© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

André Kaspi:
Qu'est-ce que la Shoah ?
in Les cahiers de la Shoah n° 1, 1994. ISSN 1262-0386 © Les Éditions Liana Levi, 1994
Conférences et séminaires sur l'histoire de la Shoah, Université de Paris I, 1993-1994
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions vivement André Kaspi et les Éditions Liana Levi de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

« Après tout, qui parle encore aujourd'hui de l'annihilation des Arméniens ? » Cette question, c'est Hitler qui la pose le 22 août 1939, quelques jours avant de déclencher la guerre contre la Pologne. Elle n'est pas seulement marquée du cynisme le plus brutal. Elle est profondément angoissante. Le massacre de centaines de milliers d'hommes, de femmes, d'enfants pourrait être oublié, et ces innocents-là pourraient mourir une seconde fois tout aussi injustement que la première. D'autres massacres recevraient ainsi la promesse de l'impunité, la garantie qu'ils seront enfouis à jamais. Les assassins remporteraient la guerre de la mémoire.

Préserver la mémoire...

Mais l'histoire ne se confond pas avec la mémoire. La mémoire nourrit l'histoire, et parfois la déforme. Les historiens, eux, tâchent d'établir les faits, de faire comprendre les motivations, de proposer des interprétations. Ils encadrent la mémoire et lui donnent un sens. Naturellement, ils fuient l'émotion dans la mesure du possible et préfèrent adopter le ton froid, détaché, aseptisé des experts. Leurs sentiments, ils les dissimulent comme si la pudeur ou la prudence leur imposait cette ascèse.

La Shoah n'est pas un événement, voire une série d'événements comme les autres. Elle tient une place centrale dans l'histoire de notre siècle.

En 1992 a paru un ouvrage collectif qui a pour titre L'Histoire inhumaine et pour sous-titre Massacres et génocides des origines à nos jours. Des spécialistes de diverses disciplines, des cinq continents, de toutes les périodes de l'histoire y analysent les « crimes collectifs au point de vue des massacreurs et des victimes des massacres ». De la préhistoire aux Indiens d'Amérique latine, en passant par l'Antiquité grecque et latine, les grandes invasions, la traite négrière et les exterminations soviétiques, rien n'est épargné au lecteur. Le chapitre 9 porte sur « l'industrie du meurtre collectif: Hitler et le Troisième Reich ». L'hystérie antisémite, les camps de concentration, Auschwitz et les méthodes industrielles, le génocide « oublié » des Tziganes font, entre autres, l'objet d'une étude attentive. Attentive et courte, car le passage sur Auschwitz, par exemple, correspond à trois pages seulement. Quels que soient les mérites de l'ouvrage, cette démarche nuit à notre compréhension. Au lieu de nous faire saisir la spécificité de la Shoah, elle la noie dans un ensemble disparate. Au lieu de nous faire comprendre, elle nous embrouille. Et la conclusion que tirera n'importe lequel des lecteurs, s'il est un peu pressé ou de mauvaise foi, c'est que la Shoah n'est que l'une des exterminations de masse, dont les exemples ne manquent pas dans l'histoire des hommes; c'est qu'à côté des dizaines de millions de morts de la Seconde Guerre mondiale, elle n'est qu'« un point de détail », une horreur parmi d'autres horreurs.

Cette conclusion est fausse. Dès 1951, François Mauriac l'avait compris et exprimé avec force. Dans sa préface au livre de Léon Poliakov Le Bréviaire de la haine, il écrit: « Notre génération aura eu le privilège d'être le témoin du massacre le plus étendu, le mieux mené, le plus médité: un massacre administratif, scientifique, consciencieux, tel que pouvait être un massacre organisé par les Allemands. » Ce qui constitue la spécificité de la Shoah, c'est qu'un État européen, dont les traditions culturelles sont anciennes et prestigieuses, dont la civilisation a donné au monde Bach et Beethoven, Goethe et Schiller, Kant et Hegel, cet État-là a tenté de rayer de la carte du monde une partie de ses citoyens, puis les citoyens d'autres pays, sous prétexte qu'ils appartenaient à un peuple, jugé à la fois inférieur et dangereux, condamné pour n'avoir pas d'attaches nationales et pour être terriblement subversif, désigné comme le suppôt du bolchevisme et du capitalisme, le responsable de la modernité et de la décadence, corrompu et corrupteur. Les Juifs seront assassinés pour être nés, comme le dit André Frossard, pour être nés dans un lit et non dans un autre, suivant l'expression d'Arthur Koestler, pour ce qu'ils sont et non pour ce qu'ils font ou pour ce qu'ils ont fait.

Or rien n'arrête cette politique d'extermination, ni les contraintes d'une guerre mondiale ni les perspectives d'une défaite annoncée. Jusqu'au dernier moment, des convois de déportation partent pour les centres de mise à mort. Paris est sur le point d'être libéré, et des internés de Drancy sont entassés dans des wagons de marchandises en direction du système concentrationnaire allemand. En 1944, alors que la guerre prend un tour décisif sur le front de l'Est et sur le front de Normandie, des centaines de milliers de Juifs hongrois sont déportés. Comme si « la solution finale de la question juive » devait recevoir la priorité des priorités dans le déroulement du conflit. Les victimes ne serviront pas seulement de main-d'oeuvre au Troisième Reich, dont les hommes de tous âges sont appelés à combattre, mais elles seront, dans leur majorité, gazées.

Quel que soit le déroulement des combats, quelle que soit l'issue prévisible de la bataille mondiale, la bureaucratie continue sa tâche. Elle gère la Shoah comme elle gère les affaires économiques ou les affaires sociales, comme d'autres administreraient une entreprise commerciale. Les chemins de fer allemands acheminent les déportés avec la ponctualité que leur permettent ces temps troublés et reçoivent le montant des frais de transport, aller simple bien entendu. Les industriels de la chimie tirent partie des déportés qui, à Monowitz, dans le complexe d'Auschwitz, fabriquent du caoutchouc synthétique. Des firmes de travaux publics construisent des fours crématoires plus performants, des chambres à gaz plus efficaces, et s'efforcent de remporter des marchés qui rapportent gros.

La Shoah, c'est tout cela et ce sont beaucoup d'autres choses encore. En faire l'histoire, c'est d'abord s'astreindre à une rigueur scientifique. Nous n'avons pas le droit de nous contenter d'à-peu-près. C'est aussi le refus de tout mélanger ou, si l'on préfère, de tout banaliser. Dans cette perspective, il faut recourir aux mots qui conviennent, circonscrire l'ampleur de la tragédie, essayer de comprendre.

Le vocabulaire exige une impeccable rigueur. Comment désigner l'horreur ? Le mot « extermination » est insuffisant. Il ne montre pas assez le caractère unique de l'événement. D'autres exterminations ont été commises à d'autres époques et dans d'autres lieux avec des motivations différentes et des moyens différents. Les nazis utilisaient l'expression « solution finale ». Ils parlaient de « traitement spécial », d'« évacuations vers l'Est », d'« éliminations », de« déportations pour une destination inconnue ». Ils ont ouvert sous nos pieds les pièges du langage et les ont laissés béants. Le 4 octobre 1943, Himmler prononce un discours devant les dignitaires SS à Posen (aujourd'hui Poznan): « Je voudrais vous parler très franchement, dit-il, d'un sujet extrêmement important. Entre nous, nous allons l'aborder franchement et, cependant, en public nous ne devons jamais en parler {...}. Je voudrais parler de l'évacuation des Juifs, de l'extermination du peuple juif {...}. C'est une page glorieuse qui n'a jamais été écrite et ne le sera jamais. » Pas de traces écrites, pas de traces matérielles, éviter que les victimes ne comprennent trop tôt le sort qui leur est réservé, accélérer le processus pour aboutir le plus vite possible au but ultime, faire disparaître, une fois pour toutes, un peuple tout entier, garder la possibilité en cas de défaite de nier le crime, voilà les motivations des nazis. Si nous adoptions leur vocabulaire, si nous recourions à leurs euphémismes, nous leur donnerions raison et nous justifierions leur argumentation. Nous éviterions de dire ce qui fut.

Au lendemain de la guerre, les auteurs juifs ont beaucoup utilisé le terme de « catastrophe ». On le retrouve sous sa forme hébraïque, hurban, qui figure dans un article paru aux États-Unis en 1949. « C'est ce mot-là, nous dit Élie Wiesel, qui a gouverné le langage et la pensée des survivants. Le hurban, c'est cela: la destruction, la destruction totale {...}. Si vous lisez les poèmes et les mémoires yiddish sur la Catastrophe, vous verrez que c'est le mot hurban qui est employé par les poètes religieux aussi bien que par les chroniqueurs laïcs. » Voilà qui explique pourquoi Raul Hilberg, l'auteur de l'histoire la plus complète et la plus claire de la Shoah, a intitulé son livre La Destruction des Juifs d'Europe. Le mot vaut ce qu'il vaut. Je ne suis pas certain que « destruction » s'applique vraiment à des hommes et à des femmes. Et je ne crois pas qu'il puisse s'imposer ni dans notre langue ni en anglais.

De fait, trois mots sont couramment utilisés par les uns et par les autres. En premier lieu, le mot « génocide ». Il a été inventé en 1944 par Raphaël Lemkin, un juriste américain d'origine polonaise, pour désigner le massacre des Juifs et des Tziganes. Le génocide, selon Lemkin, « désigne un plan coordonné et méthodique visant à détruire les fondements de la vie des groupes nationaux dans le dessein final d'annihiler les groupes eux-mêmes. {Il} est dirigé contre le groupe national en tant que tel, et les actions qu'il implique sont dirigées contre les individus, non pas dans leur qualité individuelle, mais en tant que membres des groupes nationaux. » Le mot figure depuis 1948 dans la convention de l'Organisation des nations unies. Il est précis, repose sur une définition juridique et, orthographié avec une majuscule initiale, sert à nommer le massacre pour lequel il a été créé. Il est aussi la victime de son succès. On l'emploie aujourd'hui à tort et à travers. La grande famille des -cides (homicide, ethnocide, etc.) ne cesse de grandir. Plus on précise en créant de nouveaux mots se terminant par -cide, plus on fait perdre de son sens à « génocide ». L'inflation de l'usage, l'imprécision croissante dévaluent sa signification.

Depuis une quarantaine d'années les Américains utilisent « holocauste ». Le terme a traversé l'Atlantique. Dès 1958 il vient sous la plume de François Mauriac. Les Israéliens l'emploient, lorsqu'ils recourent à l'anglais pour toucher un large auditoire. Or toutes les définitions du dictionnaire démontrent que le mot ne convient pas. « Sacrifice où on brûle la victime entière », « sacrifice sanglant exécuté dans un but religieux », « offrande entière et généreuse », etc. Le crime n'est pas un sacrifice. Un sacrifice religieux suit ou précède la prière, ce qui n'est pas le cas de l'extermination. La référence au feu fait penser au four crématoire, sans doute. Mais croyants et incroyants sont unanimes à reconnaître que les massacres d'Auschwitz, de Maïdanek ou de Treblinka n'ont pas été ordonnés pour honorer Dieu ni pour renforcer le poids d'une prière.

C'est pourquoi je plaide, avec beaucoup d'autres, pour l'emploi du mot « Shoah ». Le terme vient de l'hébreu. Il renvoie aux prophéties d'Isaïe, au livre de Job, aux Psaumes. Il évoque la « désolation », la « ruine ». Sur Babylone, Isaïe prophétise ainsi: « Un malheur fondra sur toi, {...} un désastre fondra sur toi, {...} soudain fondra sur toi une calamité que tu ne connaîtras pas. » Malheur, désastre, calamité... Certes, le succès du film de Claude Lanzmann a fait connaître même si avant la sortie du film nous étions quelques-uns en France à recommander son usage; même si, depuis longtemps, David Ben Gourion a instauré en Israël le Jour de la Shoah. « Shoah » possède l'avantage de n'être pas un terme galvaudé, de souligner la spécificité de l'« anéantissement » qui a manqué faire disparaître le peuple juif. On peut regretter, toutefois, que « Shoah » désigne un cataclysme naturel, alors qu'au cours de la Seconde Guerre mondiale le cataclysme fut bien le résultat de l'action des hommes. En dépit de cette faiblesse, le terme remplit sa mission. Ce qui fait la spécificité, l'unicité du massacre des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale reçoit ainsi la désignation qui nous force à réfléchir.

Cette querelle étymologique n'est pas vaine. Elle répond à deux nécessités. Il faut dire l'indicible. Il ne faut pas renoncer à nommer l'innommable. Sinon, il perdra toute réalité. Il faut aussi éviter la vulgarisation, les détournements du sens. De tout temps, les mots naissent, se répandent et perdent de leur force. Que signifient aujourd'hui la diaspora, un ghetto, les déportations, les camps d'internement ou de concentration ? Leur contenu originel est oublié ou déformé. Ces mots ne désignent plus guère ce qu'ils devaient désigner. Pour le moment, « Shoah » n'a pas subi ce triste sort. Utilisons-le à bon escient.

Un meurtre de masse

Pour mesurer l'ampleur de la tragédie, nous sommes contraints de recourir aux statistiques, de dresser une arithmétique macabre qui, à y regarder de près, constitue un enjeu scientifique et politique, quand elle ne suscite pas d'indécentes controverses. Pourquoi, diront certains, tomber dans le travers de notre époque qui veut tout mesurer, tout quantifier ? Quelques milliers de morts en plus ou en moins changeront-ils la nature du crime? Dispose-t-on des moyens nécessaires, d'ailleurs, pour évaluer avec un minimum de précision, et ne court-on pas le risque, avec les conséquences qu'on imagine, de proposer des chiffres précis et faux ? Je ne partage ni ce scepticisme ni cette résignation.

Bien entendu, on ne parviendra jamais à chiffrer sans commettre la moindre erreur. Il est impossible de dénombrer avec une rigoureuse exactitude les Juifs que les Einsatzgruppen ont fusillés lors de l'invasion de l'Union soviétique par la Wehrmacht. Qui dira combien de Juifs sont morts dans les ghettos de Pologne à la suite de la famine, des épidémies, des exécutions qui ont émaillé la période de la guerre? Lorsque les convois de déportés pénétraient dans l'enceinte du camp d'extermination de Birkenau, celles et ceux que les SS expédiaient tout de suite vers les chambres à gaz figuraient certes sur des listes au départ mais n'étaient pas enregistrés à l'arrivée. Beaucoup étaient morts dans les wagons. Dans les autres centres de mise à mort, le dénombrement restait approximatif.

Depuis le procès de Nuremberg en 1945-1946, on mentionne le chiffre de six millions de victimes juives. C'est Adolf Eichmann, le responsable du bureau des questions juives à l'Office de sécurité du Reich, qui l'aurait indiqué à l'un de ses subordonnés, en ajoutant cette précision que quatre millions seraient morts dans les camps et deux millions à la suite des privations, des maladies et des exécutions par balles. C'est une évaluation, un ordre de grandeur. Après 1945, une méthode plus rationnelle a été utilisée. Elle consiste à faire la différence entre la population juive de l'avant-guerre et celle de l'après-guerre. Elle repose en partie également sur un bilan statistique qui vaut pour le mois de décembre 1942 et a été dressé par Richard Korherr, un inspecteur SS de la statistique. On parvient ainsi à un total qui varie, selon les auteurs, entre 5 100 000 et 5 900 000. Des études plus poussées ne démentent pas les premières analyses. L'ampleur de la Shoah correspond à cet ordre de grandeur.

En l'espace de quatre ans, cinq millions et demi de Juifs environ ont été assassinés par les moyens divers auxquels ont recouru les nazis. Un Juif européen sur deux a disparu pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans un pays comme la Pologne qui, à l'intérieur de ses frontières de 1939, comptait 3 300 000 Juifs, 90 % ont été assassinés, 9 sur 10. La proportion est identique en Lituanie, en Lettonie et en Estonie, les républiques baltes de l'Union soviétique, en Allemagne et dans l'Autriche que l'Allemagne a annexée en 1938. La proportion est un peu plus faible en Ukraine, en Russie, en Hongrie. Elle est beaucoup plus faible en France. A Chelmno, l'un des camps d'extermination près de Lodz, 150 000 Juifs sont tués de décembre 1941 à septembre 1942, puis en juin et juillet 1944. A Belzec, en Galicie, le total des victimes juives s'élève à 550 000 pour huit mois de l'année 1942; à Sobibor, près de Lublin, à 200 000; à Treblinka (non loin de Varsovie), à 700 000 entre juillet 1942 et octobre 1943; dans le complexe d'Auschwitz en Haute-Silésie, aux environs d'un million.

Ces statistiques donnent le vertige. Elles enseignent que la Shoah fut un meurtre de masse, une barbarie planifiée, qu'elle nécessita « une machine de destruction », qu'en un mot ce n'est pas par des techniques artisanales qu'on peut parvenir à faire un si grand nombre de victimes. Pour atteindre leurs objectifs, les nazis ont recouru à des techniques industrielles. Leur technologie est particulièrement moderne. Elle utilise les connaissances scientifiques les plus récentes. Elle emploie les méthodes les plus perfectionnées. La Shoah n'est pas le fait d'un État arriéré, qui entrerait à reculons dans la modernité. Elle ne peut être comprise que si l'on garde à l'esprit que l'Allemagne nazie avait atteint un très haut niveau de développement économique, qu'elle figurait parmi les grandes puissances industrielles, qu'elle fabriquait des armes très sophistiquées et aurait pu, par exemple, mettre au point l'arme atomique avant les Américains, qu'elle disposait d'un système de gestion tout particulièrement efficace, et qu'elle a consacré une part importante de son potentiel à assassiner. Dans quel but ? Parce que la Shoah fait partie d'un plan qui vise à créer un nouvel ordre racial en Europe. En octobre 1939, Himmler annonce la future carte de l'Europe. « Pour nous, dit-il, la fin de la guerre voudra dire la percée d'une route vers l'est. Cela signifie que nous repousserons les frontières de notre race allemande de plus de cinquante kilomètres vers l'est. »

Dans son esprit, ce sera le résultat de la guerre contre la Pologne. Mais si le conflit embrase l'Europe entière, des bouleversements autrement plus profonds seront possibles. Les Slaves seront chassés, les Juifs assassinés, le Occidentaux écrasés et maintenus sous le joug allemand. Les armées hitlériennes remodèleront la carte de l'Europe. Elles feront de notre continent l'espace des Aryens triomphants. Elles organiseront l'Europe suivant une hiérarchie des races. Dans une première étape, les nazis élimineront cette sous-race, cette non-race qu'à leurs yeux forment les Juifs. C'est aussi cela, l'une des significations de la Shoah. « L'espace vital », dont rêve Hitler, créera en Europe, et dans le monde, un nouvel ordre qui n'aura guère de ressemblances avec celui d'avant 1939. En ce sens, la Shoah est au coeur de l'histoire du nazisme. Elle ne concerne pas seulement les Juifs, bien que les Juifs soient les premières victimes désignées. Comme le dit Saul Friedländler, « l'histoire du nazisme appartient à tous ». Cette histoire intéresse toute l'Europe et, au-delà de notre continent, l'humanité tout entière, dans la mesure où elle propose un modèle d'action, un but à atteindre, une métamorphose politique et mentale. Réfléchir sur l'histoire de la Shoah en ne tenant compte que des aspects technologiques, c'est mutiler la réalité. Avant même d'être le domaine des techniciens et des bureaucrates, la Shoah fut le domaine des idéologues pervers et criminels. Ce sont les idées, pas les techniques qui comptent.

Aux sources de l'extermination

Nommer, dénombrer, expliquer... Quelles explications donner qui permettent de comprendre la folie meurtrière qui saisit un État et ses dirigeants, une folie meurtrière que la force seule peut arrêter ? a l'origine de la Shoah, l'antisémitisme, l'hostilité systématique envers les Juifs, la volonté de leur nuire et d'éliminer leur influence que les antisémites jugent toute-puissante et nuisible. Bien des ingrédients alimentent ce courant d'idées. Il y a le vieil antijudaïsme, qui remonte aux premiers temps du christianisme. Jules Isaac en a donné une analyse minutieuse. En dénonçant Jésus aux Romains, en faisant de lui le prophète de la subversion, les Juifs sont devenus le peuple déicide. Leur haine du christianisme les inciterait même à pratiquer le meurtre rituel. Il y a aussi la conviction que tous les banquiers sont juifs, que le capitalisme a été inventé et diffusé par les Juifs, que les Juifs exploitent le peuple, que la gauche révolutionnaire fera bien de ne pas oublier que les Juifs sont les ennemis de classe. Il y a encore la conviction inverse que les Juifs font le lit des bouleversements sociaux et politiques, qu'ils sont par nature des révolutionnaires qui sapent les fondements de la société traditionnelle, qui détruisent les valeurs fondamentales. Somme toute, les Juifs seraient inassimilables. Partout, ils formeraient un corps étranger qu'aucune nation ne parviendrait à absorber ni même à intégrer. Où qu'ils vivent, ils sont des étrangers, nous assènent les antisémites, et des étrangers dangereux pour le pays qui les accueille. Faut-il rappeler, pourtant, que les Juifs allemands furent des citoyens profondément, sincèrement assimilés, que rien ne distinguait, dans leur vie quotidienne, dans leurs modes de pensée, des autres citoyens allemands ?

Cet antisémitisme n'est pas limité à l'Allemagne. On le retrouve dans bien d'autres pays. La France ne fait pas exception. La France juive, l'ouvrage d'Édouard Drumont publié en 1886, a connu un énorme succès de librairie et fut l'objet de 200 rééditions; on ne dira jamais assez la violence des attaques contre les Juifs, le venin des articles de journaux, la force des caricatures dans notre pays à la fin du siècle dernier. L'Allemagne ne fut point la seule à céder à l'antisémitisme militant. La France, la Russie et son vaste empire, la Roumanie, bien d'autres nations portent leur part de culpabilité.

Mais l'antisémitisme de Hitler et de ses fidèles revêt une forme particulière, encore plus exacerbée. Il suffit de lire ou de relire les textes. « {L'}objectif final et immuable, dit Hitler le 16 septembre 1919, doit être l'élimination des Juifs en général. » Les Juifs provoquent « la tuberculose raciale des peuples ». Ils sont le ver dans un corps pourrissant, une pestilence pire que la peste, des araignées, des rats, des parasites, des sangsues, des vampires. Ils transportent des bacilles. Le judaïsme, c'est « l'empoisonneur mondial de tous les peuples ». De là ce passage annonciateur de Mein Kampf : « Si, au début ou pendant la guerre {il s'agit de la guerre de 1914-1918}, on avait placé une bonne fois douze ou quinze mille de ces Hébreux pourrisseurs du peuple sous les gaz asphyxiants qu'ont été obligés de supporter, au front, des centaines de milliers de nos travailleurs allemands, appartenant à toutes les couches sociales et à toutes les professions, alors les millions de victimes du front ne seraient pas tombées en vain. Au contraire, éliminer au bon moment douze mille crapules aurait peut-être sauvé la vie d'un million d'Allemands honnêtes, précieux pour l'avenir. » Oui, « sous les gaz asphyxiants ». Hitler, l'ancien combattant de la Grande Guerre, qui a lui-même subi les effets des gaz, pense naturellement à cette arme redoutable pour se débarrasser des Juifs. Et le 30 janvier 1939, devant le Reichstag, Hitler, chef d'État et de gouvernement, Führer des Allemands, déclare: « Aujourd'hui, je serai encore prophète. Si la finance juive internationale en Europe et hors d'Europe devait parvenir encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, alors le résultat ne serait pas la bolchevisation du monde, donc la victoire du judaïsme; au contraire, ce serait l'anéantissement de la race juive en Europe. » Cette idée ne l'a pas quitté. Elle ne le quittera plus jamais. Deux mois avant sa mort, il se vante d'avoir « percé le furoncle juif ». Dans la dernière phrase de son testament, rédigé le 29 avril 1945, il intime l'ordre à ses successeurs de faire respecter la législation raciale, de poursuivre « la résistance impitoyable au judaïsme international ».

Pourtant, il n'existe pas d'ordre écrit, signé par Hitler, qui déclenche la Shoah. Suivant une pratique courante dans le régime nazi, l'entourage du Führer fait part de son « voeu », et cela suffit. Le massacre systématique des Juifs est décidé au printemps de 1941, peut-être même avant, en tout cas dans les mois qui ont précédé l'invasion de l'Union soviétique. Est-ce à dire que la guerre totale, celle qui oppose le nazisme au communisme, a provoqué les assassinats de masse et la mise en fonctionnement des camps d'extermination ? Est-ce que la guerre contre l'Union soviétique a donné aux nazis l'idée de « la solution finale » ? Beaucoup d'historiens le croient. Ils estiment que les circonstances expliquent le passage à l'acte. Ils ne s'accordent pas sur la date exacte à laquelle la décision de Hitler a été prise. Ils soulignent que la guerre dans l'Est européen ouvre aux armées allemandes un vaste espace géographique dans lequel vivent des millions de Juifs; que dans l'esprit des nazis le combat contre le communisme, c'est aussi le combat contre les Juifs; que les chefs locaux ont peut-être devancé « le voeu du Führer » et dans une large mesure l'ont poussé à couvrir leurs initiatives. D'autres, en revanche, relèvent, comme je l'ai fait, les déclarations antérieures de Hitler et n'hésitent pas à conclure que celui-ci a toujours eu l'intention d'éliminer les Juifs de la planète et qu'il a dû attendre des circonstances favorables pour perpétrer son forfait.

Au-delà de ce débat entre historiens qui ne nient nullement la réalité de la Shoah mais s'interrogent sur la chronologie et sur la prise de décision, il faut insister sur quelques évidences. Dès son arrivée au pouvoir, en 1933, le chancelier Hitler fait adopter des décrets qui instaurent la discrimination à l'encontre des Juifs. La loi « pour la protection du sang et de l'honneur allemands », dite loi de Nuremberg, date de 1935. Elle définit le Juif sur le plan racial, le demi-Juif et l'individu « métissé de Juif ». Elle les met à l'écart de la nation allemande. L'aryanisation de la société allemande, c'est-à-dire l'interdiction faite aux Juifs d'exercer leur profession, la privation de leurs biens à laquelle ils sont condamnés, la persécution au quotidien dont ils souffrent, avance d'un bon pas. La Nuit de cristal, du 9 au 10 novembre 1938, est un pogrom à l'allemande. Certes, les nazis ne savent que faire des Juifs qui relèvent de leur autorité. Faut-il les expulser, les contraindre à l'émigration? Si c'est l'expulsion, sera-ce en direction de l'est ou de l'ouest ? En octobre 1940, environ 6 000 Juifs du pays de Bade et du Palatinat sont déportés vers la France, c'est-à-dire vers l'Ouest, et internés dans le camp de Gurs. En 1941, les Juifs d'Allemagne ne peuvent plus quitter le territoire national et sont internés dans la Pologne annexée par les Allemands, puis dans le Gouvernement général, cette Pologne dont en principe ni les Soviétiques ni les Allemands ne se sont emparés. Avant que la Shoah ne prenne l'ampleur que l'on sait, les groupes de tuerie mobiles, les Einsatzgruppen, suivent en Union soviétique les soldats de la Wehrmacht et mitraillent des centaines de milliers de Juifs. La machine industrielle que réclame « la solution finale » n'est pas construite en un tournemain. Il faut un peu de temps et beaucoup de progrès technologiques. Elle fonctionne en 1942, de mieux en mieux en 1943 et une bonne partie de 1944, puis subit les effets des désastres militai res de l'Allemagne sur le front de l'Est.

Somme toute, Hitler a toujours pensé et dit qu'une fois au pouvoir il se débarrasserait des Juifs. Devenu chancelier du Reich, il dispose d'une liberté de manoeuvre limitée, dans la mesure où la paix règne encore en Europe. Il hésite entre plusieurs solutions, compte tenu de sa marge de manoeuvre. La guerre déclarée, puis étendue à l'est de l'Europe, il n'a plus à respecter les formes. Il peut aller jusqu'au bout de ses intentions, qui sont aussi les intentions de ses dévots. Se débarrasser veut dire: tuer, exterminer, annihiler. Les moyens les plus rapides, les plus efficaces seront les meilleurs. Après le recours aux mitraillettes et aux mitrailleuses, ce seront les camions à gaz, enfin le Zyklon B. Le gazage a été expérimenté contre les malades mentaux. Il servira désormais à rayer les Juifs de la carte du monde.

Reconstituer le processus mental des dirigeants nazis ne suffit pas. La vie quotidienne dans l'Allemagne nazie et dans les territoires qu'occupaient les forces allemandes, dans les villes et les villages, parmi les riches et les pauvres, mérite d'être étudiée, mieux comprise, car c'est là que se trouve le mystère inexpliqué, et non pas inexplicable. Il y eut des millions de témoins allemands, polonais, ukrainiens, russes. Croyaient-ils vraiment que lés Juifs étaient responsables des misères du monde, de la crise économique, des malheurs passés de l'Allemagne ? Ont-ils gardé le silence parce qu'ils ont eu peur de parler, parce qu'ils ne savaient pas ou ne voulaient pas savoir ? Fermaient-ils les yeux au passage des trains, parce qu'ils estimaient incroyables et incompréhensibles les récits qu'ils entendaient ? Ne sentaient-ils pas les odeurs qu'ils respiraient ? Ne voyaient-ils pas les fumées qui recouvraient leurs villages ? Que pensait-on vraiment, que disait-on en Bavière, dans le Wurtemberg, en Rhénanie ? Comment a-t-on pu assassiner des millions d'hommes, de femmes, d'enfants, de vieillards, sans qu'une société policée, profondément civilisée, ne proteste? Raison de plus pour rendre hommage, avec force, avec constance, à celles et à ceux qui, malgré la terreur et le conformisme, ont tenté d'aider les Juifs, en Allemagne, en Pologne, en France. Ils étaient, n'en doutons pas, plus nombreux qu'on ne le croit généralement. Dans les mouvements de résistance, au sein des Églises catholiques et protestantes, parmi les gens ordinaires, les Juifs ont aussi rencontré des amis, des protecteurs, des sauveteurs.

Les institutions juives, elles-mêmes, ont été souvent attaquées pour leur passivité, leur naïveté, leur complicité. Elles n'ont pas toujours fait tout ce qu'il fallait. Mais bien des Juifs ont tenté l'impossible. Contre une armée puissante, lourdement équipée, ils se sont révoltés comme dans le ghetto de Varsovie en 1943 et dans quelques autres ghettos de l'Europe orientale. Ils n'avaient pas la force nécessaire pour desserrer l'étreinte. Ils tenaient, pourtant, à montrer au monde et à se montrer à eux-mêmes qu'ils n'acceptaient pas d'être des victimes consentantes.

D'autres questions surgissent. Pourquoi l'assassinat des malades mentaux a-t-il été arrêté en 1941 à la suite de la protestation des Églises allemandes, et pourquoi ces Églises n'ont-elles officiellement rien dit pour arrêter la Shoah ? Les nazis sont-ils parvenus à imposer à tous un régime de terreur ? Ont-ils profité, ici ou là, d'un lâche soulagement, de la satisfaction discrète des antisémites, de la vigilance à éclipses des bonnes âmes, des mille et un soucis de la guerre qui ont détourné l'attention vers d'autres problèmes ? Que fallait-il faire pour empêcher « cela » ?

En dehors de l'Allemagne et des pays que ses armées occupaient, les États et les grandes organisations non gouvernementales ont maintenu une prudence raisonnable. Ils ont dénoncé au compte-gouttes. Les Alliés affirmaient que la victoire sur les nazis mettrait fin à la Shoah, ce qui est vraisemblable, mais resterait-il encore des Juifs? Pour faire comprendre ce silence assourdissant une comparaison vient à l'esprit. Au temps de l'affaire Dreyfus, la France fut condamnée pour avoir envoyé au bagne un capitaine innocent. De Bruxelles à Chicago, de Berlin à Sydney, de Vienne, de Budapest à Londres, un long cri d'indignation monta contre notre pays. Entre 1941 et 1945, pas de cris, des murmures intermittents. Ce terrifiant secret était-il vraiment secret ?

Voilà quelques-unes des questions qu'il convient de poser. Il n'est pas facile d'y répondre.

L'étude de la Shoah

Les réponses, nous les attendons des survivants et des historiens. Des survivants, en premier lieu, parce que, seuls, ils peuvent porter témoignage sur ce que furent les arrestations, l'internement, les convois de déportation, l'arrivée dans les camps, les sélections, les conditions de survie pour les uns, le gazage immédiat pour tant d'autres. Deux dangers, toutefois, nous guettent. Des témoins croient que leur expérience n'est pas transmissible, que dans le meilleur des cas ils ne sauraient laisser à d'autres le soin d'en parler. Ils ont tort. La vie fait son oeuvre. Il n'y aura bientôt plus de survivants de la Shoah. Qui alors pourra témoigner? Le passage est inévitable, douloureux, souvent frustrant, vers ce que Simone Veil appelle « le temps des historiens ». Les survivants doivent s'y résigner. Simone Veil l'a dit et bien dit: « J'attends beaucoup des historiens pour nous aider dans notre quête obsessionnelle à trouver des réponses à ce qui demeure largement inimaginable et incompréhensible {...}. Le temps des historiens est venu et nous avons besoin d'eux pour édifier ce socle de connaissances constitué par leurs travaux qui permettront aux chercheurs au cours des siècles à venir de poursuivre cette oeuvre toujours inachevée qu'est l'Histoire. » Les survivants doivent contribuer à rendre aussi harmonieuse que possible, aussi rigoureuse que possible, cette transmission du savoir. Sinon, il ne leur aura servi à rien de témoigner. Leur témoignage disparaîtra avec eux.

Et c'est là que nous découvrons le second danger: la déposition de ceux qui sont passés par les camps. Il serait absurde, injuste et dangereux de la rejeter. Sans doute est-elle chargée d'émotion. Comment ne le serait-elle pas? Sans doute comporte-t-elle des inexactitudes, voire des erreurs, qui desservent la cause de la vérité et consolident, hélas! la position des sceptiques. Sans doute conduit-elle à des répétitions, et même à des stéréotypes. Mais, tout compte fait, il faut prendre cette déposition pour ce qu'elle est: indispensable, précieuse, précise et imprécise à la fois. Elle situe l'histoire à l'échelle humaine, sans laquelle on ne comprendrait rien à son temps ni au temps d'hier. Quand Primo Levi écrit Si c'est un homme, quand Georges Wellers analyse les conditions de vie au camp de Drancy et raconte les mois qu'il a passés à Auschwitz-Monowitz, quand Simone Veil évoque « notre fidélité à ceux qui ont été exterminés, solidaires entre eux dans la souffrance et la mort », quand tant d'autres encore tiennent à laisser par écrit les souvenirs qui ne les quittent pas, nous serions bien mal inspirés de leur tourner le dos, de boucher nos oreilles et de fermer nos yeux. Sans témoins, l'histoire perd son sens et surtout son humanité. Nous avons besoin d'eux.

Les survivants plus lucides attendent beaucoup des historiens. Or les historiens français sont souvent absents quand on écrit aujourd'hui l'histoire de la Shoah. Ce n'était pas le cas dans l'après-guerre. Des hommes, comme Georges Wellers, Léon Poliakov, Joseph Billig ont montré, au sein du Centre de documentation juive contemporaine, qu'ils savaient tenir leur place et faire entendre la voix de la recherche française. Ils ont même été parmi les premiers à tenter d'écrire l'histoire de la Shoah. Ils n'étaient pas des historiens de formation ? La belle affaire... Ils ont su appliquer les méthodes du travail historique et se plier à leurs exigences. Cette génération n'a pas eu de véritables successeurs. Nous sommes quelques-uns à tenter de stimuler les vocations, avec un succès inégal. Pour le moment, les études les meilleures, les plus récentes, les plus novatrices viennent des États-Unis, d'Israël, d'Allemagne, pas de France. Dans les colloques qu'organisent les institutions françaises, ce sont les invités étrangers qui traitent des sujets principaux. En un mot, la recherche française reste déficiente en ce domaine, et nous ne pouvons que le déplorer. Et pourtant, bien des thèmes pourraient être abordés par des chercheurs français, qu'ils soient historiens, psychologues, littéraires, scientifiques, philosophes. Les fonds d'archives sont à présent ouverts dans les pays occidentaux et, comme par miracle, s'ouvrent également peu à peu en Europe centrale et orientale.

L'explication de cette regrettable discrétion fait l'objet de controverses. Est-ce le refus de l'événementiel ? Certainement pas. D'autres thèmes qui reposent sur l'histoire des événements, à commencer par l'histoire politique, sont vivants et ont été profondément renouvelés. Est-ce la domination d'une école historique? Pas davantage, car les historiens français ne se rattachent pas à un seul courant de pensée. Nous formons un monde divers, pour ne pas dire hétérogène. Est-ce l'impossibilité de reconnaître en cette affaire la complicité, puis la culpabilité du régime de Vichy ? Allons donc! L'histoire de la France entre 1940 et 1945 se porte bien et produit des études nombreuses et passionnantes. Non, le quasi-silence des historiens français réclame d'autres explications. L'histoire de la Shoah relève, estime-t-on à tort, de l'histoire allemande, et l'histoire des pays étrangers est peu représentée. Sans doute aussi l'histoire de la Shoah recèle-t-elle une charge émotionnelle trop puissante et les chercheurs préfèrent-ils aborder des sujets moins éprouvants.

Alors, somme toute, un domaine trop restreint et inaccessible ? Ce raisonnement, je ne le partage pas. L'histoire de la Shoah est un champ d'étude légitime. Elle touche à l'essentiel de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il est impossible de dégager la signification profonde de l'une sans parler de l'autre. Elle éclaire, d'une lumière blafarde et sinistre, l'histoire de notre siècle, de ses passions, de sa cruauté, de ses horreurs, quelquefois de ses grandeurs. Elle fait contrepoint à la modernité, à notre conviction que le progrès nous entraîne, que la philosophie des Lumières guide nos pas. Elle démontre la force des idéologies et des préjugés, met en relief les responsabilités des citoyens, interroge chacun d'entre nous sur la formation d'une conscience européenne et contribue à créer l'image que l'Europe a pu donner au reste du monde.

De ce point de vue, l'histoire de la Shoah n'est pas seulement un moment de l'histoire des Juifs. Il n'y a pas que les Juifs qui doivent l'aborder, qui peuvent la comprendre, puis l'expliquer. C'est un héritage tragique, douloureux, toujours insupportable, qui appartient à tous. Il ne peut laisser indifférent, aujourd'hui encore, aucun des habitants de notre planète, qu'il vive en Europe, dans le monde méditerranéen, au Proche-Orient, aux États-Unis ou sur les autres continents de notre monde.

Il est temps de franchir le pas. Nous devons, nous Français, rattraper notre retard. Nous montrerons ainsi que, grâce à l'histoire, universitaire ou non, grâce à la recherche en général, la mémoire collective se préoccupe « encore aujourd'hui de l'annihilation des Arméniens », que le massacre industriel des Juifs ne tombera pas dans les oubliettes de l'histoire, que les innocents ne mourront pas une seconde fois, que les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles devant les tribunaux, et qu'ils le sont aussi dans la conscience des hommes.

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