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Jean-Paul Demoule:
Destin et usages des Indos-Européens
in Mauvais temps n° 5, juillet 1999 © Éditions Syllepse 1999
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L'indo-européanisme tient une place importante dans l'imaginaire racial des extrêmes droites, en particulier en Allemagne. Thème dominant de la Nouvelle Droite contemporaine, cette construction à prétention scientifique n'est que le véhicule de la quête infernale de la pureté de la race. Des origines à aujourd'hui, itinéraire d'un mythe.

Jean-Paul Demoule est archéologue (CNRS).

Officiellement, la découverte à la fin du 18e siècle de l'appartenance de l'ensemble des langues de l'Europe et d'une partie de l'Asie à une même famille, dite des « langues indo-européennes », est l'un des grands acquis des sciences humaines modernes. Cette découverte est souvent attribuée par les auteurs anglo-saxons à un administrateur colonial, Sir William Jones, à l'occasion d'une conférence prononcée le 2 février 1786 à la société savante de Calcutta. C'est en effet les ressemblances, dans le vocabulaire mais aussi la grammaire, entre le sanscrit, la langue la plus ancienne de l'Inde, que les Européens venaient de découvrir, et plusieurs langues anciennes de l'Europe, qui donna naissance à ce terme d'« indo-européen », ou d'« aryen » - les Aryens étant le nom que se donnaient les plus anciens locuteurs du sanscrit. Après la découverte initiale de Jones, une série de grammairiens allemands, comme Franz Bopp, August Schleicher, Karl Brückmann ou Berthold Delbrück, fondèrent tout au long du 19e siècle la grammaire comparée des langues indo-européennes, avec ses méthodes et ses dictionnaires. Et c'est directement de cette discipline que sortira, à la fin du 19e siècle, la linguistique générale fondée par Saussure et appelée à devenir au 20e siècle la plus prestigieuse, considérée comme la plus scientifique, des sciences humaines et sociales.

La notion d'une famille de langues apparentées semblait impliquer nécessairement l'idée d'une langue originelle (en allemand Ursprache), parlée un jour par un peuple originel (en allemand Urvolk), quelque part dans une patrie originelle (en allemand Urheimat). Le 19e siècle et le 20e siècle seront donc consacrés par une partie des indo-européanistes à tâcher de situer ce berceau originel, quelque part en Eurasie. Cette localisation a suscité bien des controverses, et pour certains indo-européa­nistes, elle serait même vaine, la seule certitude étant celle d'une langue originelle. Celle-ci serait en effet la seule manière d'ex­pliquer les ressemblances entre toutes ces langues, tout comme les ressemblances entre les langues romanes (portugais, français, roumain, catalan, etc.) s'expliquent par le fait qu'elles descen­dent toutes du latin, jadis parlé partout où s'étendait l'Empire romain.

Cette hypothèse d'un peuple originel a conduit aussi, on le sait, à l'idée d'une supériorité raciale originelle des Indo­Européens, qui eut son tragique aboutissement dans le génoci­de juif perpétré par les nazis. En effet, s'il y avait eu un jour une race primordiale que son destin avait conduit à conquérir le mon­de, mais aussi à s'abâtardir au contact des populations soumises, cause de tous les malheurs du moment, il convenait de restaurer par tous les moyens la pureté des origines.

Mais le nazisme n'est-il que le détournement idéolo­gique criminel et presque accidentel d'une découverte scienti­fique ? N'est-il, selon les mots de l'historien Léon Poliakoff, que «l'annexion d'une science vraie et féconde, la linguistique, par une science délirante, l'"anthropologie raciale" » ? La réalité semble un peu plus complexe.

UNE DÉCOUVERTE ANNONCÉE

En effet, la découverte scientifique de William Jones n'en est pas une. Dès la fin du Moyen Age, différents érudits remarquent des ressemblances entre différentes langues d'Eu­rope, mais sans éveiller autrement l'attention, le modèle biblique de l'hébreu comme langue de Dieu restant l'évidence. Néanmoins certains auteurs de langue allemande s'interrogent sur un pos­sible caractère originel de l'allemand. On sait que l'Allemagne est alors, et pour longtemps, dispersée en une multitude de prin­cipautés de tailles diverses, tandis que la France, la Grande-Bretagne ou l'Espagne disposent d'États forts et centralisés. La Réforme protestante procède aussi d'un renforcement du sen­timent national: traduction de la Bible en allemand, qui devient ainsi la quatrième langue sacrée; autonomie vis-à-vis de Rome. Malgré tout, l'allemand, éparpillé en dialectes, reste une langue de paysans. Les langues de communication de l'Europe cultivée restent le latin et son descendant légitime, le français.

Ainsi, pour s'exprimer et être lu, le premier grand phi­losophe allemand, Leibniz, doit écrire, soit en latin, soit en français. Or Leibniz, précisément, est l'un des premiers à tâcher d'aller plus loin quant à l'interprétation historique des similarités linguistiques entre langues européennes. Quant à ces ressemblances, écrit-il au début du 18e siècle dans ses Essais sur l'entendement humain, « on peut conjecturer que cela vient de l'origine commune de tous ces peuples descendus des Scythes, venus de la mer Noire, qui ont passé le Danube et la Vistule, dont une partie pourrait être allée en Grèce, et l'autre aura rempli la Germanie et les Gaules ». Cette hypothèse géographique, formulée ainsi pour la première fois sans aucun argument archéologique, se retrouvera inchangée sous cette forme jusqu'à nos jours. Mais Leibniz remarque aussi dans le même ouvrage, quant à sa langue maternelle, que « la langue germanique [...] a autant et plus de marques de quelque chose de primitif que l'hébraïque même ». Or il avait aussi remarqué quelques années auparavant, dans un mémoire sur La pratique et l'amélioration de la langue allemande, exceptionnellement rédigé en allemand, que « l'origine et la source du caractère européen doivent être cherchées en grande partie chez nous ».

Qu'en conclure? Que dès la fin du 17e siècle les élites allemandes sont confrontées à plusieurs difficultés identitaires: leur langue n'a aucun statut, leur territoire n'existe pas, et il n'y a même pas de nom unique pour les dénommer (« Allemands », « Deutschen », « Germans », « Tedeschi », « Niemtzi », etc.). L'hypothèse d'une langue européenne originaire, éventuellement très proche de l'allemand, répond à cette difficulté. Elle fonde une identité des origines, qu'il suffit de retrouver et de restaurer. Ce sentiment se développera pendant tout le 18e siècle et débouchera, avec le romantisme et la Révolution française, sur un nationalisme au sens moderne et sur un programme politique d'unification allemande. Au terme de plusieurs guerres, celle-ci s'incarnera une première fois dans le 2e Reich allemand, proclamé en 1871. Mais l'instabilité conjointe de deux empires à la fois germaniques et multinationaux, l'Allemagne et l'Autriche, sera l'une des causes de la disparition de ce 2e Reich avec la première guerre mondiale puis le Traité de Versailles, lui-même en grande partie à l'origine, on le sait, de l'émergence du 3e Reich.

Or est-ce un hasard si, tout au long du 19e siècle, la grammaire comparée des langues indo-européennes est une science uniquement allemande? Cela ne signifie pas que ses praticiens, loin de là, soient des nationalistes actifs. C'est même tout le contraire, dans le cas de Franz Bopp, le premier d'entre eux. Mais cette préoccupation n'est pas absente chez certains, tels le libéral Jacob Grimm, aîné des frères conteurs et indo-européaniste réputé, auteur de la première grande grammaire allemande, ainsi que d'une Histoire de la langue allemande, dont il déclarera lui-même qu'il s'agit d'un ouvrage « politique jusqu'à la moelle des os ». Dans la première moitié du 19e siècle, le nationalisme est encore une valeur progressiste. Il lutte contre l'absolutisme des princes allemands, qui règnent de droit divin sur des sujets, et réclame l'avènement de citoyens vivant libres au sein d'une nation unifiée. Mais si en France la nation est définie comme une « communauté de citoyens » librement consentie, l'unité à restaurer de la nation allemande repose, par force, sur la langue et la filiation. D'où la prééminence, jusque dans l'Allemagne d'aujourd'hui, du droit du sang sur celui du sol.

C'est pourquoi les études indo-européennes ne rencontrent-elles symétriquement, pendant tout le 19e siècle, aucun écho en France ou en Angleterre. En France, l'ouvrage fondateur de Franz Bopp ne sera traduit que très tardivement; en Angleterre, le premier indo-européaniste officiel, Friedrich Müller, mort en 1900, est un allemand, élève de Bopp. Dans ces deux pays, les archéologues se désintéressent de la quête du berceau des origines indo-européennes, si populaire en Allemagne. Quant aux anthropologues physiques qui s'efforcent dans la seconde moitié du 19e siècle de définir les « races » humaines avec leurs aptitudes et, bien sûr, leurs inégalités, ils font montre de la plus grande méfiance. En effet, pour les anthropologues français, admettre le modèle indo-européen invasionniste classique serait nier l'autochtonie française. Pour le plus célèbre d'entre eux, Paul Broca, fondateur de la Société d'anthropologie de Paris et mort en 1880, ce qui s'est diffusé en Europe, ce sont des langues, mais non des peuples.

PARADIS DE RECHANGE ET ENVAHISSEURS

Mais si l'on peut soutenir que le modèle indo-européen a reflété, dans son élaboration, des préoccupations essentiellement allemandes, à exprimait aussi un enjeu plus fondamental, et commun à tous les Européens. Ceux-ci étaient en effet confrontés à la situation schizophrénique de devoir attribuer leur mythe d'origine (la Bible) à leurs pires ennemis, les juifs, figure constante de l'inquiétante étrangeté de l'autre, voués à l'exclusion et aux massacres. La découverte d'une origine autochtone des Européens pouvait résoudre ce conflit. Dès avant la formulation de l'hypothèse linguistique, les intellectuels européens, comme Voltaire, s'intéressent à l'Inde comme possible source de la civilisation européenne et comme alternative aux Hébreux, dans une perspective anticatholique certes, mais aussi explicitement antisémite. On situera donc en Inde, ou à proximité, pendant toute la première moitié du 19e siècle, le berceau des Indo-Européens. Mais peu à peu, on le rapproche de l'Europe. Il est d'abord placé dans les steppes du nord de la mer Noire (l'hypothèse de Leibniz, toujours très populaire), puis en Europe centrale, puis finalement en Allemagne du nord et en Scandinavie. Ce n'est pas toujours affaire d'opinion politique consciente. L'hypothèse steppique est soutenue en France, à la fin du 19e siècle, par Salomon Reinach, le conservateur juif du Musée des antiquités nationales, qui lutte contre le « mirage oriental », l'idée que toute civilisation viendrait nécessairement d'Orient. Hermann Hirt, le premier linguiste allemand à soutenir avec force l'idée d'un berceau originel allemand, n'est pas particulièrement nationaliste, même si son oeuvre sera récupérée. Quant aux arguments, ils sont en général circulaires: si des objets archéologiques sont découverts dans la région du berceau supposé, ils prouvent donc que cette région est le berceau recherché.

La fin du 19e siècle est, on le sait, un moment de baculement fondamental. L'Europe est, pendant tout le dernier quart du siècle, dans une période de grave récession économique, qui voit les revendications sociales s'organiser dans les mouvements syndicaux et politiques. Ces revendications rejoignent parfois celles des minorités opprimées des grands empires multinationaux, Allemagne et Autriche avant tout, suscitant en réaction, dans ces pays, la création d'organisations pangermanistes très agressives. En France, la défaite de 1870 a exacerbé le nationalisme. Dans toute l'Europe, les juifs retrouvent leur rôle traditionnel de boucs émissaires dans un contexte idéologique transformé et tendu. C'est bien pendant cette période que se constituent les extrêmes droites modernes, dont l'Affaire Dreyfus sera le premier révélateur. Origine directe mais presque inconsciente d'un modèle indo-européen jusque-là confiné aux débats d'érudits, l'antisémitisme va maintenant être l'un des éléments fondamentaux, explicitement constitutif, de certaines exploitations politiques de ce modèle.

Bien sûr, on ne saurait soutenir que tous les savants indo-européanistes sont des antisémites et des germanomaniaques militants. De manière plus radicale, c'est le modèle lui-même, celui d'un peuple conquérant originel, qui est à questionner. Dans les années 30, les trois indo-européanistes français les plus réputés sont Antoine Meillet, professeur de linguistique au Collège de France, et deux de ses élèves, Émile Benveniste, qui lui succédera à ce poste, et Georges Dumézil, spécialiste d'histoire des religions et de mythologie, qui occupera après la guerre une chaire de « civilisation indo-européenne » dans ce même Collège de France. Le premier, Meillet,, est socialiste; le second, Benveniste, est originaire de la communauté juive de Syrie; le troisième, Dumézil, fut longtemps proche de l'Action française. Pourtant, à la même date, on trouve dans les oeuvres des trois savants la même vision fantasmatique du peuple indo-européen originel: celle d'un peuple d'envahisseurs détruisant tout sur leur passage, mais sur les ruines desquels prospéreront des civilisations plus prometteuses. Ce qui le définit pour Benveniste, c'est: « instinct conquérant et goût des libres espaces; sens de l'autorité et attachement aux biens terrestres ». Dumézil s'interroge sur les raisons de leurs migrations: « impérialisme inné, appel confus du destin, maturation plantureuse d'un groupe humain privilégié ? ». Et pour Meillet, il est clair que l'indo-européen originel est « une langue de chefs et d'organisateurs imposée par le prestige d'une aristocratie ».

NAISSANCE DE L'EXTRÊME DROITE MODERNE

Aussi il n'y a rien d'étonnant à ce que les indo-euro­péanistes réellement militants développent la même vision du monde. En France, le premier sera le bibliothécaire Georges Vacher de Lapouge, qui publie en 1889 L'Aryen, son rôle social. L'ouvrage prétend retracer l'histoire raciologique de l'humani­té, autour de la figure marquante d'homo europaeus, grand, blond et dolichocéphale, dont l'origine se situe dans les brumes gla­ciaires d'un continent englouti sous la mer du Nord, là où se sont forgées ses qualités exceptionnelles. Mais il est en but jusqu'à nos jours, à la fois à la rivalité d'homo alpinus, le peuple indigè­ne des brachycéphales bruns et trapus, et à celle, plus dangereuse encore, des juifs. Les premiers, serviles et démocrates, sont com­posés « des détritus d'intellectuels, des critiques, des décadents, des symboliques, des peureux, des émasculés, des névropathes, des anarchistes, pas un homme ». Les seconds sont partout « les mêmes, arrogants dans le succès, serviles dans le revers, caute­leux, filous au possible, grands amasseurs d'argent, d'une intelligence remarquable, et cependant impuissants à créer [...], accablés de persécutions [...] qu'ils semblent avoir méritées par leur mauvaise foi, leur cupidité et leur esprit de domination ». Vacher de Lapouge tient précisément à prendre ses distances par rapport à l'antisémitisme du brachycéphale Drumont, le propagandiste acharné de La Libre parole. Car ce que défendent les brachycéphales, ce n'est que le pouvoir démocratique des « classes inférieures » conquis à la Révolution contre les aristocrates dolichocéphales, et qu'ils entendent préserver des juifs. On assiste donc, dès l'origine, à cette opposition qui traversera aussi bien le 3e Reich que l'actuelle extrême droite française, entre un antisémitisme démagogique, populiste et « vulgaire », et un racisme plus policé, à prétention pseudo scientifique - aujourd'hui celui de la Nouvelle Droite et de ses officines.

Le roman préhistorique de Vacher de Lapouge, qu'avait aussi développé peu de temps auparavant un nommé Penka en Allemagne, sera systématisé par Gustav Kossinna, professeur de préhistoire à l'université de Berlin. Pour lui, le peuple indo-européen primitif s'est bien formé dans les brumes de l'Europe du nord, et ses descendants les plus purs sont les Germains antiques, et donc les Allemands modernes. C'est d'ailleurs aux Germains, et non aux Sémites, qu'on doit l'écriture (les runes), ainsi que l'écriture et bien d'autres inventions. Mais dans leurs conquêtes, les Indo-Européens (les linguistes allemands emploient dès le début du 19e siècle le terme d'« indo-germains ») se sont peu à peu abâtardis au contact des indigènes asservis. La thèse de Kossinna, amplement développée, sera presque dominante dans une bonne partie de l'archéologie européenne jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale. Sans reprendre à leur compte ses implications idéologiques, des archéologues aussi importants que Joseph Déchelette en France ou Gordon Childe (lui-même marxiste) en Angleterre, estimeront qu'elle procède d'une démarche scientifique sérieuse et crédible. En revanche, Kossinna est incontestablement un nationaliste allemand. Il tentera de fournir aux négociateurs allemands du Traité de Versailles des arguments archéologiques à l'appui du redécoupage des frontières respectives de la Pologne et de l'Allemagne et son maître-livre, constamment réédité, s'intitule La préhistoire allemande, une science au plus au point nationale.

LA LOGIQUE DU NAZISME

Kossinna meurt en 1931, trop tôt pour assister à la mise en pratique de ses théories archéologiques. Mais la théorie des origines nordiques, voire d'un atlantide nordique englouti comme chez Vacher de Lapouge, est partagée par un certain nombre d'idéologues nazis. Elle figure déjà chez l'occultiste pré-nazi Guido von List et on la retrouve dans les oeuvres de l'universitaire Herman Wirth, le premier directeur de l'organisme culturel des SS, Ahnenerbe,  « Héritage des ancêtres », placé sous le contrôle direct de Himmler. Elle est également présente chez le principal idéologue nazi, Alfred Rosenberg, directeur de l'organisme rival d'Ahnenerbe,  le « Service Rosenberg ». Ce dernier, dans son principal livre, Le Mythe du 20e siècle, qui sera tiré à plus d'un million d'exemplaires, retrace l'épopée du génie racial germanique, désormais menacé par l'abâtardissement racial, le parasitage juif, le christianisme (religion orientale) et le marxisme. Il en appelle à la constitution d'un état « racial-organique » dans une germanité restaurée. Hitler enfin, dans Mein Kampf, exalte le génie créateur de l'Arien, « Prométhée de l'humanité »:

«Si l'on divise l'humanité en trois catégories: les fondateurs de civilisations, les porteurs de civilisations et les destructeurs de civilisation, alors il n'y a que l'Arien qui puisse représenter la première». Mais « le mélange de sang et l'abaissement consécutif du niveau racial est l'unique cause de la mort de toutes les civilisations». Aussi convient-t-il d'éliminer le danger mortel des «parasites juifs. »

Le programme racial du nazisme, d'élimination sociale (les lois de Nuremberg excluant les juifs de la plupart des activités professionnelles et économiques, proscrivant les mariages avec des « Ariens », établissant un passeport racial, etc.) puis d'élimination physique (le génocide), n'est donc pas une sorte d'aberration incompréhensible, de pathologie de l'histoire. il se situe en cohérence intellectuelle avec un modèle développé de longue date, d'abord de revendication autochtoniste exclusive, puis d'exaltation historique et bientôt raciale. Il en est seulement le miroir grossissant. A partir du moment où l'épopée indo-européenne procède d'un génie propre, seul susceptible d'expliquer son destin incomparable, il est dans la même logique de concourir à le préserver. Il fallait aussi disposer de moyens concrets d'évaluation scientifique.

LES INSTRUMENTS DE L'INÉGALITÉ

À la fin du 19e siècle, au moment où se mettent place les nouvelles idéologies totalitaires, l'anthropologie physique connaît une crise grave. Plus on affine les mesures crâniennes (on finit par en prendre jusqu'à 5 000 sur un même crâne!), moins on parvient à établir de frontières nettes entre les « races ». La crâniométrie ne peut plus être un instrument de justification de l'inégalité et de la colonisation. Deux nouveaux outils de rechange surgissent alors immédiatement. Le premier est le QI, mis au point par le Français Binet, à l'origine pour aider l'orientation scolaire. Mais il est bientôt utilisé aux États-Unis comme moyen de discrimination à l'immigration et est promis à un bel avenir politique. Le second est l'eugénisme, l'affirmation qu'une stricte politique sanitaire est de nature à mettre à l'écart les individus physiologiquement ou pychologiquement inaptes, et au moins à les empêcher de se reproduire et de contaminer les individus sains. Dès le début du siècle, plusieurs États des États-Unis prohibent le mariage, et même l'union libre, pour les épileptiques, « les imbéciles », « les faibles d'esprits », les aliénés, les tuberculeux ou les alcooliques, et punissent de castration les délits sexuels. Cette politique se poursuivra pendant la première moitié du 20e siècle, y compris dans certains pays démocratiques européens, comme la Suède. L'eugénisme s'appuie lui-même sur une nouvelle science, la génétique, qui se développe à partir de la découverte des lois de Mendel dans le domaine de l'hérédité.

Les idées eugénistes se répandent bientôt en Allemagne sous le nom d'« hygiène raciale » et une grande partie du milieu médical s'y rallie. Aussi l'arrivée du nazisme au pouvoir offre-telle la possibilité, pour un certain nombre de sommités médicales, à la fois d'obtenir des crédits de recherche et de voir appliquer concrètement leurs théories. C'est pourquoi les généticiens allemands collaboreront -ils, pour une bonne part, au régime. Si certains participeront directement au génocide par leurs expériences sur des détenus, d'autres décideront de la vie ou de la mort d'une partie de leurs compatriotes par leurs expertises raciologiques, sensées déterminer l'« arianité », ou non, des cas qui leur était soumis. D'autres, enfin, sans y être impliqués personnellement, se contenteront d'approuver la politique raciale.

Ainsi, les expériences du docteur Mengele ne constituent pas non plus un détournement monstrueux et exceptionnel. C'est l'ensemble de la collaboration des généticiens et médecins avec le régime qui est en cause. Et il est inutile de préciser que bien peu seront sanctionnés après la guerre.

DU NAZISME À LA NOUVELLE DROITE

Sa généalogie intellectuelle fait donc apparaître l'idée indo-européenne sous un tout autre jour. Elle procède d'une cohérence idéologique d'ensemble, dont simplement les conséquences concrètes peuvent différer, selon qu'elles sont ou non, au gré des situations politiques, sociales et économiques, poussées jusqu'à l'extrême.

De ce point de vue, la réémergence en France, dans les années 70, de l'idée indo-européenne parmi la panoplie idéologique de la Nouvelle Droite est d'une totale cohérence. La défaite de 1945 avait en effet imposé une trêve de la décence. Les linguistes indo-européanistes se contentaient de faire de la linguistique et les mythologues, tels Georges Dumézil, se contentaient de faire de la mythologie comparée, sans jamais chercher à rendre compte de leurs travaux dans les termes ultimes d'un peuple originel. Ils se limitaient à noter des ressemblances, quitte à les organiser de façon formelle, quasi abstraite. La situation change avec le temps et avec la réapparition de l'extrême droite, que favorise la crise économique.

D'emblée, les origines indo-européennes sont au coeur du dispositif de la Nouvelle Droite, et notamment du livre de référence d'Alain de Benoist, Vu de droite, ouvrage couronné par l'Académie française. Ce même thème est aussi au centre du livre de l'ancien ministre de l'intérieur, Michel Poniatowski, L'avenir n'est écrit nulle part, livre rédigé en 1978 dans la même mouvance et qui exalte « l'héritage génétique » des Indo-Européens, ces hommes « attachés à ce qui enracine, famille, fonction, cité, culture, race », que leur « esprit d'invention, de création, a conduit, en 4 500 ans, par une longue marche progressive, des bords de la Baltique jusqu'à la lune ». Un pas de plus est franchi avec le livre de Jean Haudry, professeur à l'École pratique des hautes études et à l'université de Lyon 3, qui dans son « Que-sais-je ? » de 1981 intitulé Les Indo-Européens se réfère à propos du « type physique des Indo-Européens » aux acquis de « l'anthropologie moderne » et plus précisément aux travaux de Hans Günther, le principal raciologue nazi. Le même ouvrage, dans le sous-chapitre intitulé « Ultima Thulé », fait l'hypothèse d'une origine cicumpolaire du peuple originel. La « société de Thulé », dont le nom fait référence à une île mythique, la plus au nord de l'Europe (dont avait entendu parler le géographe grec Pythéas) et interprétée en conséquence par les germanomanes comme un vestige de l'Atlantide engloutie des Indo-Européens originels., est l'un des groupuscules qui donnèrent naissance au parti nazi.

LE RETOUR DE L'ATLANTIDE NORDIQUE

Aujourd'hui, dans le milieu scientifique, même parmi les archéologues qui, hors de toute considération politique personnelle, croient, comme Marija Gimbutas, James Mallory ou Colin Renfrew, à la possibilité de déterminer un berceau pour le peuple originel supposé, aucun n'envisage sérieusement la possibilité d'une localisation dans le Grand Nord de l'Europe, ou même en Scandinavie. En effet ces régions, inhabitables pendant toute la dernière période glaciaire, ne commencent à être fréquentées par de petits groupes de chasseurs-cueilleurs, les Maglemosiens, que vers 7 000 ans avant notre ère. Ces derniers seront ensuite, avec la culture d'Ertebølle, peu à peu assimilés au cours du 5e millénaire par les agriculteurs néolithiques venus du Proche-Orient qui, à partir de 6 500 avant notre ère, colonisent l'ensemble de l'Europe au détriment des chasseurs-cueilleurs. Il n'y a donc, dans les vestiges archéologiques actuellement connus, pas l'ombre d'une preuve pour un mouvement de colonisation de l'Europe à partir du nord, mais au contraire tous les indices inverses. La livraison de 1997 de Nouvelle École, la principale revue de la Nouvelle Droite, est pourtant entièrement consacrée, sous la plume d'Alain de Benoist et de Jean Haudry, à une argumentation contournée à l'appui d'une origine nordique des Indo-Européens. Ce numéro a d'ailleurs bénéficié, sous la plume du linguiste Edgar Polomé, d'un compte-rendu extrêmement louangeux dans l'une des principales revues scientifiques américaines spécialisées dans ce domaine, le Journal of Indo-European Studies. Un autre article soutient la même thèse dans la revue Études indo-européennes éditée par « l'institut d'études indo-européennes » de l'université de Lyon 3, récemment autodissout. On y évoque, Nietzsche à l'appui, les « conquérants et seigneurs » blonds et venus du nord, qui prirent le contrôle du reste de l'Europe.

Pour autant, la question indo-européenne ri'est pas la simple curiosité d'esprits extrémistes marginaux. En effet  Jean Haudry est membre du « conseil scientifique» du Front national. Le  12e colloque de ce « conseil » était consacré « aux origines de la France ». Sa publication, qui s'ouvre par une contribution de Jean-Marie Le Pen et se termine par une autre de Bruno Mégret, contient entre autres un texte de Jean Haudry sur « les racines du peuple français » qui précise que « la population de la France s'est très peu modifiée depuis les temps les plus reculés, [...] la composition raciale se fixe dès le paléolithique supérieur ».

Ces faits, parmi bien d'autres, sont clairs. D'une part la théorie des origines indo-européennes est devenue partie intégrante de l'idéologie du Front national, même s'il s'agit sans doute désormais de la variante « mégretiste » de cette idéologie - et l'on a vu que dès la fin du 19e siècle on pouvait déjà distinguer entre un racisme populiste et un racisme à prétentions pseudo scientifiques. L'autre fait est que cette dernière variante, précisément, possède d'évidentes filiations avec le nazisme, et en particulier la revendication, aberrante, d'un foyer indo-européen originel situé du côté du pôle nord. De ce point de vue, la présence du thème indo-européen au Front national n'est pas anecdotique. Elle témoigne aussi des filiations idéologiques de ce mouvement politique. Mais pour autant, le modèle indo-européen n'est pas neutre, et le nazisme, comme l'extrême droite en général, en sont le débouché naturel.

Il est permis cependant de se poser une dernière question. Si les origines, mais aussi les aboutissements, de la question indo-européenne s'enracinent dans le mythe, qu'en est-il de la moisson de ressemblances et de correspondances que l'on constate entre les langues et entre les religions dites indo-européennes ? Ces ressemblances ne relèvent évidemment pas de l'hallucination collective. Mais en rendre compte dans les termes d'un arbre généalogique à partir d'un point-origine unique est extrêmement pauvre et réducteur, et ne correspond d'ailleurs pas à une bonne partie des faits observés. Il faut donc imaginer que les contacts prolongés, pendant des millénaires, de centaines de groupes humains successifs dans l'espace eurasiatique ont évidemment créé, par rencontres, osmoses, emprunts, et parfois aussi conquêtes, les nombreux points de convergence constatés. Il faut donc abandonner ce modèle arborescent, si pauvre et si funeste, pour des hypothèses historiques infiniment plus riches et plus complexes.

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