mais il fallait que je les voie. Comme il faut que je parle, moi, partout où je peux. Les hommes de ma génération se terrent, totalement bloqués sur cette période comme je l'ai été moi-même quarante ans. On a mis nos photos dans une boîte, on a fait des enfants qu'on a élevés durement, imprégnés des valeurs autoritaristes et concentrés sur la reconstruction en travaillant quinze heures par jour pour ne pas penser. Il faut que les hommes de mon âge se réveillent, qu'ils parlent enfin à leurs enfants et petits-enfants ; qu'on essaie de comprendre au moins ! Qu'on réponde aux questions ! Qu'on apprenne à nos jeunes que " discipline-ponctualité-propreté" est une escroquerie au regard des vraies valeurs que sont l'ouverture aux autres et le respect des différences. Il faut leur apprendre à avoir le courage de dire non, de sortir du groupe, de penser toujours par eux-mêmes. "

Ces connexions exigent des sacrifices et, lorsqu'ils les rendent publiques, exposent aux agressions. Une table ronde publique se révéla sans pitié, en Israël, pour les enfants de nazis. Anna, qui avait eu l'audace de raconter chez elle, aux Etats-Unis, sa rencontre apaisée avec Otto, fut copieusement insultée : Comment osez-vous ? Et dans les vestiaires de l'école où parfois elle enseigne, quelqu'un dessina des croix gammées. Aucun d'entre eux, pourtant, n'aurait l'idée d'arrêter. " Le groupe ", disent même certains, est devenu la chose la plus importante de leur vie.

Quelques membres se contenteraient de ces rencontres d'amitié qui les apaisent comme aucune thérapie n'avait encore pu le faire. D'autres veulent aller plus loin, plus vite, pressent le pas. " Il n'y a pas de programme planifié, dit Dan Bar-On qui poursuit l'expérience avec son premier groupe. Nous n'avons pas de croisade. Je ne suis pas un politicien. Mais quelque chose est né de cette entreprise très risquée. Une force, le courage de parler et de l'espoir. "

Beaucoup d'entre eux vont maintenant dans les écoles, participent à des tables rondes, prennent la parole dans des clubs, musées, manifestations. Martin Bormann prépare, à l'intention des professeurs allemands et à partir de textes nazis (dont les lettres de son père), une étude sur la manipulation de la langue à des fins de propagande. Invitée par l'institut Fritz Perl, Julie Goschalk va venir en Allemagne animer un séminaire à l'intention des psychothérapeutes très mal à l'aise pour aborder la Shoah sur " La famille et l'héritage du Troisième Reich ". Samson Munn, lui, travaille depuis des mois à l'organisation d'une rencontre, à Vienne, entre fils de rescapés gitans et juifs et fils de nazis autrichiens. L'héritage, dit-il, y est encore plus pesant qu'en Allemagne.

" Connaissez le mythe américain des Hatfield's et des Mc Coy's ? Ces deux familles voisines, du sud profond, qui se détestent depuis des décennies sans qu'elles se souviennent exactement pourquoi ? Eh bien nous, on se souvient. Mais on ne veut pas se détester. "

Annick Cojean - Le Monde du 28/04/95

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