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Annick Cojean:
Les mémoires de la Shoah
V - Confrontation avec l'Histoire

in Le Monde (29 avril 1995) © Le Monde 1995
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Désormais, le génocide n'est plus un sujet tabou dans les écoles. L'Amérique y puise des leçons susceptibles d'inciter ses jeunes à la vigilance et à la responsabilité civique

Un proviseur de lycée américain avait coutume d'envoyer cette lettre, lors de chaque rentrée scolaire, à l'ensemble des enseignants de son établissement :

" Cher Professeur:
Je suis un survivant de camp de concentration. Mes yeux ont vu ce qu'aucun homme ne devrait voir:

Des chambres à gaz construites par des ingénieurs instruits.
Des enfants empoisonnés par des praticiens éduqués.
Des nourrissons tués par des infirmières entraînées.
Des femmes et bébés exécutés et brûlés par des diplômés de collèges et d'universités.
Je me méfie donc de l'éducation.

Ma requête est la suivante : aidez vos élèves à devenir des êtres humains. Vos efforts ne doivent jamais produire des monstres éduqués, des psychopathes qualifiés, des Eichmann instruits.

La lecture , l'écriture, l'arithmétique ne sont importantes que si elles servent à rendre nos enfants plus humains."

Margot Stern Strom fut bouleversée par ce message. Professeur d'histoire dans un collège de la banlieue de Boston et poursuivant une formation d'enseignante à Harvard, la jeune femme s'interrogeait sur son métier au regard de sa propre scolarité. Elle avait été élevée à Memphis, dans l'État du Tennessee, à une époque où la ségrégation raciale était encore légale. Une époque où les enfants noirs n'ava ient accès au zoo qu'une fois par semaine ; où leurs bibliothèques ne recevaient que les livres abîmés dont ne voulaient plus les autres ; où les petits écoliers blancs étaient sûrs de trouver des sièges vides à l'avant des bus, quand les gens " de couleur " s'entassaient, debout, tout au fond. Mais, de cette situation d'injustice, l'école n'avait dit mot. L'Histoire s'apprenait comme une suite de dates et d'événements aussi " inévitables " que lointains et n'appelait nullement à la réflexion sur de possibles résonnances dans le présent. L'école donc, ne remplissait pas sa mission.

L'Histoire, pensait Margot Stern Strom, était pourtant le terreau idéal pour exercer l'intelligence des adolescents, ces " graines de philosophes ", sensibles aux notions de j ustice, de courage, de liberté, et toujours prêts à débattre. L'Histoire devait servir à observer le monde d'aujourd'hui avec plus d'acuité et plus de vigilance. Et s'il était un événement majeur, unique, dans l'Histoire de l'humanité, qui exigeait non se ulement d'être enseigné en classe, mais qui se prêtait à toutes sortes de réflexions sur la responsabilité civique, la morale, le conformisme, la liberté, c'était la Shoah.

Aucun programme aux Etats-Unis ne prévoyait cet enseignement ? Margot Stern Strom allait en créer un. Avec un de ses collègues, puis l'aide d'une bourse du gouvernement fédéral, elle travailla longtemps à définir des principes et une méthode d'enseignement sur le génocide et créa en 1976 Facing History and Ourselves, FHO, (Affronter l 'Histoire et nous-mêmes), un organisme sans équivalent qui a déjà formé plus de 30 000 professeurs et touche désormais chaque année un demi-million d'élèves.

La bâtisse de briques rouges est sympathique. Située à la périphérie de Boston et donnant sur un e place abritée, on dirait une école, avec sa cour de récré. Mais les bureaux de FHO n'y occupent encore que deux étages et, si des groupes d'enfants y défilent chaque jour, le nombre d'adultes y reste sensiblement plus élevé. Pédagogues, historiens, psyc hologues, documentalistes, bénévoles... La ruche est au travail. Margot en déplacement à l'autre bout du pays, c'est Mark Skvirsky qui est aux commandes, en ligne avec la Fondation Elie Wiesel, puis en réunion de programmation : séminaires, conférences, a teliers avec des professeurs, tables rondes dans tout le pays, semaine de formation pour l'académie de police, soirée-débat sur le thème " Racisme et antisémitisme dans la nouvelle Europe ", rencontre avec des parents d'élèves, réunion amicale des rescapés de la Shoah collaborant avec l'organisme... Facing History est très sollicité. N'est-ce pas d'ailleurs vers lui que s'est encore tourné Steven Spielberg pour la confection d'un ouvrage pédagogique visant à préparer les élèves à visionner ensemble, dans le cadre de leur classe, La Liste de Schindler ?

Sa vocation initiale était pourtant plus limitée : initier les professeurs de collège à une méthode d'enseignement sur la Shoah étalé sur une douzaine de semaines. Une vocation en forme de credo dans les v ertus pédagogiques de l'Histoire et de ses connexions avec le monde moderne ainsi que dans la formation de l'esprit critique des enfants, afin d'en faire des citoyens engagés dans leur société. Postulat préalable : l'Histoire n'est pas inéluctable. Elle est le fruit de millions de décisions humaines, de choix dont les auteurs ont à peine conscience mais qui engagent leur responsabilité. Choix complexes, ambigus. Mais l'étude du III Reich n'exige-t-elle pas que les élèves renoncent à une vision trop simpli ficatrice de la société allemande, et notamment de ses nazis ?

Ilse Koehn. " La vie est toujours plus compliquée qu'on ne le pense. Derrière les rangs scintillants de ceux qui avaient l'allure de robots totalitaires, se tenaient des hommes et des femmes, divers et variés, certains courageux, d'autres lâches, certains dénués de jugement, d'autres avec une forte personnalité, et tous très humains. "

Terminé également, le mythe d'une histoire se résumant à une poignée de dates illustrant des secousses aussi brutales que spectaculaires. L'engrenage était plus subtile, enseigne FHO, et le piège autrement dangereux.

Un professeur allemand. " Si la dernière et la plus terrible des mesures prises par le régime était intervenue juste après la toute première et la plus inoffensive, des millions de gens auraient été scandalisés ! Par exemple si le gazage des Juifs était intervenu immédiatement après la pose des étiquettes " magasin allemand " à la vitrine des commerces non juifs en 1933 ! Mais évidemment, ça ne s 'est pas passé comme cela. Dans l'intervalle, il y eut des centaines de petites marches, certaines imperceptibles, mais chacune vous préparant à ne pas être choqué par la suivante. La marche C n'est pas tellement pire que la B, et si vous n'aviez pas réagi à la B, pourquoi le feriez-vous à la C ? Puis à la D ? "

Le message est explicite, perçu comme un appel à la vigilance. La pente peut être douce et l'escalade subtile : aux jeunes de rester attentifs au moindre signal de leur communauté, de savoir décel er aujourd'hui ce qui pourrait être la " petite marche fatale " : les signes les plus minimes d'intolérance ou d'injustice, les stéréotypes racistes dangereux, les gestes d'exclusion, les écarts de langage, y compris en classe. Car c'est bien dans les dix années précédant le génocide qu'il faut lire l'enchaînement infernal qui conduisit à la solution finale. Dix années, dont FHO approfondit l'étude avant d'aborder la Shoah.

Mark Skvirsky. " C'était encore l'heure des choix : voter ou non pour le parti nazi ; dénoncer ou non l'atteinte aux libertés ; accepter ou non le boycott des Juifs ; mettre ou non ses connaissances (médicales, scientifiques) au service des tragiques desseins d'Hitler (car c'était bel et bien une option) ; préférer privilégier son amb ition à son sens de la justice ; ou l'inverse... La notion de choix, donc de responsabilité, est essentielle dans tout ce cheminement. Les adolescents doivent comprendre qu'eux aussi sont chaque jour en situation d'agir, d'exprimer des préférences, de ten ter de faire ainsi " la différence " sur leur environnement en fonction de leurs priorités... "


Les connexions entre l'Histoire et le présent sont toujours encouragées, facilitées par l'abondance de témoignages sur la vie quotidienne dans les écoles nazie s, les " Heil Hitler ", la propagande, le sort fait aux livres et aux idées. Ainsi, le récit par un observateur américain de cette impressionnante cérémonie organisée par Goebbels en 1933, lors de laquelle furent brûlés, en un gigantesque brasier, les liv res d'auteurs juifs ou " indésirables ":

" Je retenais ma respiration pendant qu'il précipita le premier volume dans les flammes : c'était comme brûler quelque chose de vivant. Puis les étudiants ont suivi avec des brassées de livres, pendant que des éco liers hurlaient dans le micro leur condamnation de tel ou tel auteur, la foule huant et sifflant chaque nom. On sentait derrière le venin de Goebbels... "

Les livres seraient donc subversifs ?, demande-t-on aux élèves. Quels livres ? Quelles idées ? Qu'ap pelle-t-on endoctrinement ? Quel effet cela a-t-il pu avoir sur les livres à venir ? Comment auriez-vous réagi ? Des questions infinies pour obliger l'élève à se mettre dans les différentes situations, s'imprégner du contexte. Puis émettre un jugement. La solution finale n'est abordée au fond qu'après une longue préparation et à l'aide de grands textes, de témoignages vidéo enregistrés à l'université de Yale (notamment un étonnant montage d'entretiens de femmes hollandaises ayant eu l'âge d'Anne Frank et permettant de suivre, étape par étape, son itinéraire, dans la lignée de son journal interrompu) ou, lorsque c'est possible, lors d'une rencontre de la classe avec un ou une rescapé des camps. Rencontre précieuse, incomparable, pour les enfants pleins de respect puis de tendresse pour leur visiteur et qui, souvent, amorcent avec lui ou elle un bout de correspondance...

Mais l'après-Shoah ne saurait être négligé, et les grands procès de criminels nazis confrontent les élèves aux notions de culpabilité, revanche, réparation, responsabilité collective et individuelle, crimes de guerre. Certaines lectures judicieusement recommandées permettent d'aller encore plus loin en incitant les élèves à s'interroger sur le bien fondé du recrutement d'anciens nazis par les alliés, la justification des camps créés aussi par les Etats-Unis pour parquer les familles japonaises vivant sur leur territoire, ou le procès de Pétain et Laval...

Enfin, sans craindre d'aborder l'histoire américaine, le douloureux héritage de l'e sclavage, le problème des relations entre les communautés noire et blanche aux Etats- Unis, le génocide des nations indiennes, la propagande du Ku Klux Klan, FHO interpelle directement les étudiants sur leur capacité à échapper au conformisme et à interven ir, quelles que soient les circonstances, pour la défense des valeurs démocratiques qui ne sont jamais acquises pour toujours et contre le racisme. Penser par soi-même, en dépit des autres, voire contre le groupe. Ne jamais taire une injustice. Ne pas être de ceux que fustigeait Albert Einstein dans une phrase célèbre mise en exergue par le manuel de Facing History: " Le monde est trop dangereux à vivre pas à cause de ceux qui font le Mal mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ".

Plus " humains ", les enfants de Facing History, comme le souhaitait le proviseur dont la missive avait tant impressionné Margot Stern Strom, il y a vingt ans ? Plus vigilants, à l'évidence, et peut-être plus actifs. Plusieurs études indiquent en effet que les é lèves ayant suivi un tel programme sont plus enclins à accepter, voire à demander davantage de responsabilités dans leur école et à s'engager dans des activités bénévoles à l'extérieur. Tous semblent suivre avec une attention très neuve les informations v enues de Bosnie ou du Rwanda. A Los Angeles, une classe d'adolescents s'est proposée de préparer elle- même un cours de sensibilisation au racisme à destination d'élèves du primaire. Une quarantaine d'étudiants se sont également portés volontaires pour aid er, chaque samedi, des immigrés latinos à remplir les formalités administratives at du Massachusetts, un groupe de filles a entrepris d'écrire aux élus, journaux, entreprises locales afin de faire connaître leur poi nt de vue sur des sujets qui leur tenaient à coeur, comme l'égalité devant la médecine et le contrôle des armes.

C'est dans un petit village d'Allemagne, près de Kassel, un soir de février, que l'on a rencontré Angelika, Monika et Inge, trois professeurs allemandes. Ardentes, dévouées à leur métier, elles venaient de participer à un séminaire sur l'enseignement de la Shoah organisé par... Facing History and Ourselves. Elles connaissaient la méthode, sa philosophie, ses outils, mais elles restent perplexe s : la Shoah en Allemagne ne peut être enseignée comme elle l'est à New York, Londres, ou même Paris. La Shoah est l'Histoire à l'ombre de laquelle elles sont nées toutes trois. Celle qui a impliqué, meurtri, voire souillé leur famille. Celle avec laquell e elles doivent seules se battre, sans formule miracle. Elles en ont parlé volontiers, admettant que le corps professoral allemand était loin d'avoir réglé son appréhension à enseigner le génocide, chaque enseignant entretenant avec le sujet une histoire personnelle et intime.

Inscrit dans les programmes des différents LÄnder, le sujet ne peut cependant plus être évité dans les écoles, la tendance actuelle allant vers une personnalisation de l'Histoire et un travail de rapprochement vers le passé. " Sort ir de l'abstraction qu'affectionnait tant le nazis me, explique Angelika Rieber; se réapproprier notre Histoire d'avant la rupture, retrouver les visages, les souvenirs, les racines de notre communauté explosée. " Comme preuve de leurs efforts, toutes trois ont apporté l'ouvrage qu'elles ont réalisé sur le passé recomposé.

Angelika a longuement interrogé et invité dans son école des rescapés du pogrom de novembre 1938 à Francfort ; Inge Naumann a reconstitué avec ses élèves l'histoire de son école, à Wi esbaden, au temps du national socialisme, en s'intéressant particulièrement au sort des élèves juifs. Quant à Monica Kindgreen, elle a passé dix ans à reconstituer l'histoire de la communauté juive du petit village dans lequel elle avait un jour emménagé. Avec patience, elle a collecté photos, documents, témoignages, adresses, remuant souvenirs et histoires dans la communauté, qui ne voyait vraiment pas où elle voulait en venir et redoutait qu'elle veuille rebaptiser " Rue des Juifs " la ruelle qui, d'un commun accord, avait été appelée, il y a plus de cinquante ans, "La rue de la Brasserie ". Enfin, après avoir remué ciel et terre, elle a invité dans le village les quelques Juifs rescapés qu'elle avait retrouvés aux quatre coins du monde. C'était en juil let et le temps était à la fête. La mairie avait sorti ses drapeaux, ses fleurs, ses bouteilles. " Ils " allaient arriver, plus d'un demi-siècle après, dans le village d'où ils avaient été chassés. A la dernière minute, le maire avait eu une frayeur : la salle était si grande ! Elle pourrait faire si vide si le village boudait et restait calfeutré...

Allons ! Ils sont venus par dizaines, endimanchés et entourés d'enfants, avec des cadeaux, des sourires, des photos jaunies et des fleurs. Et l'on posa joye usement à côté des revenants. Entre temps, la Rue de la brasserie avait été rebaptisée " Rue de la synagogue ".

Annick Cojean - Le Monde du 29/04/95

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