Le fait est là, qu'on le refuse, qu'on le proclame ou qu'on en prenne acte: le génocide perpétré par les nazis contre les juifs pendant la deuxième guerre mondiale pèse d'un poids tout à fait particulier sur le monde occidental contemporain. Le fait est là: depuis qu'il a eu lieu, cet événement a façonné ou transformé de manière notable l'identité d'un très grand nombre d'individus, mais aussi celle de groupes sociaux de natures et de dimensions diverses. Le fait est là: près d'un demi-siècle plus tard, cet événement remplit une fonction de référence, souvent déterminante, pour des productions intellectuelles de tous ordres – politique, philosophique, religieux, littéraire, etc. – et de toutes obédiences. Ce poids, cette empreinte, cette référence se traduisent de manières variées, souvent indirectes, paradoxales parfois tant il est vrai que les divers mécanismes par lesquels individus ou groupes manifestent leur refus du poids et de l'empreinte d'un événement sont, aussi, une preuve supplémentaire de cette empreinte et de ce poids.
Ainsi en va-t-il, par exemple, du mécanisme qui tend, en relativisant l'événement jusqu'à le représenter comme l'imitation par les nazis d'un modèle antérieur et étranger, le goulag, à délier enfin la société allemande d'« un passé qui ne veut pas passer »1. Une autre forme de ce refus consiste à minimiser l'empreinte laissée par l'événement, en raillant ses diverses manifestations comme autant d'artifices ou de stratégies. Une expression particulièrement notable de ce refus est l'insistance mise par certains à dénier à l'événement la moindre spécificité et à le nover dans le fleuve toujours renouvelé des atrocités infligées à l'humanité.
D'autres, personnes privées ou instances publiques, ne cessent, de leur côté, de rappeler à tout propos ce poids et cette empreinte, de faire constamment référence à l'événement et de brandir sa spécificité comme justification des prises de position idéologiques et politiques qui sont les leurs. La crainte, fondée, de ce qu'on nomme, injustement, « banalisation » de l'événement se double parfois chez eux d'une réelle indifférence aux crimes autres que le génocide des juifs par les nazis On voit bien comment un tel refus et une telle revendication ne peuvent que s'alimenter et s'exacerber mutuellement, d'autant plus quand, le temps passant, ils se chargent de significations différentes et d'enjeux nouveaux2. Ceux qui refusent et ceux qui revendiquent se reprochent mutuellement ces enjeux et ces significations sans que les uns ou les autres prennent véritablement en compte à quel point ce qui les anime, les uns et les autres, est aussi, notamment une manifestation du poids et de l'empreinte, sur eux, de l'événement.
Les nazis avaient mis leur imagination et leur zèle au service de cette grande entreprise: supprimer le plus grand nombre possible de juifs vivants. Mais à mesure que s'exécutait la « solution finale de la question juive », deux vastes problèmes se posaient aux promoteurs de l'entreprise: faire disparaître les millions de cadavres obtenus et procéder à cette double liquidation – les vivants puis les morts – aussi discrètement que le permettait une opération de cette envergure3. Dés la fin de la pour quelques-uns et depuis une dizaine d'années pour les plus actifs d'entre eux, un certain nombre de gens se sont trouvés confrontés à une variante du problème qui avait tant préoccupé les nazis: comment se débarrasser de ces millions de juifs morts qui continuent d'encombrer la conscience occidentale, et comment, à la différence des nazis, le faire assez bruyamment pour que la publicité donnée à l'entreprise pallie son insuffisance en effectifs. C'est ainsi qu'une représentation tout à fait particulière de cet événement, dont les prémices ont été conçues dés les premières années de l'après-guerre, s'est progressivement développée dans différents pays et construite à partir d'engagements idéologiques et politiques radicalement opposés, jusqu'à trouver sa forme à la fois radicale et publique vers la fin des années soixante-dix, et parvenir à la conjonction de ces courants opposés vers la fin des années quatre-vingts. Cette représentation consiste purement et simplement à nier que l'événement ait eu lieu. En fabriquant et en propageant une telle négation, ces gens ont fourni une preuve elle-même tout à fait particulière du poids et de l'empreinte laissés par le génocide: leur refus forcené de la spécificité de cet événement les a finalement conduits, de manière tout aussi forcenée, à frapper le génocide d'inexistence Négation radicale qui les contraint d'ailleurs, paradoxalement, à y revenir sans cesse, comme à une intolérable mais inévitable référence. Eux qui ricanent si volontiers de ceux qui sont demeurés hantés par cet événement vivent pour leur part dans un état permanent d'obsession démystificatrice, totalement dédiés à leur cause, acharnés qu'ils sont à faire la preuve que le crime n'a pas été commis et que les morts n'ont pas été tués.
Le qualificatif qu'ils s'attribuent eux-mêmes depuis quelques années est celui de « révisionnistes », dénomination censée faire d'eux ipso facto les glorieux héritiers de l'histoire déjà longue des combats, souvent minoritaires, menés par certains courants politiques, notamment au sein du mouvement ouvrier. Dans le même temps, ils se sont proclamés « école révisionniste », qu'ils opposent à l'« école exterminationniste » (sic), dite aussi « histoire officielle ». Ils comptent bien, ce faisant, bénéficier par amalgame des qualités de sérieux et de respectabilité intellectuelle ordinairement attachées à la notion d'école historique, tout en faisant la preuve de leur incomparable et incorruptible liberté d'esprit, résolument hostile à toute forme d'orthodoxie et à toute l'histoire « officielle ». Et pour ne pas faillir à la subtilité qui signe les opérations publicitaires de qualité, ils expliquent que seule la rigidité de cette « école exterminationniste » barricadée derrière son orthodoxie est responsable de la dissidence d'une « école révisionniste »4. Une telle appropriation, à la fois cynique et triviale, du concept de révisionnisme irrite notamment les historiens, dont certains refusent de gratifier désormais de telles gens d'un tel terme. Mais est-il certain, par exemple, que l'utilisation aussi fréquente qu'abusive des mots de « démocrate » ou de « républicain » dans leurs discours par des hommes politiques essentiellement préoccupés d'ordre et de mise au pas ait véritablement entaché les concepts mêmes de république et de démocratie ? De toute façon, l'histoire dira quel terme aura finalement été retenu pour qualifier ces « révisionnistes » d'un genre bien particulier qu'on peut au moins, en attendant, affubler de ces guillemets lourds de suspicion qu'eux-mêmes utilisent si volontiers5.
Une histoire générale, qui reste à écrire, de ce « révisionnisme » devrait, notamment, distinguer entre les différentes périodes au cours desquelles ses thèses successives ont été élaborées, entre les origines géographiques diverses de production et de diffusion de ces thèses, entre les courants politiques spécifiques dont ce mouvement procède Ce qu'on a appelé, à partir de 1979, l'« affaire Faurisson » vit le jour dans le contexte particulier des remous provoqués en France par la publication en octobre 1978 d'une interview de Louis Darquier, auto- proclamé « de Pellepoix », qui avait été commissaire général aux Questions juives dans le gouvernement de Vichy de mai 1942 à février 1944 et qui, vieillard grabataire mais conséquent, expliquait trente-cinq ans plus tard qu'« à Auschwitz, on n'a gazé que les poux »6. Dans le sillage de cette interview, on se mit pour un temps à reparler des collaborateurs de haut vol, responsables de la déportation des juifs, qu'avaient été René Bousquet et Jean Leguay, rapidement convertis en hommes d'affaires une fois leurs activités vichyssoises révolues et commodément oubliées7. La télévision française, qui s'y était jusque- là refusée, devait décider peu après d'acheter les droits de la série américaine Holocauste. C'est au cours de cet automne de 1978 et grâce à cette conjoncture que Robert Faurisson, alors maître de conférences en littérature à l'université de Lyon II, où il initiait ses étudiants à l'entreprise qui était la sienne de démystification systématique des auteurs consacrés de la littérature française des XIXe et XXe siècles, parvint à faire enfin sa percée médiatique, dans Le Matin et dans Le Monde8.
Je ne reprendrai pas ici, faute de place, l'analyse des procédés « révisionnistes » de lecture des documents qui établissent la réalité du génocide Cette méthode, dont la rigueur intellectuelle le dispute aux principes déontologiques qui l'animent, est destinée à faire la preuve que le soi-disant génocide ne fut en fait qu'un gigantesque bobard, une monstrueuse escroquerie fabriquée de toutes pièces par les juifs (dont il n'est jamais inopportun de rappeler quels talents talmudico-financiers ils ont toujours mis au service de leur entreprise de domination occulte du monde) pour extorquer, à titre de réparations, des millions de marks au malheureux peuple allemand qui est, avec le peuple palestinien, la principale victime de cette monumentale escroquerie9,
En ce printemps de 1979 traversé de résurgences10, un tract finement intitulé « Les chambres à gaz sont-elles indispensables à notre bonheur ? » et signé par « des personnes sans qualité » affirmait clairement: « Le professeur Faurisson est un homme seul ». Un autre tract de ce même printemps 1979, signé La Guerre Sociale, qui se portait aussi au secours du chercheur solitaire, proposait même un subtil renversement des rôles, sous un titre choc: « Qui est le Juif ? ». Pour peaufiner cette image de chercheur indépendant, innocente victime d'une scandaleuse chasse aux sorcières, R. Faurisson et ceux qui le défendaient furent contraints, malgré leur passion militante pour la vérité11, de gommer soigneusement quelques épisodes anciens ou récents de la vie dudit Ainsi le pugilat, en 1960, entre R. Faurisson et un commissaire de police bien décidé à déposer la plaque commémorative que les « Amis du Maréchal Pétain » venaient d'apposer devant le bureau que celui-ci avait occupé pendant la guerre dans un grand hôtel de Vichy. Ainsi la conférence du même professeur Faurisson, « viscéralement antitotalitaire », à Washington le 14 septembre 1979 devant les membres de la National Alliance, le parti néo-nazi américain12. Mais, après tout, peut-être la longue pratique démystificatrice de R. Faurisson n'est-elle qu'une monomanie de nature bénigne13, ses engagements vichyssois de banales joutes apolitiques, son enseignement pour nazis le signe d'un véritable sacerdoce pédagogique et sa participation aux « conventions révisionnistes » internationales qui réunissent néo-nazis et autres antisémites virulents et notoires une preuve éclatante de sa liberté d'esprit14. Pourquoi l'ensemble de ces faits aurait-il dû tempérer les ardeurs de ses défenseurs, de ceux qui, depuis bientôt dix ans, ont entrepris en France de soutenir ce juif d'un genre particulier et de tout faire pour le sortir enfin de l'injuste solitude dans laquelle le cantonnait son combat de chercheur indépendant ?
Mais qui sont-ils, ceux qui ont ainsi mis au service des idées de R.
Faurisson leur temps, leur énergie, les moyens financiers qu'ils ont
pu rassembler, une politique massive de publication, et qui, depuis lors,
se dépensent sans compter pour se débarrasser enfin des
millions de cadavres juifs qui semblent tant les encombrer ? On
aurait pu s'attendre à ce que, comme en Grande-Bretagne, en
Allemagne ou aux États-Unis, ces
« révisionnistes » fussent exclusivement des
militants d'extrême droite D'autant plus que le précurseur, en
France, de ce « révisionnisme » de la
Deuxième Guerre mondiale fut « le principal
théoricien du néo-fascisme à la
française », Maurice Bardèche15. Aprés que son beau-frère,
Robert Brasillach, qui avait dirigé pendant la guerre l'hebdomadaire
raciste et antisémite d'extrême droite Je suis partout,
organe essentiel (tirage: 300 000 exemplaires par semaine en 1942)
de la presse collaborationniste, eut été fusillé en
1945 malgré les efforts déployés, par François
Mauriac notamment, pour obtenir sa grâce auprès du
Général de Gaulle, M. Bardèche, jusque-là
auteur d'essais littéraires et, avec son beau-frère, d'une
histoire du cinéma, s'était transformé en
« un animal politique »16. Qu'écrivait au lendemain de la guerre
ce précurseur du « révisionnisme »
d'aujourd'hui ? En 1948, son livre Nüremberg ou la terre
promise commence par ces mots: « Je ne prends pas la
défense de l'Allemagne. Je prends la défense de la
vérité. Je ne sais si la vérité existe et
même beaucoup de gens font des raisonnements pour me prouver qu'elle
n'existe pas. Mais je sais que le mensonge existe, je sais que la
déformation systématique existe. Nous vivons depuis trois
ans sur une falsification de l'histoire » Il poursuit:
« Si, un jour, les hommes cessaient de croire à la
monstruosité allemande, ne demanderaient-ils pas compte des villes
englouties [par les bombardements des Alliés] ? Il y a donc un
intérêt évident de la propagande britannique et
américaine et, à un moindre degré, de la propagande
soviétique, à soutenir la thèse des crimes
allemands ». Cherchant ce dont leur propagande avait besoin, les
Alliés eurent « la bonne fortune de découvrir en
janvier 1945 ces camps de concentration dont personne n'avait entendu
parler jusqu'alors ». Mais « que
répondrons-nous à ces hommes auxquels nous avons fait une
guerre de religion ? [...] Quand l'un d'entre eux nous rappellera
cette immense moisson de grandeur et de sacrifice que la jeune Allemagne a
offerte de toute ses forces, quand ces milliers d'épis si beaux nous
seront présentés, devant la moisson nouvelle, que
dirons-nous, nous complices des juges, complices du
mensonge ? ». Quant aux chambres à gaz,
« si la délégation française [au
procès de Nüremberg] trouve les factures de gaz nocifs, elle se
trompe dans la traduction et elle cite une phrase où l'on peut lire
que ce gaz était destiné à
« l'extermination », alors que le texte allemand dit en
réalité qu'il était destiné à
« l'assainissement », c'est-à-dire à la
destruction des poux dont tous les internés se plaignaient en
effet ». Certes « il y avait une volonté
d'extermination des juifs (sur laquelle les preuves sont nombreuses); et si
certains français furent déportés en même temps
qu'eux, c'est parce qu'ils avaient accepté ou qu'ils avaient paru
accepter la défense de la cause juive [...]. Les juifs sont
originellement des étrangers [qui] n'ont pas hésité
à entraîner notre pays dans une guerre désastreuse mais
souhaitable, parce qu'elle était dirigée contre un ennemi de
leur race [...] ils nous ont divisés, ils ont réclamé
le sang des meilleurs et des plus purs d'entre nous, et ils se sont
réjouis et ils se réjouissent de nos morts. Cette guerre
qu'ils ont voulue, ils nous ont donné le droit de dire qu'elle fut
leur guerre et non la nôtre. Ils l'ont payée du prix dont on
paie toutes les guerres. Nous avons le droit de ne pas compter leurs morts
avec nos morts »17. Voilà ce qu'écrivait en 1948
celui qui allait ouvrir la voie à la révision de R. Faurisson
et qui, l'année dernière encore, lors de l'émission
Apostrophes, où il avait été convié
à venir parler de son récent livre sur L. F. Céline,
reprenait à son compte les justifications vichyssoises de la
déportation des enfants juifs avec leurs parents: « pour
ne pas séparer les familles » 18.
C'est d'ailleurs dans Défense de l'Occident, la revue fondée et dirigée par M. Bardèche, que R. Faurisson, l'homme aux viscères antitotalitaires publie pour la première fois, au printemps 1978, le résultat de ses recherches sur les prétendues chambres à gaz19. Mais les « révisionnistes » qui se portent à son secours quelques mois plus tard justifient ce choix par l'impossibilité dans laquelle il était de se faire publier ailleurs – comme si le choix ne demeurait pas toujours de ne pas se faire publier du tout plutôt que de l'être par un Maurice Bardèche. Mais qui sont-ils donc, ceux qui se sont immédiatement portés au secours de R. Faurisson en mêlant sans cesse ce qu'ils prétendaient dissocier: la protestation contre les procès intentés à celui-ci par la LICRA et des associations d'anciens déportés, et la défense de ses thèses ? Issus d'une tradition politique radicalement opposée à celle de M. Bardèche, ils avaient été jusque-là pour la plupart des militants d'extrême gauche, ou plus précisément de cette mouvance parfois qualifiée d'ultra-gauche. Ce qui importe notamment à ces « révisionnistes », c'est, comme l'écrivait A. Finkielkraut, « de prendre position à la gauche de toutes les gauches: lieu abstrait, métalangage absolu, forteresse imprenable d'où l'on peut condamner la tiédeur et les compromissions sans relever soi-même d'aucun jugement [...] Ils se conçoivent eux-mêmes, au milieu des traîtres et des dupes, comme les ultimes champions de l'idée révolutionnaire: vainqueurs par K.O. dans la surenchère des groupuscules pour l'appropriation du principe de radicalité »20.
A la tête de l'entrée en « révisionnisme » de cette fraction de l'ultra-gauche en France, le dénommé Pierre Guillaume. Né pendant la guerre, il avait affûté ses premières armes théoriques, au début des années soixante, au sein du petit groupe Socialisme ou Barbarie (SOB), de Cornélius Castoriadis, Claude Lefort, Jean François Lyotard et Pierre Souyri, tous dissidents du trotstkysme, groupe dont le travail théorique avait notamment consisté en une analyse de l'URSS comme capitalisme bureaucratique d'état. En 1963, P. Guillaume suivit ceux qui se détachèrent alors de SOB pour fonder Pouvoir ouvrier, dont la vocation militante était l'implantation dans la classe ouvrière, groupe dirigé par un ancien membre du POUM espagnol, Vega, qui avait été fortement marqué, avant d'entrer à SOB, par ce qu'on appelait le « bordiguisme », du nom d'Amadeo Bordiga (1889-1970) dont il sera question plus loin21. En octobre 1967, P. Guillaume quittait Pouvoir ouvrier et fondait alors, avec une demi-douzaine d'exclus ou de démissionnaires, un groupe plus informel, qui prenait le nom de la librairie qu'il avait ouverte au Quartier latin deux ans plus tôt, La Vieille Taupe Cette librairie, qui fonctionna jusqu'en 1972 et fut fréquentée par nombre des acteurs étudiants du joli mai, avait acquis en 1967 les restes encore très importants du fonds Costes, qui avait été avant la guerre l'éditeur de Marx. On y trouvait aussi un très grand nombre de textes révolutionnaires des décennies passées, les cahiers Spartacus, les publications des divers courants dits gauchistes de l'époque, sans oublier les collections encore disponibles de Socialisme ou Barbarie, dissous en 1965, la revue bordiguiste Programme communiste, et, pour un temps, les numéros sur papier glacé de celle de Guy Debord et Raoul Vaneigem L'Internationale Situationniste (1958-1968), dont la brochure « De la misère en milieu étudiant », parue à l'hiver 1967, était comme annonciatrice du printemps suivant: revue dont la théorie du spectacle et la critique du militantisme sacerdotal jetaient une tache hédoniste et colorée parmi les austères brochures ronéotypées des révolutionnaires de diverses obédiences qui n'avaient pas encore appris à prendre leurs désirs pour des réalités.
Après l'extinction des emportements de mai, le groupe de La Vieille Taupe amorça une orientation pure et dure: la révolution avait échoué faute d'une véritable direction révolutionnaire, et l'on entrait dans une de ces phases de l'histoire du mouvement ouvrier pendant lesquelles la conscience même du prolétariat se concentrait en la personne de quelques-uns seulement, en l'occurrence les penseurs de La Vieille Taupe évidemment Cette poignée de sauveurs du Mouvement communiste, ainsi que furent intitulés les quelques numéros de la brochure publiée par La Vieille Taupe à partir de 1969, reprenait là un thème central de la version bordiguiste du marxisme, du nom d'un des fondateurs, en 1921, du parti communiste italien, Amadeo Bordiga, qui avait créé à Naples, en 1918 la revue Il Soviet, porte-parole de la position « abstentionniste » que critiquait Lénine dans Le Gauchisme, maladie infantile du communisme publié en 1921. Bordiga fut exclu du parti communiste italien en 1930 après des années de divergences avec Gramsci et Togliatti et, plus largement, avec la ligne de la IIIe Internationale sur la question du Front unique. Et pour comprendre comment les vieilles taupes gardiennes de la révolution en sont venues à mettre en doute, comme le premier fasciste venu, puis à nier, comme un quelconque Faurisson, le génocide des juifs par les nazis, c'est bien à ce conflit politique antérieur à l'événement lui-même qu'il faut remonter, à l'affrontement des deux tendances au sein du mouvement communiste international à partir de la fin des années vingt. On sait comment la tendance qui préconisait l'alliance électorale des communistes avec les sociaux-démocrates pour barrer la route au fascisme conduisit, en France, à la venue au pouvoir du Front Populaire en 1936 Et comment, à l'inverse, les communistes allemands, partisans dans leur très grande majorité de la tendance opposée, de « classe contre classe », et confiants dans la perspective prochaine d'une révolution sociale, continuèrent jusqu'en 1933 à s'opposer à toute alliance avec les « socio-fascistes » de la social-démocratie, tenue pour l'ennemi principal22. Il se trouve qu'en Italie, cette dernière position était défendue par Bordiga. Or, quinze ans après la fin de la guerre, en 1960, la revue française du bordiguisme, Programme communiste, publie un article intitulé « Auschwitz ou le Grand Alibi ». En 1960, à l'époque où les futurs « révisionnistes » de La Vieille Taupe ont à peine vingt ans et quelques illusions à perdre avant de se transformer enfin en gardiens de la vérité, le génocide est trop récent encore pour n'avoir pas eu lieu. L'analyse de leurs aînés bordiguistes ne remet pas du tout en question la réalité de l'événement. Ce que dénoncent ceux qui se considèrent comme les uniques héritiers de la pensée de Marx, de l'invariance (titre d'une revue bordiguiste) de sa théorie face aux réformistes et bureaucrates de tous poils qui l'ont pervertie en l'exploitant, c'est l'utilisation, par les impérialistes vainqueurs des nazis, qu'ils soient d'idéologie bourgeoise ou prétendument marxiste, du génocide comme d'un alibi destiné à duper les masses prolétariennes en établissant une opposition, de fait totalement fictive, entre les démocraties et les régimes fascistes. Belle constance des vrais théoriciens de la révolution que ne saurait perturber le cours de l'histoire. L'explication ultime de tout phénomène, et donc de l'antisémitisme, étant nécessairement, à leurs yeux, d'ordre économique, il leur fallait proposer une construction de la réalité qui rendit compte de ces impératifs théoriques. « Du fait de leur histoire antérieure, les Juifs se trouvent aujourd'hui essentiellement dans la moyenne et petite bourgeoisie. Or cette classe est condamnée par l'avance irrésistible de la concentration du capital ». L'antisémitisme résulte donc « directement de la contrainte économique » qui a mené la petite bourgeoisie allemande à sacrifier « une de ses parties [les juifs], espérant ainsi sauver et assurer l'existence des autres [...]. En temps "normal", et lorsqu'il s'agit d'un petit nombre, le capitalisme peut laisser crever tout seuls les hommes qu'il rejette du processus de production. Mais il lui était impossible de le faire en pleine guerre et pour des millions d'hommes: un tel "désordre" aurait tout paralysé Il fallait donc que le capitalisme organise leur mort [...]. Le capitalisme allemand s'est d'ailleurs mal résigné à l'assassinat pur et simple Non certes par humanisme, mais parce qu'il ne rapportait rien [...] [Les Juifs ont été détruits] non parce que Juifs, mais parce que rejetés du processus de production, inutiles à la production ». Telle est la thèse défendue en 1960 par les champions du matérialisme économico-logique, qui dénoncent « l'identité des idéologies fascistes et antifascistes » et savent, en bordiguistes convaincus, que la pire conséquence du fascisme est précisément cette idéologie antifasciste produite par le capitalisme pour immobiliser la classe ouvrière en lui désignant un faux ennemi, prétendument diabolique, et renforcer ainsi, en la dissimulant, l'exploitation dont les prolétaires sont l'objet; parce que « les horreurs de la mort capitaliste doivent faire oublier au prolétariat les horreurs de la vie capitaliste et le fait que les deux sont indissolublement lices »23.
En 1970, dix ans après sa première parution, La Vieille Taupe republie, sous forme de brochure, cette dénonciation du grand alibi 24. A l'époque, P. Guillaume et ceux qui travaillent avec lui croient sans doute encore aux horreurs de la mort capitaliste. Mais le temps, lui, travaille pour les « révisionnistes ». Dix ans après les barricades de mai et cinq ans après avoir fermé la librairie, désoeuvrées, réduites à ruminer leur haine du vieil ennemi, l'antifascisme, qui était parvenu à occulter la théorie révolutionnaire, les vieilles taupes apprennent par la presse l'existence providentielle de ce R. Faurisson démolisseur de chambres à gaz. Or, pour que la théorie révolutionnaire renaisse, il fallait démolir l'édifice de l'antifascisme. Et voilà qu'on découvrait un professeur de lettres, fort éloigné de la révolution, qui s'attaquait publiquement à ce qui constituait la base même de cet édifice mensonger: l'extermination des juifs dans les chambres à gaz. Ce que les bordiguistes n'avaient jusque-là osé concevoir et dénoncer que comme alibi était présenté par cet audacieux chercheur comme une pure et simple invention, fabriquée par les sionistes et véhiculée par la propagande des vainqueurs de la deuxième guerre mondiale. Le pas était franchi. P. Guillaume, offrant aussitôt ses services à R. Faurisson, fonda alors pour cause de « révisionnisme » une maison d'édition qui reprenait le nom de La Vieille Taupe et autour de laquelle vinrent se regrouper les seuls vrais révolutionnaires, ceux que l'entreprise de démolition des chambres à gaz allait enfin sauver du chômage politique.
Ainsi on était passé, en une vingtaine d'années, de la caractérisation, il est vrai encore boiteuse, d'Auschwitz alibi, à la construction, autrement plus radicale et créatrice, d'Auschwitz comme mythe. Il faut dire que les temps avaient changé. Les regards aussi. La vision de juifs rescapés des camps avait fait place à celle de soldats israéliens occupant les territoires palestiniens et bombardant d'autres camps. Cette image de la victime transformée en vainqueur, si elle n'a pas cessé depuis d'affecter profondément un très grand nombre de gens, juifs et non juifs, eut un effet tout particulier sur ceux qui allaient pouvoir enfin se libérer du « sionisme de transfert »25 dont était imbue l'opinion, incapable de comprendre que « la création de l'État d'Israël n'a évidemment rien à voir avec ce qui s'est passé entre les nazis et les communautés juives d'Europe »26. Ces révolutionnaires pouvaient désormais sauter le pas, abandonner l'alibi pour l'imposture. Quelque chose en effet grippait dans les rouages du raisonnement bordiguiste. Il n'était ni logique ni rationnel pour les tenants de la compréhension économique du monde que le capital, en perpétrant un génocide, sacrifiât la considérable force de travail que représentaient les millions de juifs déportés. Les bordiguistes expliquaient d'ailleurs que le capital s'était mal résigné à ce génocide qui ne rapportait rien. Les « révisionnistes » qui ont pris la relève ont malaxé et tordu la réalité jusqu'à ce qu'elle se conformât enfin à la théorie chargée d'en rendre compte: le génocide n'a pas eu lieu.
Souvent nés, d'ailleurs, pendant les années où s'exécutait ce meurtre de masse, ayant parfois pris une part active dans les engagements de leur génération, les luttes anticoloniales, notamment pour l'Algérie et le Vietnam, ces taupes vieillissantes battaient la semelle depuis qu'on avait bitumé les pavés parisiens coupables de barricades et que les reniements, sur divers continents, de tant de mouvements de libération une fois arrivés au pouvoir, avaient constitués en garants des principes de la révolution mondiale et en gardiens de sa vertu théorique, ces rares penseurs libres qui, n'ayant pas cru à un paradis soviétique, savaient, eux, que l'enfer, fût-il nazi, n'existait pas non plus. Pourfendeurs à plein temps des tabous de tous ordres qui prolifèrent « du côté de l'ordre et de la vérité établis »27, d'autant plus acharnés à démasquer désormais les mensonges de cette histoire officielle qu'ils en ont eux-mêmes été les dupes dans leur jeunesse et que seule l'intransigeance de leur croisade présente peut réparer à leurs yeux ces myopies passées, preuves incarnées du principe qui dit qu'on ne naît pas « révisionniste » mais qu'on le devient au terme d'une conversion radicale à l'exigeante vérité des seuls clairvoyants, pratiquants zélés d'un soupçon systématique qui sert d'appareil théorique à leur conception du monde, ces non-dupes pratiquent avec application le conformisme le plus implacable, celui de l'anti-conformisme, qu'ils ont constitué en vertu définitive Ayant décrété une fois pour toutes qu'une vérité communément partagée était certainement un mensonge, constitués en briseurs d'idoles par les tromperies réitérées d'un monde bourgeois corrompu, ces « révisionnistes » qui, à la différence du commun des mortels, ne seront « partisan[s] d'aucune pensée asservie »28 ont pris le risque de « déchirer le voile de l'idéologie », un risque « que les intellectuels répugnent presque toujours à accepter parce que leur fonction sociale essentielle, et très généralement leur gagne-pain, est d'être les tisserands [de ce] voile idéologique ». Certains parmi eux, attachés à la cause palestinienne avec d'autant plus de force qu'ils ont eu, à l'âge où il leur restait encore quelque regrettable mollesse du jugement, la faiblesse de partager l'opinion dominante qui était en Occident favorable au sionisme, totalement dévoués désormais à la conversion des masses encore entravées par cette idéologie qui « ne vient se poser sur les événements que comme un voile destiné à en cacher les mécanismes réels », pleinement conscients de l'importance de leur contribution au « travail de dévoilement et de critique de l'idéologie dominante » à l'oeuvre « dans le monde judéo-israélo-sioniste », savent aussi, maintenant que la force de l'âge a assagi sans l'émousser leur ardeur combattante, que reste à accomplir « un énorme travail pour creuser des galeries dans les couches de sédiments idéologiques et atteindre la roche dure de la vérité théorique et pratique »29. On demeure toujours confondu devant l'âpre beauté, la densité conceptuelle et les vertus métaphoriques de l'authentique langue révolutionnaire.
On sait bien que les événements et les personnages qui ont marqué l'histoire du monde sont une tentation de choix pour des élucubrations négatrices en tous genres. En 1827, soit à peine six ans après la mort de l'Empereur, un certain Jean-Baptiste Pérès fit paraître un curieux petit livre intitulé Comme quoi Napoléon n'a jamais existé ou Grand Erratum source d'un nombre infini d'errata à noter dans l'histoire du XIX' siècle, qui commençait par ces mots: « Napoléon Bonaparte, dont on a dit et écrit tant de choses, n'a pas même existé. Ce n'est qu'un personnage allégorique »30 Mais mises à part les élucubrations de ce type, la révision permanente des connaissances qui, somme toute, caractérise cette discipline qu'on appelle l'histoire ne nie pas l'évidence, n'invalide pas systématiquement tout ce qui atteste la réalité d'un fait, ne confond pas l'exercice du doute avec la pratique du soupçon. Les « révisionnistes » en revanche s'instituent juges d'un procès dans lequel il s'agit « non pas de connaître le déroulement exact des événements survenus à Auschwitz mais de vérifier si les pièces à conviction présentées à l'appui de la thèse exterminationniste sont probantes »31; procès qui n'a lieu que parce qu'ils nient l'existence de l'objet du linge et qu'ils seront donc nécessairement amenés, à l'heure du verdict, à déclarer fausses toutes les preuves contraires à l'a priori dont ils ne démordent pas. Les « révisionnistes » nient la réalité qui les excède parce qu'elle excède leur théorie. Au lieu d'adapter leurs idées à la réalité, ils adaptent la réalité à leurs idées Attachés à un objet historique unique – cette extermination, indicible pour les témoins, intransmissible par les survivants, impensable pour tous les autres, et qui a fini, avec le temps, par devenir inimaginable – ils ont perdu de vue la frontière entre réalité et fiction, décrété la réalité fiction et réalité la fiction qu'ils ont produite, basculant du <c tout ce qui est réel est rationnel » hégélien dans un « seul ce qui est rationnel est réel » proprement « révisionniste »32.
On pourrait, si on en avait le temps, suivre à la loupe les degrés et les nuances de l'engagement des uns et des autres dans la défense de R. Faurisson; celui des justiciers solitaires et celui de tel de ces groupuscules, souvent nés à l'ombre de La Vieille Taupe et qui sont parfois parvenus à publier jusqu'à un deuxième ou même un troisième numéro de ces brochures méconnues qui ont nom La Guerre Sociale, La Jeune Taupe, Le lutteur de classe ou La Banquise. Il y a, par exemple, la « question de principe » que brandit fort honorablement celui-ci et qui le fait s'opposer aux procès intentés à R. Faurisson mais déraper, dans le même texte, en affirmant que celui-ci ne met pas en doute le génocide, avant de rendre publique un an plus tard une déclaration embrouillée dans laquelle il affirme que le discours de R. Faurisson est « historiquement faux, intellectuellement aberrant, politiquement dangereux » mais refuse qu'« on malmène la vérité historique comme le font les historiens officiels », pour conclure que « seul un débat scientifique et démocratique permettrait de sortir de l'impasse »33. Il y a celui-là qui, après avoir « comme le commun des mortels [...] cru pendant longtemps [qu'il existait] sur le sujet de la politique d'extermination nazie une vaste quantité de documents et d'informations vérifiables » fait part « des convictions qu'une brève étude de cet énorme dossier peut avoir suscitées en [lui]. Une seule, ferme, bien assise: on peut douter que les choses se soient passées ainsi »34, pour, dix ans plus tard, écrire au sujet de l'affaire du Carmel d'Auschwitz, sous les initiales S. T., deux pages intitulées, de manière désopilante, « Carmel mou » et qui mériteraient de figurer dans une anthologie des pamphlets antisémites d'hier et d'aujourd'hui35. Il y a tel autre qui, ayant assuré ses contemporains, au début de son engagement aux côtés de R. Faurisson, de sa « conviction que seule la vérité est révolutionnaire » se laisse aller, quelques années plus tard, à des élucubrations quasi petites-bourgeoises, en expliquant que « le mot vérité est ambigu » et qu'il « introduit une dimension métaphysique »,36. Il y a ceux que les contorsions rhétoriques auxquelles ont été contraints de se prêter ces penseurs tous terrains pour faire de R. Faurisson un martyr digne de leur engagement théorique et pratique n'empêchent nullement de se soumettre, quand cela est nécessaire, aux rigueurs de la plus absolue cohérence: « Même si Faurisson était antisémite, devrait-on, pour cela seulement, récuser son étude historique sur un point limité de la 2e guerre mondiale ? Pour autant que nous le sachions, Faurisson n'a jamais été écrire quelque chose du genre "de nombreux youtres ont été parqués en camp de concentration Ce n'est pas suffisant, nous demandons qu'un terme soit mis à leur arrogance". Si Faurisson tenait des propos antisémites, nous n'aurions effectivement pas à discuter un seul instant pour savoir si ses propos doivent être pris en considération ou non »37. Il y a ceux qui, prudents, délaissent le chemin des taupes pour émettre depuis la banquise où ils se sont réfugiés quelques idées puissantes sur le fait qu'« il est sûrement vrai que les à gaz ont dû exister – ou non. Mais pour un révolutionnaire [...] l'existence ou la non-existence des chambres à gaz ne sont que des vérités dépourvues de sens », que ces chambres à gaz « existent aujourd'hui, comme elles ont existé au minimum pour les déportés, c'est-à-dire comme image issue d'une réalité horrible ». Que « l'important n'est pas le fait que ces gens croient ou non à l'existence des chambres à gaz, mais la raison pour laquelle ils tiennent tellement à cette croyance », mais aussi que « la vérité n'est pas chez Faurisson » parce que « nier le génocide n'a de sens que si l'on donne au mot la signification que lui donne l'antifasciste le plus borné » et que, faisant, comme les « exterminationnistes », « du massacre une question d'intention », ce R. Faurisson « n'est ni utilisable ni soutenable, parce qu'il renforce une confusion que la théorie révolutionnaire est justement là pour dissiper ». Aussi quel déchirement le jour où les militants de la Guerre sociale, non contents de rejoindre, à l'automne 1980, La Vieille Taupe new look « dans l'activisme confusionniste pour la défense de Faurisson », en sont venus, avant de prendre eux-mêmes quelques distances avec cette Vieille Taupe38, à traiter les révolutionnaires de La Banquise comme de vulgaires situationnistes des temps préhistoriques en les accusant, ni plus ni moins, d'être « des branleurs vaneigemistes ». On comprend, dans ces conditions, qu'isolés sur leur « banquise » les pingouins de la critique sociale en soient réduits à méditer sur « des règles de conduite à trouver entre révolutionnaires »; quelque chose comme « un mode de relations entre individus et entre groupes qui tienne en lisière les comportements affectifs paralysants », parce que « tant que le courant révolutionnaire sera aussi faible, les affrontements de personnalité et de caractère garderont leur importance ». L'isolement auquel ils sont astreints leur laisse d'ailleurs le temps de traiter, en deux pages, la « prétendue question juive » qui relève « de la pure et simple manipulation politique » car, « que ce soit pour protéger les citoyens contre les Juifs (Hitler) ou les Juifs contre l'antisémitisme totalitaire (alliance des démocraties et du sionisme), c'est avant tout et une fois encore l'existence du racket étatique que la prétendue question juive sert à justifier ». Eux, « les communistes », n'ont pas « à se pencher sur la question juive parce qu'ils dénoncent en son existence même une survivance de la pré-histoire de l'humanité »39.
Menés par des groupes dont les effectifs se comptent parfois jusque sur les doigts des deux mains, ces débats critiques de haut vol aux allures d'anathèmes donnent sans doute à chacun de ces seuls vrais noyaux de la théorie révolutionnaire le sentiment même de sa propre existence et de sa raison d'être.
Et si ces taupes vieilles et jeunes, ces pingouins, ces lutteurs de classe et ces guerriers sociaux avaient vingt ans, on pourrait se dire que, pour eux, ce temps n'est décidément pas le plus bel âge de la vie Mais on penserait aussi qu'au moins ils l'ont encore largement devant eux, cette vie Alors que nés pendant ou peu après la dernière guerre, les penseurs non asservis des versions dure ou molle du « révisionnisme », bientôt quinquagénaires et ayant déjà donné dix années de leur existence à la démolition des chambres à gaz, semblent n'avoir d'autre perspective que celle d'un enfermement progressif dans la raideur d'une vision du monde paranoïaque, à la mesure du ressentiment massif, indicible et pathétique qui les habite.
Bardèche, Bordiga: le « révisionnisme »
d'aujourd'hui avait eu ses précurseurs. Mais il fallait au
mouvement une figure de fondateur. Le certificat imperturbablement
révolutionnaire que les
« révisionnistes » de l'ultra-gauche ont, dans
leur langue de bois, apposé sur leur entreprise de
dénonciation du complot sioniste impliquait que cette figure
répondit aux critères qui, comme pour ses héritiers,
la démarquerait à jamais, quels qu'aient pu être ses
engagements ultérieurs, des « ennemis
politiques » qui dénonçaient le même complot
avec une même virulence. Ils n'eurent aucun mal à trouver en
Paul Rassinier ce père fondateur, Rassinier dont ils
répètent à l'envi qu'on le condamne sans l'avoir lu.
Né en 1908, celui-ci était entré très jeune au
parti communiste dont il fut exclu comme oppositionnel en 1932 avant de
rejoindre les rangs de la SFIO. Enseignant de cours complémentaire
à Besançon, il était résolument et activement
pacifiste. Bien qu'avant été, comme on disait alors,
Münichois, il rejoignit très tôt la Résistance.
Arrêté par la Gestapo en octobre 1943, ayant subi des tortures
dont il garderait toute sa vie de graves séquelles, il fut
déporté à Buchenwald puis à Dora où il
demeura jusqu'à la libération du camp le 11 avril 1945. Dans
son premier livre, Passage de la ligne, publié en
194840, il décrit le
quotidien de sa vie de déporté de la base, en butte aux
kapos, notamment les communistes, dont il dénonce les abus et les
violences, parce qu'ils « étaient bien plus que les SS des
obstacles à [l']humanisation [du camp] » (p. 40) et
qu'« il vaut mieux avoir affaire avec Dieu qu'à ses
saints » (p. 42). Pris dans la logique interne de la vie du
camp au jour le jour, il avait perdu de vue la raison d'être d'un tel
lieu et oublié ce que l'ancien déporté
mentionné plus haut (voir note 36) écrivait à P.
Guillaume des années plus tard: « Qui avait
désigné les Kapos, sinon les SS ? Qui leur donnait des
ordres, y compris l'ordre de tuer ? [...] La seule différence
était que les Kapos ne pouvant utiliser que la schlague ou le
bâton, tandis que les SS utilisaient les armes » (41.)
Deux ans après, dans Le Mensonge d'Ulysse, Rassinier fustige
les « récits fantaisistes » des anciens
déportés, « dans lesquels ils se donnaient
volontiers des allures de saints, de héros ou de martyrs »
(p. 115). Mais déjà, à la critique de divers
témoignages, dans lesquels il relève des exagérations,
des inventions ou telle « tournure littéraire »
parlant de chambres à gaz à propos de Buchenwald où
elles n'existaient pas, il mêle sans aucun commentaire, un
récit sur le comportement des gardiens à la maison centrale
de Riom en 1939, un autre sur les pratiques de « criminels de
guerre » exercées à l'encontre de prisonniers
allemands et un troisième sur des exactions commises à
Fresnes contre un imprimeur condamné en 1946, ce dernier
récit lui ayant été communiqué par A. Paraz,
anarchiste antisémite d'extrême droite et préfacier de
la deuxième édition du Mensonge d'Ulysse. On voit ici
déjà l'amorce de la logique
« révisionniste »: ce qu'on a reproché
aux Allemands a été très exagéré;
d'ailleurs les autres n'ont pas fait mieux. On remarque au passage que les
témoignages sur ce qu'ont fait ces autres ne sont, eux, aucunement
sujets à caution Rassinier cite ensuite in extenso un texte
allemand officiel qui décrit la vie au camp avec des notations
telles que « 18 h 30: un litre de bonne soupe épaisse...
l'état sanitaire du camp est très bon.. liberté
complète dans le camp le dimanche après-midi..
représentations données par une troupe
théâtrale... cinéma. beaux concerts, etc. »
(pp. 147-149), texte qu'il commente, celui-là, par ces mots:
« Je suis, pour ma part, persuadé que, dans les limites
résultant du fait de guerre, rien n'empêchait les
détenus qui nous administraient, nous commandaient, nous
surveillaient, nous encadraient, de faire de la vie dans un camp de
concentration quelque chose qui aurait ressemblé d'assez près
au tableau que les Allemands présentaient par personnes
interposées aux familles qui demandaient des
renseignements ». Critiquant en particulier les livres de David
Rousset42, à qui il
reproche au passage sa « bolchéviko-philie » (p.
164), Rassinier explique comment « partant des camps de
concentration entendus comme moyens de mettre les opposants hors
d'état de nuire, on peut aisément en faire des instruments
d'extermination par principe et broder à l'infini sur le but de
cette extermination » (p. 157), ajoutant que « si
on a décidé [c'est moi qui souligne] que le but des
camps était d'exterminer, il est bien évident que le travail
n'entre plus que comme un élément négligeable en
lui-même dans la théorie de la mystique
exterminatrice » (p. 158), le « on »
décideur désignant évidemment la littérature
concentrationnaire Tous ces commentaires, déjà
grinçants, montrent comment la perception de Rassinier, qui est
exclusivement celle d'un déporté
« opposant », lui donne le sentiment que des
témoignages ou des analyses insistant sur l'extermination des
déportés « raciaux » minimisent, en la
replaçant dans un contexte plus large, ce que fut, unique,
traumatisante, irremplaçable pour lui, son expérience
personnelle, celle du travail forcé. Précisant d'ailleurs
que le travail « fait partie du code international de
répression » (p. 159), il ajoute de manière
fort alambiquée que « pour l'Allemagne, il s'est produit
ce cas particulier qu'il a fallu construire les camps du premier au dernier
et que la guerre est survenue par surcroît. Pendant toute la
période de construction, on a pu croire qu'ils avaient pour but
uniquement de faire mourir; on a continué pendant la guerre et il
est bien porté de le croire encore après. L'escroquerie
[c'est moi qui souligne] est d'autant moins évidente que la
guerre ayant rendu nécessaire un toujours plus grand nombre de
camps, la période de construction ne s'est jamais achevée et
que les deux circonstances, en se superposant dans leurs effets, ont permis
d'entretenir la confusion à bon escient dans les
apparences » (p. 159).
« Révisionniste » avant l'heure, mais encore
prudent, il écrit: « Mon opinion [c'est moi qui
souligne] sur les chambres à gaz. Il y en eut: pas tant qu'on le
croit. Des exterminations par ce moyen, il y en eut: pas tant qu'on l'a
dit » (p. 170), ajoutant que son ambition n'a
été « que d'ouvrir la voie à un examen
critique » (p. 217). Quant aux communistes, ils avaient dans
cette affaire « un intérêt personnel: en prenant
d'assaut la barre des témoins et en criant très fort, ils
évitaient le banc des accusés »; ils y avaient
également « un intérêt politique, à
l'échelle mondiale: en rivant l'opinion sur les camps
hitlériens, ils lui faisaient oublier les camps russes »
(p. 218). On voit ici à l'oeuvre la phase suivante du
raisonnement « révisionniste »: peut-être
les auteurs n'en ont-ils pas seulement fait autant. Il est bien possible
– la rhétorique sur « l'intérêt
politique » s'en tient pour l'instant à un fort
soupçon – qu'en fait ils aient fait pire. Et ce serait
peut-être bien pour cette raison qu'ils ont tellement
« intérêt » à charger les nazis.
On voit aussi comment, pour l'instant, le soupçon porte plus sur les
communistes que sur les juifs.
On constate que le ton de Rassinier devient nettement plus grinçant et vindicatif dans son avant-propos aux éditions suivantes de ces deux premiers livres, reproduit dans l'édition de La Vieille Taupe (pp. 231-255). Il faut dire qu'entre-temps il a été l'objet de poursuites judiciaires de la part de ceux qu'il dénonçait. Il parle maintenant de « l'irritante question » des chambres à gaz (p. 240), avec une formule étrangement appropriée: « Que des. exterminations par le gaz aient été pratiquées me paraît possible sinon certain: il n'y a pas de fumée sans feu » (p. 242). Mais « il se peut que certaines directions des camps (note en bas de page: et ceci ne met pas seulement la SS en cause !) aient utilisé pour asphyxier des chambres à gaz destinées à un autre usage » (p. 243). Mais la question ultime qui se pose alors est: « Pourquoi les auteurs de témoignages ont-ils accrédité avec un si remarquable esprit de corps la version qui a cours ? Voici: parce que, nous ayant volés sans vergogne sur le chapitre de la nourriture et de l'habillement, malmenés, brutalisés, frappés à un point qu'on ne saurait dire et qui a fait mourir 82% – disent les statistiques – d'entre nous, les survivants de la bureaucratie concentrationnaire ont vu dans les chambres à gaz l'unique et providentiel moyen d'expliquer tous ces cadavres en se disculpant » (p. 243). Il suffisait donc de voir à qui profitait le non-crime. Le terrain était prêt pour les héritiers. En quelques années, Rassinier avait franchi la frontière qui sépare le ressentiment de l'accusation.
Condamné par ceux qu'il avait dénoncés, il fut dès lors, tout naturellement, accueilli à bras ouverts par ceux qui ne pouvaient que se réjouir de l'aubaine que représentaient pour eux les propos d'un homme de gauche aux états de service de résistant et déporté. Désormais, Rassinier allait être publié par des éditeurs d'extrême droite. Et pas n'importe lesquels. Henry Coston, qui réédita Le Mensonge d'Ulysse et publia son complément Ulysse trahi par les siens 43, dirigea pendant neuf ans le célèbre journal antisémite fondé en son temps par Drumont, La Libre Parole 44. Dans ce livre, où les chambres à gaz accèdent au statut de superlatif, puisqu'il est consacré à « la plus irritante question de toutes celles qui touchent au problème des camps de concentration en Allemagne » (p. 32), Rassinier, qui s'en prend désormais plus directement aux juifs, n'en est plus à seulement « subodorer l'imposture » (p. 38). Il se lance pour la première fois dans des comptes qui l'occuperont beaucoup par la suite et qui lui permettent d'utiliser face aux « partisans des 6 millions » (p. 72) « l'argument le plus terrible contre la statistique du centre de documentation juive: le mouvement d'émigration de la population juive européenne de 1933 à 1945 » (p. 64), grâce auquel, en un paragraphe, il ramène tout uniment le nombre de « morts et disparus » à « 500 000 ou environ 1 million » (p. 65), ajoutant que ce chiffre, « il n'est pas besoin de chambres à gaz pour l'expliquer: à Buchenwald où il n'y avait pas de chambre à gaz, 25% des internés sont morts » (p. 65). Certes, lors de la conférence qu'il prononce, en cette même année 1961, dans quatorze villes d'Allemagne et à Vienne en Autriche, sous le titre « Vérité historique ou vérité politique ? », et que publie La Vieille Taupe dans son édition, après Henry Coston, d'Ulysse trahi par les siens45, Rassinier parle, comme dans Le Mensonge d'Ulysse, de 82% de morts à Buchenwald. Mais ici (p. 99) c'est, on s'en souvient, pour dénoncer « les survivants de la bureaucratie concentrationnaire » qui « avaient frappé [les détenus] à un point qu'on ne saurait dire et qui a fait mourir 82% d'entre [eux] ». Tandis que là (p. 65), 25% de morts sont amplement suffisants pour le chiffre de « morts et disparus » juifs auxquels il est parvenu.
Bardèche, donc, publie Rassinier. D'abord Le Véritable procès Eichmann ou les vainqueurs incorrigibles46, dans lequel il continue de s'exprimer comme cet homme indéfectiblement socialiste47 que La Vieille Taupe et alii continuent indéfectiblement de voir en lui: « Massés au pied d'une sorte de Mur des Lamentations agrandi à l'échelle de la Terre, jour et nuit depuis quinze ans, les Sionistes du monde entier [...] ne cessent de pousser, sur un mode chaque jour plus macabre, des cris d'une douleur chaque jour plus déchirante, dans le but de porter publiquement à ses justes proportions qu'ils estiment pour le moins apocalyptiques, l'horreur des sévices dont le monde juif a été victime de la part du nazisme et d'augmenter d'autant le montant des réparations que l'État d'Israël reçoit de l'Allemagne (pp. 39-40) ». Chapeau bas au passage parce que, sur la question, « en France et qui fussent dignes d'être cités, il n'y eut guère que les deux admirables livres de Maurice Bardèche: Nüremberg ou la Terre Promise et Nüremberg II ou les Faux-Monnayeurs »48, il reprend une idée qu'il avait déjà exposée dans Ulysse trahi par les siens 49 en s'étonnant que « les tripatouillages de textes [par les « partisans des 6 millions »] n'aient jusqu'à ce jour pas réussi à donner plus de virulences encore, au moins au racisme et à l'antisémitisme anti-juifs » (p. 228). Conclusion (air connu): les sionistes, sinon les juifs, sont responsables de l'antisémitisme. Quant aux accusés du procès de Nüremberg, étant donné que le psychologue chargé de les examiner les a décrits comme des êtres humains ordinaires, semblables à n'importe qui, Rassinier en conclut, dans un sophisme qui vaut son pesant de morale qu'« un crime qui peut être commis par n'importe qui, n'importe où, qui ne relève que de la nature humaine et des circonstances n'est pas un crime. Ou alors nous sommes tous des assassins et notre juge n'est pas parmi nous » (p. 39).
Il ne faut pas se méprendre sur le titre du deuxième livre de Rassinier que publie M. Bardèche: Le Drame des juifs européens 50. Ce drame ne réside pas dans le fait « que six millions d'entre eux ont été exterminés comme ils le prétendent mais seulement dans le fait qu'ils l'ont prétendu ». Dénonçant l'entreprise de « fabrication et de falsification de documents historiques » qui se cache sous la raison sociale du « Centre mondial [sic] de documentation juive contemporaine dont les deux plus importantes succursales sont à Tel Aviv et à Paris » (p. 8), fustigeant le « Rabbinat, paravent commode dans l'ombre duquel est née et n'a cessé de prospérer la plus ambitieuse, la plus vaste et la plus solide entreprise commerciale de tous les temps », Rassinier ajoute qu'« on frémit à la pensée de ce que pourrait être le type juif de l'avenir si, le Judaïsme proliférant parmi les noirs et les jaunes comme il a proliféré en Europe et, le mouvement sioniste international les séduisant à leur tour, il prenait fantaisie à ces Juifs noirs et jaunes de venir, eux aussi, participer a cette entreprise de croisement sur une terre, ma foi, à eux aussi "promise« » (p. 22). Rien d'étonnant, dès lors, à ce que la partie consacrée à son obsession majeure s'intitule « La migration juive ou le "Juif errant« », parce que « pour bien comprendre le mouvement de la population juive européenne entre 1933 et 1945 un rapide survol historique de la migration juive à l'échelle du monde [lui] parait indispensable: l'histoire du "Juif errant" en somme » (p. 126) et que, pour dénombrer les juifs morts pendant la guerre mondiale, il est « indispensable » de remonter à la migration juive du XVIIIe siècle avant J. C., qui a lieu « alors que toutes les autres migrations humaines se sont depuis longtemps fixées » (p. 127). Dans son dernier livre, Les responsables de la Seconde Guerre mondiale 51, les prétendues victimes sont bien les vrais coupables, puisque « prenant acte de [la] doctrine [nazie] qui soustrayait un peuple de soixante-dix millions d'habitants à leur marché financier, tous les Juifs du monde, au lieu de rechercher un compromis d'autant plus aisé à trouver que Hitler en recherchait un, passionnèrent le débat en se déclarant aussitôt, et de leur propre aveu, en état de guerre, non seulement avec l'idéologie nazie, ce qui eût été parfaitement légitime et n'eût, au pis-aller, entraîné comme conséquence qu'une discussion académique, mais encore avec l'Allemagne, ce qui supposait une intervention militaire » (p. 78). Le fond de l'ignominie est peut-être atteint dans cette note d'une neutralité parfaite donnée par Rassinier en bas de page, à la suite d'une phrase expliquant qu'Hitler accusait les juifs d'être « des parasites qui vivaient du travail des autres et principalement du commerce, quand ce n'était pas, exclusivement, du commerce de l'argent. [Note :] Une statistique publiée par le professeur de sociologie de l'Université juive de Jérusalem donnait les pourcentages suivants des Juifs par professions dans le monde en 1934: commerce: 38,6%; chefs d'industrie et artisans: 36,4 %; rentiers: 12,7 %; professions libérales: 6,3%; agriculteurs: 4%; ouvriers: 2% » (p. 116). Mais, somme toute, Rassinier ne fait rien d'autre ici que de laisser parler Hitler et la statistique venue de l'Université juive [sic] de Jérusalem. On peut se risquer à imaginer ce qu'eût été le livre annoncé, au verso de la page de garde des Responsables de la Deuxième Guerre mondiale, comme étant « en préparation »: Histoire de l'État d'Israël et que, Rassinier, mort le 28 juillet 1967, n'eut pas le temps d'achever.
Il avait eu, en revanche, celui d'écrire, entre décembre 1963 et mai 1964, sous le courageux pseudonyme de Bermont (le nom de son village natal), une série d'article pour l'hebdomadaire néo-fasciste Rivarol 52, dans lesquels il peut donner libre cours à ses obsessions au sujet des incessantes migrations juives et sur le nombre de victimes. Six millions, « du moins la presse sioniste internationale le prétend-elle et l'autre, dans laquelle les financiers de la Diaspora ont assez de participation pour la décider à aligner ses positions sur leurs thèses, leur [sic] emboîte le pas » (p. 143). De telles manoeuvres de la part du « mouvement sioniste international », en renforçant le « panslavisme » des dirigeants soviétiques grâce au « renfort des chambres à gaz et des six millions de Juifs », empêchent la normalisation des relations entre l'Allemagne et les autres pays, et ne pourront « à la longue manquer d'aboutir » à ce que « non seulement les chevaux des Cosaques se viennent abreuver à l'eau du Rhin, mais encore que leurs tanks aillent faire sur place leur plein au Sahara et leurs avions escale pour aller jeter leurs bombes sur les Etats-Unis » (p. 145-146). Etant donné qu'on n'est jamais si bien servi que par soi-même, le pseudo-dit Belmont s'indigne dans un de ses articles de Rivarol de ce que l'accès au procès des gardiens d'Auschwitz qui se déroule alors à Francfort soit « interdit à l'historien Paul Rassinier, spécialiste reconnu en matière de crimes de guerre » (p. 154). Imperturbable dans son rôle d'héritier gardien du temple, Pierre Guillaume, qui a pris la succession de M. Bardèche dans l'édition des oeuvres de Rassinier, explique dans une « note » d'Ulysse trahi par les siens que l'homme qui signe J. P. Bermont « est aux antipodes de Rivarol » et que ce n'est qu'« éperonné par les rebuffades qu'il a subies » qu'il écrit dans ses colonnes, avec l'espoir que ses articles « ouvriront un débat et une brèche dans le mur épais du conformisme »; que cela lui permettra « d'intervenir sous son nom dans d'autres organes moins marqués » (p. 128-129), puisque « écrire dans Rivarol ne lui permettait pas d'espérer compte tenu des pesanteurs sociologiques trouver tous les lecteurs qu'il souhaitait ». P. Guillaume ajoute, en vrai « révisionniste » qui connaît l'état de décomposition générale du monde contemporain, et donc, entre autres, de la presse dans son ensemble, que « toutes les tribunes se valaient, et que, dans l'immense naufrage, aucune n'était plus déshonorante qu'une autre, la meilleure étant celle qui était accessible » (p. 179). Quant à Serge Thion, qui s'est immédiatement associé à P. Guillaume dans son oeuvre non-conformiste de destruction du mythe, puisqu'il publie dès 1980, aux éditions de La Vieille Taupe, ce qu'il présente comme le « dossier de l'affaire Faurisson », sous un titre explicitement rassinien, Vérité historique ou vérité politique ?, avec, sur la quatrième de couverture, un certificat de bonne conduite qui précise qu'il est « entré dans l'action politique pendant la guerre d'Algérie et a participé de façon concrète et critique à de nombreuses entreprises anticoloniales », il témoigne d'une indulgence rare, sous sa plume, pour les obsessions haineuses et délirantes dans lesquelles Rassinier s'est peu à peu totalement enfermé en « [accordant] volontiers qu'on trouve dans ses écrits des outrances de langage et, parfois, des affirmations discutables » – on a bien lu: des outrances de langage, des affirmations discutables – , mais en prophétisant qu'« il faudra bien, un jour, réhabiliter Rassinier » qui « a écrit trop tôt, semble-t-il »53.
On connaît l'histoire talmudique du chaudron, reprise par S. Freud
dans son analyse du mot d'esprit. Quand A lui rend le chaudron qu'il lui
avait emprunté, B se plaint de ce que celui-ci est troué. A
se défend en répondant que 1°. il avait rendu le chaudron
en bon état, 2°. ce chaudron était déjà
troué quand il l'avait emprunté et que 3°. il n'avait
jamais emprunté de chaudron à B. C'est à ce
raisonnement que sont, de manière toute talmudique, finalement
parvenus les « révisionnistes ». 1°. Les
juifs sont responsables de ce dont ils accusent les nazis, puisque ce sont
eux qui ont déclaré la guerre à l'Allemagne. 2°.
Le crime dont ils accusent les nazis, le génocide, n'a pas eu lieu.
3°. Les prétendues victimes sont en fait les vainqueurs
puisqu'ils ont organisé, sur la base du mensonge qu'ils avaient
fabriqué, une escroquerie qui leur a rapporté des millions de
marks à titre de réparations54. La pensée en forme de chaudron qui
constitue le « révisionnisme » témoigne
d'une logique imparable puisque sa conclusion n'entretient pas le moindre
rapport de dérivabilité avec ses prémisses. Faurisson
est minoritaire, donc ce que Faurisson dit est exact (Ce Que Faurisson Dit,
en abrégé CQFD). On a tort de recourir à la justice
contre lui, donc CQFD est exact. Rassinier a été
résistant, donc CQFD... Le film Holocauste est une fiction,
CQFD. Les gouvernements israéliens ont exploité le
génocide, CQFD. Sabra et Chatila, CQFD. Le goulag, CQFD.
L'impérialisme américain au Cambodge, CQFD. Les
Français ne savent rien des massacres de Sétif, CQFD55. Le bombardement de Dresde a fait
plus de 100 000 morts, CQFD56 Le génocide des Tziganes a pratiquement
été passé sous silence, CQFD. On a torturé A.
Baader et ses compagnons de la Fraction Armée Rouge dans la prison
de Stammheim, CQFD. Il a fallu attendre plus de douze ans pour que Le
Chagrin et la Pitié soit projeté en France à la
télévision, CQFD57. On n'a pas suffisamment parlé de la
déportation des homosexuels, CQFD58. Des juifs ont été
anti-dreyfusards, CQFD. Moi qui soutiens Faurisson, j'étais dans les
FFI, CQFD59. Moi qui prends
sa défense, je suis juif, CQFD60. Etc., etc.
Le rapprochement entre A. Baader et l'analyse faurissonienne des chambres à gaz se trouve dans un livre de 276 pages, Suicide mode d'emploi 61, dont on n'évoque jamais que celles du dernier chapitre (pp. 209-240, « Éléments pour un guide du suicide ») qui fournissent le nom et les doses des médicaments nécessaires pour se donner la mort. De cet ouvrage qui permet à ceux qui l'ont écrit et édité de gagner de l'argent sur la solitude et le désespoir d'adolescents passés de vie à trépas au moyen de leurs bons soins on oublie les considérations sociologiques et historiques de tous ordres qui le composent et notamment ces trois pages (204-206) au style étrangement familier à qui lit la prose « révisionniste ». Elles sont consacrées aux thèses de R. Faurisson, qu'« il est impossible ici de ne pas rappeler », parce que celui-ci a « suscité parmi ses contradicteurs l'une des plus formidables productions de nouveaux mensonges de la décennie » et que « si l'on ne nous mentait pas autant, et si maladroitement, sur Baader, ou sur les chambres à gaz, il serait plus facile de distraire notre attention » et que, de toute façon, « seule la mort de l'État comblera nos voeux ». Ceux qui s'étonneraient qu'il soit « impossible de ne pas rappeler », et dans ces termes, le génocide des juifs dans un livre sur le suicide, et qui plus est dans un chapitre intitulé « Le suicide institué », sont vivement convies a s'interroger sur l'asservissement décidément massif de leur pensée mode d'emploi. Mais on pourra aussi trouver dans cet amalgame une raison supplémentaire, s'il en fallait, pour refuser de désigner ce meurtre de masse perpétré par les nazis par un mot – « holocauste » – qui en fait en somme un suicide sacrificiel des juifs 62.
Si, en dignes héritiers de la dénonciation par Rassinier de « la mystique exterminatrice »63, c'est la figure de Galilée que les « révisionnistes » ont souvent utilisée pour justifier leur soutien, dans son combat contre les mensonges « exterminationnistes », à un démolisseur de chambres à gaz pour qui « l'histoire est pleine d'impostures de ce genre, à commencer par les affabulations religieuses de la sorcellerie »64 et que les défenseurs de l'histoire « officielle » font penser à « ceux qui représentent le Mal sous la forme du diable avec des grils, des pals et des fours » 65, c'est bien parce que, tentant de « transformer toute discussion en un débat théologique »66, il ne sauraient tolérer qu'on ait jeté « sur un chercheur honnête et courageux l'anathème réservé aux hérétiques »67, parce qu'il a, dans son « agnosticisme »68 commis, contre « le credo holocaustique »69, « la faute impardonnable d'avoir mis en doute les canons de cette religion »70. Bons princes, les « révisionnistes » concèdent que « libre aux idolâtres de ne point écouter les contempteurs des idoles »71, mais contre « les docteurs de la loi » 72 de « la vraie religion de notre temps [qui] s'appelle la Shoah »73, les penseurs non asservis ont compris quel usage ils pouvaient faire de l'« hérésie » faurissonienne74.
Et en ces temps d'obscurantisme, encore étouffée sous les mensonges capitalistes, les escroqueries sionistes et la religion holocaustique, la vérité qui seule est révolutionnaire n'a pas encore touché les masses prolétariennes. Un telle situation rend indispensable la mobilisation tactique de toutes les forces disponibles dans la lutte contre l'imposture du XXe siècle. Vêtus d'une cote de maille rhétorique tissée dans un incomparable alliage de bois et de béton, qui protège leurs compromis théorico-pratiques passés, présents et à venir en mettant leur intégrité morale et intellectuelle à l'abri de la moindre souillure, les champions de la radicalité poursuivent sans broncher leur stratégie d'alliance avec les seuls compagnons de route que l'adversité leur concède, démystificateurs de naissance à la limite de la pathologie mentale et antisémites de choc recrutés au sein de l'extrême droite fasciste et néo-nazie75.
De 1956 à 1960, l'organisation fasciste la Phalange Française
était dirigée par un certain Henri Jalin. Le 15 juin 1985,
à l'université de Nantes, sous un autre nom – Henri Roques –
mais sans avoir rien renié de ses convictions d'alors76, cet ingénieur agronome
maintenant à la retraite soutint devant un jury de complaisance une
parodie de thèse d'université, dont le procès-verbal
portait la signature, imitée, d'un enseignant qui, de fait, n'avait
pas participé à la soutenance77. Chargé de jeter un doute, aussi
objectif que l'auteur de la thèse, sur la réalité des
chambres à gaz nazies, ce travail s'intitule fort respectablement
« Les "confessions" de Kurt Gerstein, étude comparative
des différentes versions. Édition critique ».
Gerstein qui, bien que chrétien militant, était entré dans la SS, assiste le 17 août 1942 à une opération de gazage au camp de Belzec, situé en Pologne. Bouleversé par ce qu'il a vu, il le raconte à un diplomate suédois rencontré dans un train, le baron Von Otter, et il rédige à plusieurs reprises, en différentes langues, des rapports ou des notes sur ce dont il a été témoin. Arrêté en avril 1945 par les troupes françaises, il est transféré à la prison du Cherche-Midi à Paris, où il se pend dans sa cellule le 25 juillet 194578. Les différences entre les versions du récit et les invraisemblances qu'on y trouve, par exemple sur le nombre de personnes que Gerstein pense avoir vu entasser à la fois dans une chambre à gaz, soulignent l'authenticité de son témoignage. S'il s'agissait, comme le soutiennent évidemment les « révisionnistes » dans leur entreprise de déconstruction systématique de tout document attestant de l'existence des chambres à gaz, d'un document fabriqué après la guerre pour étayer le mensonge « exterminationniste », les falsificateurs n'auraient pas produit d'aussi grossières invraisemblances. Mais à la suite de Rassinier, qui avait copieusement ricané de ce récit, en commentant que « ce Kurt Gerstein n'a décidément pas le compas dans l'oeil »79, H. Roques assure à son tour, dans sa présentation orale lors de la soutenance de sa thèse, dont l'enregistrement a circulé depuis, qu'il faut « éliminer la preuve Gerstein » comme témoignage de l'existence des chambres à gaz. Quant aux Annales d'Histoire Révisionniste, elles proposent une hypothèse dont on regrette que l'anonymat de sa présentation interdise de féliciter nominalement son auteur pour l'audacieuse fécondité de ses spéculations: Gerstein serait un provocateur nazi chargé de répandre des rumeurs au sujet de prétendues chambres à gaz, ce qui « fournirait de l'eau au moulin de l'agitation juive en Angleterre et aux États-Unis et permettrait au gouvernement allemand d'obtenir divers avantages matériels, militaires et diplomatiques en échange de l'amélioration du sort des juifs » On comprendrait dans cette hypothèse « l'état de confusion mentale et de déréliction manifeste dans les confessions, les différentes moutures et brouillons. Menacé de mort, et alors que la croyance aux chambres [sic] est en train de devenir un dogme tel que même les dirigeants nazis y croient, Gerstein se demande si le récit qu'on lui a dicté et là comédie qu'il a jouée à Von Otter [le diplomate suédois] n'avait pas un fond de vérité »80.
A titre d'exemple de différence entre les moutures du récit de Gerstein, en voici une qu'H. Roques relève, entre les versions qu'il nomme « version TIII » et « version TIV supplément » de ce récit. Dans l'une, Gerstein rapporte qu'un petit garçon de trois ans a été lancé dans la chambre à gaz par un SS, dans l'autre, qu'il y a été poussé avec douceur. Placé dans de telles circonstances, somme toutes parfaitement banales, dont on ne voit pas en quoi elles seraient susceptibles de troubler qui que ce soit et dont il ne devrait, en conséquence, demeurer dans la mémoire rien d'autre qu'un compte-rendu objectif et rigoureusement conforme à la stricte matérialité des faits observés, un « révisionniste » qui se reconnaît à ce qu'il a, en plus d'un compas dans l'oeil, l'ensemble des instruments requis en de telles circonstances, eût incontinent mesuré la pression exacte du SS sur le bras, le dos ou la tête du petit garçon et calculé la résistance du corps de l'enfant à cette pression, en tenant compte des paramètres complémentaires, de température, de pression atmosphérique et de vitesse du vent, réglementairement relevés au début et à la fin de l'opération de gazage. De telles mesures, indispensables à qui veut ensuite faire la preuve de la véracité de son récit, et non le condamner à une légitime suspicion « révisionniste », eussent évité que puissent être fâcheusement confondues l'action de lancer un enfant dans une chambre à gaz et l'action, radicalement différente, on le reconnaîtra sans peine, qui consiste à l'y pousser doucement.
Les « révisionnistes », qui savent pourtant mieux que personne ce qu'il convient de penser des thèses officielles et des autorités qui les cautionnent, avaient tenté, avec l'opération H. Roques, d'obtenir de ces instances la caution la plus officielle qui soit: un titre universitaire. Las, l'irrégularité par trop flagrante de la soutenance devait entraîner, un an plus tard, son annulation par le ministre délégué aux universités. L'ancien dirigeant de la Phalange Française n'était pas autorisé à se prévaloir du titre tant convoité de docteur d'université, certes nettement moins coté que celui de docteur d'État mais dont les parrains d'H. Roques eussent, à n'en pas douter, fait le meilleur usage dans la manipulation, dont ils sont coutumiers, de la poudre aux yeux comme traitement de l'aveuglement des masses prolétariennes. La manoeuvre avait échoué La martyrologie « révisionniste » se mit aussitôt en branle et publia la thèse refusée sous un titre qui n'avait plus besoin de prétentions académiques, Faut-il brûler Henri Roques ? 81. Gageons que, dans leur zèle militant et leur imagination débordante, ces entrepreneurs trouveront bientôt quelque nouvelle opération médiatique à lancer sur le marché.
« Nous méritons toutes nos rencontres »
écrivait François Mauriac. Ayant rencontré R.
Faurisson, P. Guillaume publie Rassinier dont l'éditeur
précédent était M. Bardèche. Avant
d'être, lui aussi, publié par P. Guillaume, R. Faurisson
l'avait été, lui aussi, par M. Bardèche. Aujourd'hui,
H. Roques, qui est entré, par R. Faurisson, en contact avec La
Vieille Taupe, est publié par Ogmios qui diffuse les ouvrages
publiés par La Vieille Taupe et vend les Annales d'histoire
révisionniste dirigées par P. Guillaume. Dans
Vérité historique..., S. Thion écrivait avec
une mâle assurance: « Nous avons aussi la liberté de
nous faire éditer par nos ennemis politiques, pourvus, dans
l'imaginaire de la gauche, de fonds évidemment inépuisables.
Souffrez que nous déclinions cette offre généreuse.
Méditez un instant sur cette situation, et sur ses prolongements.
Qui pourra en réchapper moralement ? »82. Qui en effet ? Il a bien
fait d'écrire cette question au futur – et non au conditionnel.
Ces lignes étaient publiées en 1980. Les rencontres se sont
considérablement enrichies depuis lors, la
« situation » en est déjà largement
à ses « prolongements » et les
démarcations rigoureuses d'avec les « ennemis
politiques » d'hier ne parviennent même plus à se
fondre dans celles qu'on prétend tracer aujourd'hui entre auteurs,
directeurs de publication, éditeurs, diffuseurs et libraires
« révisionnistes ». Mais peut-être le
« drôle de camp »83 qui soutient désormais les
incorruptibles du « révisionnisme », notamment
par financements iraniens ou autres interposés, souhaite-t-il qu'on
ne s'embarrasse pas trop de l'appellation Vieille Taupe, fâcheusement
marquée de souvenirs d'ultra-gauche. Sinon, pourquoi avoir
libéré les Annales d'Histoire Révisionniste
d'une telle appellation qui lui revenait quasiment de droit ? Il
est vrai que, débarrassée de cette référence,
la revue n'a même plus à fournir des contorsions
rhétoriques pour justifier, par exemple, de consacrer la
moitié de son premier numéro à la dénonciation
du « mythe de l'extermination des juifs » sous la plume
d'un fasciste italien publié jusque-là notamment par
l'éditeur du même acabit, Sentinella d'Italia84. L'avenir dira ce qu'il sera
advenu des penseurs non asservis de l'ultra-gauche après des
années de telles fréquentations. De celles-ci Rassinier,
parmi tant d'autres, a montré qu'en effet l'on ne sortait pas
« moralement intact » – et on sait que ces
itinéraires singuliers vont rarement de la droite vers la gauche.
« Ce qu'il y a de terrible quand on cherche la
vérité, c'est qu'on la trouve », proclame
l'épigraphe des publications de La Vieille Taupe. A ce propos, une
angoissante question: que feront les
« révisionnistes » le jour où, le monde
s'étant enfin converti, grâce à leurs efforts, à
la vérité qu'ils défendent, celle-ci sera devenue
ipso facto vérité
« officielle » ? Peut-être se
saborderont-ils en vertu du principe marxiste qui fit refuser à
Groucho d'appartenir à un club qui l'accepterait comme membre.
Certes personne mieux qu'eux-mêmes ne pourrait se porter garant de la parfaite objectivité, de la totale indépendance, de leur engagement ?85. Mais la similitude entre certains des itinéraires singuliers de ces esprits de sang-froid donnerait plutôt à penser que ce qu'il y a de terrible quand on finit par trouver la vérité, c'est qu'on l'a cherchée. Il est difficile de croire, en lisant Rassinier, que son ressentiment, son obsession du complot juif n'ont été que la conséquence de ses contacts répétés avec des éditeurs antisémites. Pour avoir été aussi virulente, aussi envahissante de sa pensée, une telle passion avait bien dû préexister à ces collaborations avec des « ennemis politiques ». Hier pour Rassinier, aujourd'hui pour les vigiles de la conscience révolutionnaire devenus les « réhabilitateurs » de Rassinier et les promoteurs de Faurisson, comme pour tout un chacun, c'est peut-être cela, mériter toutes ses rencontres.
Les « révisionnistes » actifs, ceux qui écrivent et ceux qui diffusent cette fiction, sont très peu nombreux. Leur dévouement corps et âme à la cause qui les anime, leur détermination à exploiter au maximum absolument tout ce qui peut la servir ne suffisent pas à expliquer que leurs idées se propagent somme toute plutôt bien dans la société française de cette fin du XXe siècle. Il y a dix ans, R. Faurisson n'était pas encore parvenu à sortir de la clandestinité, P. Guillaume ignorait son existence et croyait peut-être encore aux chambres à gaz. Il y a dix ans, H. Roques n'aurait pas trouvé un jury, même de complaisance, pour cautionner une thèse de cet acabit, ni même sans doute tenté l'aventure de la reconnaissance universitaire. Il v a dix ans, J. M. Le Pen n'aurait pas osé risquer des dérapages radiophoniques mal contrôlés à propos des chambres à gaz vues comme « point de détail ». Il y a dix ans, on ne lisait cas de prose semblable à celle, résolument branchée, du tract « Info-intox » à usage de Lycéens, distribué en mai 1987 au moment de l'ouverture du procès Barbie et qui donne une version pour le moins débridée de la phraséologie « révisionniste »86. Lequel tract est d'ailleurs orné, en son verso, des contributions graphiques du dessinateur Konk (passé du Monde puis de L'Événement du jeudi à Minute) à la dénonciation de l'imposture, avec comme légende: « Voilà la presse. 40 ans d'informations sur l'holocauste et pas un journaliste pour aller interviewer un spécialiste des gaz. N'achetez plus de journaux. Lisez des romans ». Mais le temps a passé. Somme toute, ce à quoi oeuvrent avec tant d'acharnement les « révisionnistes », c'est la solution finale de la solution finale. Programme qui n'est pas fait pour déplaire à tout le monde, dans un pays où une partie de la société est depuis si longtemps coutumière de cet antisémitisme qui savait Dreyfus coupable et dénonçait à qui de droit son voisin de palier ou les enfants d'Izieu mais où, dès la fin de ce que l'on continue de qualifier, en un immuable cliché, d'« heures les plus noires de notre histoire », cet antisémitisme séculaire et si légitime, si bien vu dans certains milieux d'avant-guerre, s'est retrouvé brusquement interdit de parole, baillonné derrière les hauts murs oecuméniquement dressés alors à la gloire de la Résistance et contre l'infamie de la collaboration, contraint de vivre brimé depuis lors entre censure et refoulement87. Les vertus de la censure sont encore à prouver, le refoulement n'est pas éternel et les morts eux-mêmes ont une durée de vie limitée. Le nombre de ceux qui ont déporté ou tué les juifs pendant la guerre, mais aussi le nombre de ceux qui étaient déjà adultes quand ils ont été aussi brutalement privés de ceux-là, qu'ils aimaient et dont la disparition les fait souffrir encore aujourd'hui, ce nombre diminue sans cesse, et la mémoire de cette horreur-là terminera le cours biologiquement normal de sa durée dans les exploits pervers de ceux qui auront donné tant d'années de leur vie, tant de ressentiment travesti en recherche de la vérité, à tenter d'exterminer cette mémoire juste avant que soit venu le temps où elle sera, comme il se doit, remplacée par l'histoire.
Au lendemain de la guerre, Rassinier écrivait « trop
tôt, semble-t-il », n'ayant, pour prêcher, que le
désert ou l'oreille, déjà convertie, de M.
Bardèche. Mais il mourut « persuadé que son oeuvre
ferait son chemin et que l'humanité finirait par produire une
génération capable de la comprendre »88. Apôtres de la
« bonne nouvelle »89, les
« révisionnistes » d'aujourd'hui auront
réjoui un grand nombre de gens en leur apprenant enfin que les
porteurs de l'étoile jaune prétendument exterminés
n'étaient finalement peut-être pas aussi morts qu'on avait
voulu le faire croire, et qu'on le leur avait fait subir pendant des
années A un plus grand nombre encore ils auront permis de se
débarrasser du poids encombrant de ces morts sans sépulture,
dont l'extermination ne serait désormais plus à prendre en
considération puisque certains prétendaient, en toute
objectivité scientifique, qu'elle n'avait pas eu lieu.
En France aujourd'hui, un homme peut faire d'une pierre sémantique deux coups, parquer les « sidaïques » dans leur Sida et rappeler, derrière ce néologisme et le « judaïque », de sinistre mémoire sur lequel il est forgé, le souvenir de la figure de Judas. Il peut aussi dire publiquement qu'il a « hésité à [se] présenter à la télévision avec une étoile blanche marquée dessus « français », car la défense de l'identité française est très mal vue par la classe politique et la classe médiatique »90. Cela ne l'empêchera pas de recueillir suffisamment de signatures pour se porter candidat à la présidence de la République.
Il est sans doute aisé de dire aujourd'hui qu'on aurait pu prévoir un phénomène comme celui que constitue le « révisionnisme ». Une telle assertion peut même choquer ceux qui n'ont pas de mots pour dire ce que provoquent en eux les analyses toutes scientifiques des redresseurs de morts qui leur expliquent, le compas dans l'oeil, que ceux avec qui ils ont été emmenés et sans qui ils sont revenus n'ont pas été gazés puisque les chambres à gaz n'existaient pas. Mais il faut se rappeler que cet événement, en raison même de sa nature, de ses dimensions, de la nouveauté monstrueuse de son principal mode d'exécution, avait été dénié en premier lieu, à mesure qu'il se déroulait, par ceux qui, le perpétrant, tentaient de le cacher au monde en même temps qu'ils se le masquaient à eux-mêmes sous les commodités d'une langue administrative qui faisait d'un meurtre de masse un « traitement spécial » et d'un être humain un poux. Qu'il avait été dénié aussi par ceux qui, le subissant, n'avaient souvent d'autre ressource mentale, pour faire un pas de plus, que d'accepter de croire que c'était bien dans des camps de travail que les emmenaient les convois et que c'était bien pour leur faire prendre une douche qu'on les faisait se déshabiller, et pour pouvoir les retrouver à la sortie qu'ils devaient attacher ensemble, au moyen des lacets, leurs deux chaussures. Qu'il avait été dénié également par ceux qui, l'apprenant loin des territoires où il s'exécutait, ne pouvaient concevoir l'existence de tels de « fabrication systématique des cadavres »91. Qu'il avait été dénié à cause du décalage inévitable qui existait entre l'information assez rapidement disponible dans les pays alliés au sujet de cet événement et la compréhension qui pouvait en découler, décalage renforcé par une méfiance qui tenait au souvenir pas si lointain des « bobards » qui avaient circulé pendant la Première Guerre mondiale, notamment au sujet des « enfants aux mains coupées »92. Qu'il avait été dénié par les gouvernements qui, le sachant, ne prirent pendant d'interminables mois aucune mesure pour empêcher cette extermination, abandonnant les juifs à leur sort pour ne pas avoir à les accueillir93.
On peut penser que les quelques années qui nous séparent de la fin du siècle seront encore fertiles en tentatives « révisionnistes ». Et c'est le siècle prochain, aux allures de nouveau millénaire, qui dira si la version faurissonienne de l'histoire de la Deuxième Guerre mondiale aura acquis droit de cité dans ce qui tiendra alors lieu de manuels scolaires ou si l'épisode « révisionniste » de négation d'après-coup sera plutôt regardé comme une manifestation parmi d'autres de l'empreinte laissée par le génocide des juifs sur le monde occidental durant la deuxième moitié du XXe siècle.
Janvier 1988
© Nadine Fresco, 1988
____________________________
Server / Server
© Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 05/12/2000 à 15h29m35s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE