© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Bernard-Henri Lévy:
Allemagne, année zéro?
Les damnés et les autres

in Le Monde, daté des 7-8 février 1999 © Le Monde 1999
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Les damnés et les autres

De ville en ville, l'exposition photographique sur « Les crimes de la Wehrmacht » divise l'Allemagne, peut-être plus que les polémiques sur le Mémorial de la Shoah ou les déclarations du romancier Martin Walser. Bernard-Henri Lévy, qui a vu l'exposition, a rencontré ceux qui, comme l'ancien chancelier Helmut Schmidt, entendent préserver l'honneur de la Wehrmacht et ceux qui, comme Joschka Fischer, actuel ministre des affaires étrangères, ont une exigence de morale et de vérité.

Neuf pendus, alignés sur une potence de fortune. Au premier plan, de trois-quarts, un soldat coiffé d'une toque de fourrure. Il a froid, il ferme le col de sa vareuse.

D'autres pendus. On distingue leurs visages. Mais ce qu'on voit le mieux, c'est le jeune soldat, au premier plan, coiffé d'un simple calot. Il semble intimidé. Il regarde fixement l'objectif.

Ceux-là sont cinq. On leur a laissé leurs chapeaux. Ce sont de beaux chapeaux mous, peut-être en flanelle, qui se sont mis de travers quand la corde s'est tendue. Cela fait rire les soldats, légèrement en retrait, derrière l'arbre.

Là aussi, les soldats rient. Mais c'est à cause de l'officier qui tire le pendu par le pantalon, à la hauteur du mollet, comme s'il voulait le balancer.

Là, c'est encore plus drôle. Moins macabre, mais plus drôle C'est un vieux rabbin à qui on va couper la barbe. Il semble qu'il ait un délai de grâce: le temps de prendre la photo, de fixer sa peur et la joie du soldat à côté.

Un autre rabbin. Une autre barbe. Ils sont trois, cette fois, autour de lui. Deux sont hors champ ; on ne voit que des bras nus qui se croisent devant son visage ; l'un tient les ciseaux, l'autre la barbe. Le troisième est campé derrière lui. Il est torse nu, un peu gras. On sent qu'il ne sait pas s'il doit sourire au photographe ou regarder le rabbin qui fait penser à un très beau Christ aux outrages.

D'autres rabbins, encore, qu'on brutalise. Des juifs accroupis, forcés à faire des exercices de gymnastique humiliants. Et puis encore des pendus. Toujours des pendus. Là, l'homme n'est pas mort: l'appareil capte son dernier sourire. Ici, il vient de mourir: les deux soldats, tête nue, l'un adossé à l'arbre où on l'a pendu, l'autre debout dans l'herbe, devisent sans plus faire attention à lui. Ici, c'est une femme: je suppose qu'elle gigotait et que le photographe a eu peur que la photo ne soit floue; alors son camarade, dans le cadre, la tient fermement par les pieds. Là, la photo est floue; mais c'est la faute du soldat, pas du pendu: c'est lui qui se tord de rire, et qui a fait rire le photographe. Et puis, celle-là: une autre femme, pendue par les pieds; est-ce lui, le petit soldat bord-cadre, qui a écrit, en fléchant la branche qui a servi de potence: « fleur de printemps »?

Des photos de ce genre, il y en a des centaines, toutes petites et terribles, épinglées aux murs de l'exposition sur « Les crimes de la Wehrmacht », à Hanovre. Les gens autour de moi sont choqués, concentrés. Ils vont, en silence, d'une photo à l'autre. Une jeune femme s'arrête devant une série, presque un film, où on a l'impression que les soldats ont organisé une sorte de concours - le plus beau pendu? le plus beau rictus? ou la potence la plus ingénieuse? Elle repart. Elle revient. Elle reste un long moment devant l'un des clichés. Et, comme si elle ne supportait plus le spectacle de ce cliché-ci en particulier, elle se prend la tête dans les mains et s'en va.


Jean-Philip Reemtsma est l'organisateur de l'exposition. Il est grand. Massif. Il a une barbe rousse, semée de fils blancs. Un front haut. De fines lunettes cerclées de métal argenté. Le grand public a découvert son nom au moment de son enlèvement, il y a cinq ans, et du livre-témoignage qu'il en a tiré. Il le connaît aussi à cause des cigarettes Reemtsma, ces petits paquets jaunes, qui sont sur le plateau de Schröder à la chancellerie et qui appartenaient à sa famille. Pour lui, c'est du passé. Il a vendu la firme. Et, avec l'argent de la vente, il a créé un institut de recherche sur les « racines » et les « modalités » de la guerre, qui édite des revues, publie des livres et organise, donc, cette exposition sur « Les crimes de la Wehrmacht ».

D'où viennent les photos? Ce sont des photos personnelles, saisies sur les soldats morts ou prisonniers. Ce sont comme des photos souvenirs, ou des photos de vacances, que les soldats eux-mêmes ont prises pour les envoyer à leurs familles. La guerre vue par ceux qui la faisaient L'extermination des civils, et notamment des civils juifs, vue dans l'oeil du soldat, et avec lui.

Qui sont ces soldats? Sont-ils représentatifs de l'ensemble de la Wehrmacht? Reemtsma n'en sait rien. Il est bien trop sérieux pour, contrairement à ce qu'insinuait le chancelier, oser généraliser. La seule. chose qu'il puisse dire, c'est que ce sont des soldats, pas des SS. On oppose toujours, n'est-ce pas, les « mauvais » SS et les « vrais » soldats. On dit: d'un côté, les professionnels du crime, les exécuteurs de la Shoah ; de l'autre, une armée régulière où l'on n'aurait fait qu'accomplir son devoir. Eh bien, c'est à cela que s'oppose Reemtsma. C'est cela qu'on ne peut plus dire quand on a vu ce que montre Reemtsma. J'imagine Mitterrand s'exposant à cette exposition Reemtsma. Aurait-il pu prononcer sa phrase désastreuse sur le « courage du soldat allemand »? Ce fut son dernier discours. Son tout dernier mot de président. Peut-être en aurait-il fait l'économie - je le dis à Reemtsma, qui sourit - s'il avait vu, comme nous, la preuve de ces milliers d'Oradour créés par le rouleau compresseur de la Wehrmacht dans sa course vers Moscou.

Les réactions des gens sur les photos? N'y a-t-il pas eu des protestations, des procès? Rien, répond Reemtsma. Vous imaginez quelqu'un venir dire: « eh! c'est moi, là, le petit gros qui fait rire ses camarades en passant un écriteau obscène au cou des pendus du bataillon! je vous poursuis pour atteinte au droit à l'image et au respect de la vie privée »? Non. Des gens se sont reconnus. J'ai le cas de cette femme de soixante ans, qui a toujours senti, dans sa famille, le poids d'un horrible secret et qui a compris le jour où, à Munich, elle a vu son père sur une des photos, très jeune, très fringant, les pouces passés dans le ceinturon, devant un charnier. Mais personne n'a rien dit. Secrets de famille. Débats de famille. Une trouée de mémoire. Une percée dans les consciences. Et silence.

Pas de manifestations non plus? Pas de campagne de l'armée, des associations d'anciens combattants, etc.? Si, bien sûr, des petites manifs, probablement manipulées, qui sont venues, en Rhénanie, ou, récemment, à Bonn ou à Kiel, crier « honneur aux soldats allemands! » ou « pas de repos pour l'exposition de la honte! ». Mais l'exposition a marché. Le succès a balayé les résistances. Combien, finalement? Sept cent mille. Il y a sept cent mille Allemands qui, de ville en ville, ont voté avec leurs pieds, et avec des billets d'entrée, pour la morale et la vérité. C'était des jeunes. Des moins jeunes. C'était les lecteurs de Goldhagen. Reemtsma n'est pas d'accord avec tout ce que dit Daniel Goldhagen. Mais sur la libre volonté des bourreaux, il pense qu'il a raison et c'est cette libre volonté que montre aussi l'exposition.

L'effet Reemtsma, alors? Reemtsma proteste Il se récrie. Mais c'est lui, l'événement majeur. Il est là, le tremblement de terre silencieux, Invisible, qui a remodelé le paysage et déblayé le fatras de mythes, non-dits, mensonges en tout genre qui encombraient la mémoire de l'Allemagne. Il y a un séisme Reemtsma. Il y a un effet de souffle Reemtsma. Le reste n'est qu'un effet de cet effet. Le reste, tout le reste - Walser, Mémorial, déclarations de Schröder, tout le débat allemand d'aujourd'hui - n'est que le résultat du choc provoqué, dans les consciences, par cette explosion de mémoire et de morale. Dans « Mémorial », il y a « morale ». Reemtsma dresse, lui aussi, un Mémorial. Ce Mémorial fait oeuvre de morale.


Je repense à ces autres photos, prises à la fin de la guerre, lors de l'ouverture des camps, et qui me terrifiaient dans mon enfance: des soldats américains en treillis, casque sur la tête, debout à côté des cadavres alignés par terre et faisant défiler les habitants des villages. Ils leur faisaient voir. Ils les obligeaient à voir. Eh bien, Reemtsma fait la même chose. Il reproduit, cinquante ans après, le geste libérateur. Sauf que lui est allemand.


Je repense aux propos, si bizarres, de Walser. Je repense à tous ceux qui, depuis huit jours, nous répètent: « c'est drôle, cette phrase sur les images de la Shoah qu'il ne supporte plus de regarder! il n'y en a pas tant que cela, d'images de la Shoah à la télé! » Mais c'est qu'il ne pensait pas à la télé. Il pensait à Reemtsma. Il pensait à ces images devant lesquelles toute l'Allemagne était, de ville en ville, en train de défiler. C'est une autre preuve de la centralité absolue de l'exposition Reemtsma.


Je repense encore au jeune avocat Michel Friedmann, l'autre soir, à Francfort. Il y a des milliers de gens, raconte-t-il, qui ont acheté aux enchères, pendant la guerre, des meubles volés aux Juifs. Ces gens qui achetaient pour 1000 marks la commode du voisin, pour 100 marks son service à café, ses petites cuillères, etc., tenaient pour acquis, n'est-ce pas, que non seulement lui, mais ses enfants, ses petits-enfants, partaient pour ne jamais revenir ; l'acte même d'acheter prouvait que, contrairement à ce qui s'écrit depuis cinquante ans, ils savaient le sort qui attendait les déportés, ils étaient au courant de la solution finale. Or on connaît le nom des acheteurs. On connaît les prix payés. Tout est consigné dans les registres d'une administration fiscale tâtillonne qui, elle aussi, faisait son travail. Et voici l'essentiel: alors que l'administration, depuis la guerre, couvrait tout ce joli monde au nom du respect de la vie privée, il y a deux ministres des finances, le ministre de la Hesse et celui de la Rhénanie du Nord-Westphalie, qui ont décidé de sortir les dossiers. Wehrmacht et Finanzmacht. Crimes de l'armée et crimes du fisc. Une longue nuit de cristal, froide, qui va entrer dans la lumière. Extraordinaire Allemagne, à nouveau! En train, malgré Schröder, malgré Walser, de dégorger, un à un, ses derniers et terrifiants secrets.


C'est toute la question. Comment l'Allemagne de Schröder peut-elle être aussi celle de Starzacher, le courageux ministre des finances de la Hesse? Que se passe-t-il dans ce pays pour qu'il puisse être le théâtre, à la fois, de ces deux mouvements contraires: tant de voix pour demander la liquidation du passé allemand et tant d'autres, aussi nombreuses, pour dire qu'il faut, pour le liquider, commencer par le penser? Ce matin encore, à l'heure du petit-déjeuner, Philip de Walderdorff, dirigeant de l'Association des chambres de commerce et d'industrie allemandes, qui me parle du problème des « esclaves de l'industrie de guerre  » et, sans émotion particulière, des « réparations » qui leur sont dues. Peut-être suis-je naïf? Mais j'ai le sentiment que ces réparations-là « passent » mieux, ici, en Allemagne, qu'en France ou aux Etats Unis…


Egon Krenz fut l'avant-dernier dirigeant de l'Allemagne de l'Est. On l'a appelé le « Li Peng allemand » à cause de son voyage à Pékin, en pleine boucherie de Tiananmen et de sa phrase, alors, sur la « communauté de combat » entre les deux Partis communistes, chinois et allemand. C'est lui qui, à quelques jours près, aurait défendu les « acquis du socialisme » au moment de la chute du Mur. C'est lui aussi qui a organisé le fameux voyage de François Mitterrand, les 20-22 décembre 1989. Sa solitude dans cette maison vide, où les canapés en skaï sont encore disposés comme dans les salons officiels en RDA. Son verbe véhément. Son désir éperdu de s'expliquer. Le visage épais, qui tremble de fureur et tourne au mauve quand il évoque ses anciens camarades qui s'en sont mieux tirés que lui et feignent de ne plus le connaître. La tignasse grise en bataille. Les grands mouvements des bras qui ponctuent la phrase, tels des gestes d'impuissance. Cette phrase, accablante pour la France d'alors: « Mitterrand aura été le seul chef d'Etat occidental à nous avoir rendu visite dans toute l'histoire de la RDA ; ce cadeau que nous attendions depuis quarante ans, pour lequel nous aurions tout donné, c'est lui qui nous l'a fait mais trop tard: nous avions déjà perdu la partie. » Cette autre: « Gorbatchev m'a fait venir le 1er novembre à Moscou ; il m'a dit: "Mitterrand, Thatcher, Andreotti, sont hostiles à la réunification; ils feront tout pour l'empêcher, pour déstabiliser Kohl". » Cette façon pathétique, enfin, de me retenir, vieux dragon sans griffes ni dents, perclus d'amertume et d'alcool: « attendez! ne partez pas! j'avais mille choses encore à vous dire ; mille informations à vous donner… » Il en donne une, cela dit, d'information. Une vraie. J'essaye de le faire parler du traitement, en RDA, de la mémoire nazie. Il récite la thèse officielle sur le pays sensationnel qui n'avait rien. à « trai ter » du tout puisqu'il était, par essence, la patrie de l'antinazisme. Et puis, il se reprend: « si, tout de même; nous avons, à la toute fin, décidé d'assumer la responsabilité de l'Allemagne de l'Est dans l'Holocauste et le droit à la réparation pour les victimes et leurs héritiers. » Voilà. Tout est dit. C'est l'existence du régime communiste qui empêchait de réparer, donc de nommer le crime. C'est l'imminence de sa chute, puis sa chute, qui permettent que les pièces réapparaissent et que justice soit rendue. Je repense à Reemtsma expliquant comment une partie de ses photos sont sorties des archives de pays d'Europe centrale et occidentale. Je repense à l'histoire de ce wagon de lettres de soldats, et de photos, retrouvé dans une mare de l'ex-URSS. Et si c'était la chute du Mur qui avait rendu possible, dans toute l'Allemagne, le déferlement de la mémoire? Et s'il était là, l'événement décisif d'où découlent le débat sur les biens spoliés, la réapparition des fantômes des « esclaves de l'industrie de guerre », les photos, l'événement-Reemtsma lui-même - et donc, de proche en proche, la marche de la vérité?


C'est la couverture qui m'a frappé. J'ai vu, ensuite, qu'il s'agissait de la traduction allemande du dernier livre de Friedlander. Mais, sur le coup, c'est la couverture. De loin, on croirait la bibliothèque de Sarajevo en flammes. En regardant mieux, on comprend que c'est la synagogue de Francfort, la grande, celle où Bubis n'ira jamais puisqu'elle fut entièrement brûlée, ce jour-là, 9 novembre 1938, date de la « Nuit de cristal » - tiens! 9 novembre! la même date, bizarrement, que la chute du Mur: ruse, sinistre, de l'Histoire? ultime pied-de-nez de Krenz et de ses camarades? allez savoir... La synagogue, donc, en flammes. Une foule de badauds devant. Et là, au premier plan, un type. il porte un pardessus. Un chapeau mou. Il a un gros cartable, qu'il tient des deux mains, dans son dos, avec un mélange de décontraction et d'assurance. On dirait un employé de bureau qui rentre du travail. Il regarde. Il passait par là, il a vu du feu, alors il s'est arrêté et il regarde. Je ne sais qui est cet homme. Sans doute est-il mort depuis le temps, et peu importe. Mais je sais que, ce jour-là, à l'instant où est pris le cliché, tout est joué. Il est déjà un criminel de bureau. Ou il va le devenir. Il incarne ce contre quoi luttent aujourd'hui Bubis, Friedmann, Weizsäcker, Reemtsma. Il est, discrètement « exposé » sur la table des best-sellers de cette grande librairie de Berlin, la face noire de l'histoire allemande, sa honte.


Si je devais choisir une ville d'Allemagne pour y vivre, ce serait Hambourg. Sa lumière. Ses façades langoureuses et austères. Le confort vermeerien des maisons. Les frênes géants. L'odeur de la mer. Les jardins sur l'Alster. Où ai-je lu que la civilisation de Hambourg, autrefois, était si jalouse de son éminence qu'il fallait, pour appartenir au patriciat de la ville, notifier d'abord à l'Empereur qu'on renonçait à sa particule et à ses titres?

Et puis, paradoxalement - toujours le paradox-aIlemand... -, Hambourg c'est aussi, bien sûr, le 101e bataillon de réserve de la police: ces réservistes, ces rappelés, moyenne d'âge trente-neuf ans, dont le livre de Christopher Browning relate les monstrueux « exploits » et qui, dès qu'ils eurent un uniforme sur le dos, participèrent à la Solution finale: opération « Reinhardt » en Pologne; chasse aux juifs dans les forêts ; ce groupe en fusion d'hommes ordinaires, pas même nazis, qui se conduisirent comme les pires des SS. Une autre page noire de l'Histoire allemande. Un autre cadavre qui pue. Et l'impunité, si longtemps, pour ces drôles d'« anciens combattants ».


Hypothèse. Elle aurait le mérite de nouer l'ombre et la lumière, de dialectiser les deux visages de Hambourg. Le procès du 101e bataillon commence à la veille de mai 68, en décembre 1967 exactement. Pourquoi si tard? Le temps de produire les preuves? Celui de les faire disparaître? Ou celui, pour le mouvement étudiant, non seulement de Hambourg, mais de l'Allemagne, d'arriver à maturité, de réclamer des comptes à la génération des pères et d'exiger, comme aujourd'hui, la morale et la vérité?


Car transposons. C'est ce qui, toutes proportions gardées, est en train de se passer avec le « dégel » du communisme. On a cru que le dégel était l'affaire de l'Est. Erreur. C'est à l'Ouest que, jusqu'ici, il produit le meilleur de son effet. En France, Papon, protégé par de Gaulle puis Mitterrand. En Allemagne les accapareurs de biens juifs, les soldats de l'exposition Reemtsma, tous ces criminels en sursis dont la chance était la guerre froide et l'existence du communisme. On ne se rendait pas compte de ce que la guerre froide coûtait à la vérité. On ne mesurait pas à quel point elle gelait, en effet, la morale. La fin du communisme, c'est la fin de l'impunité pour les crimes de bureau.


Avez-vous vu l'exposition Reemtsma? Je n'ai plus que cette question en tête. Je n'ai plus envie de parler que de ça. Et c'est la première chose que je demande à Klaus von Dohnanyi, ancien bourgmestre de Hambourg, qui a pris position en faveur de Walser - mais je me fiche bien de Walser maintenant, je ne m'intéresse qu'à Reemtsma, je veux savoir ce que ce patricien de Hambourg, suprêmement élégant et intelligent, cet héritier, comme dit l'historienne française de la Shoah, Rita Thalmann, de « l'illustre famille des Bonhoeffer », fils et neveu de martyrs, insoupçonnable, pense d'un type qui nous expose tous, à travers son exposition, au rayonnement du Mal absolu. Eh bien, le test Reemtsma marche. Le révélateur opère. Car Dohnanyi qui, pendant la première heure, était parfait, Dohnanyi qui expliquait: « j'ai découvert, à l'occasion de ce malheureux débat, l'extrême sensibilité juive sur ces questions et, si je l'ai blessée, je le regrette », Dohnanyi qui vient de dire - et le propos ne manquait pas de noblesse -: « je suis favorable à un Mémorial, mais plus doux que les projets en cours, moins colossal », Dohnanyi, donc, quand je prononce le nom de Reemtsma, blêmit légèrement, se raidit et abrège, me semble-t-il, l'entretien. Inimitié personnelle? Rivalité de voisinage entre deux représentants de la glorieuse culture hanséatique? Je crains que le malaise ne soit plus profond. « Je n'aime pas l'idée de cette exposition, non. Elle avait un aspect provocateur. Et puis, en attaquant ainsi la Wehrmacht, est-ce qu'on ne risque pas d'insulter, au passage, la mémoire des héros, nos héros, les conjurés du 20 juillet 1944, qui tentèrent d'assassiner Hitler et furent l'honneur de l'armée et du pays? » Les « conjurés », maintenant... Le 20 juillet... Ils ne savent plus quoi inventer pour se soustraire à l'irradiation Reemtsma...


Avez-vous vu Reemtsma? Je pose la même question à Schmidt. Oui, Helmut Schmidt. Le successeur-rival de Brandt. L'idole de la social-démocratie « de gouvernement ». Le vieux loup de mer, yeux verts, cheveux drus, blazer bleu marine, maillot de corps sous la chemise, qui fête, dans quelques jours, ses quatre-vingts ans et veille à la proue du Zeit, le grand hebdomadaire de Hambourg. N'est-il pas le Sein de ce Zeit? Le gardien, ou l'un des gardiens, de l'Etre de l'Allemagne?

Et bien, c'est encore raté. Car Schmidt a la même réaction que son ami Dohnanyi. « Je n'ai pas vu cette exposition Reemtsma. J'ai connu tout cela, moi. J'ai été soldat. Même officier. Et je ne crois pas qu'il faille inculper les dix-huit millions de soldats de la Wehrmacht de crimes contre l'humanité! Voulez-vous une cigarette? Je n'ai que des mentholées. »

Monologue de Schmidt alors. Alternance de propos brefs, impatients, une blague de marin, une colère feinte, une ruade - et puis de longs silences: il est seul tout à coup, il regarde par la vitre, sa vie, ses songes, ce passé qui ne passe pas, le temps des comptes et du jugement; il reste si peu de temps...

Monologue intérieur de Schmidt: qu'est-ce que c'est que ces questions? Je croyais recevoir des philosophes ; j'ai peu de temps; ils ne me parlent que de la Wehrmacht!

Amertume de Schmidt: est-ce qu'ils vont cesser, avec ce Reemtsma? Qu'est-ce qu'ils s'imaginent, à la fin? Que Reemtsma, c'est Hambourg? Qu'on peut, avec ce nom de marque de cigarettes, incarner la grande morale hanséatique?

Philosophie de Schmidt à haute voix maintenant: « ce que votre Reemtsma ne comprendra jamais, c'est ce paradoxe tragique du soldat allemand: rêver, la nuit, de la défaite ; travailler, dans la journée, à essayer de la rendre impossible. »

Politique de Schmidt: quand il veut parler de ses « camarades » de parti, il ne dit pas « Genossen », qui est le mot des socialistes et des communistes, mais « Kameraden », qui est celui des militaires et des anciens combattants des années 20.

Politique de Schmidt, encore: « vous voulez vraiment parler Wehrmacht? eh bien, égalité dans les tranchées ; camaraderie dans les combats ; et puis les conjurés du 20 juillet! hein! vous oubliez les conjurés, la crème de la crème, l'honneur de l'Allemagne? » Il y a, chez lui, m'avait dit l'homme du Mémorial, Tilman Fichter, un côté Jünger de gauche; je le lui dis ; l'idée lui plaît.

Le Mémorial, justement? Oh! Le Mémorial! On fait bien des histoires au sujet de ce Mémorial! Il n'a qu'une crainte, c'est que de jeunes sauvageons ne viennent pisser dessus. Quand je lui dis que le ministre de l'intérieur Schily, qui a quelque idée sur les problèmes de maintien de l'ordre, va se déclarer favorable au projet, il hausse les épaules.

Hambourg, enfin. L'affaire du « 101e bataillon ». N'était-il pas ministre de la défense, après mai 68, au moment des procès en appel du 10le et de leur indulgence étrange? Là non plus, il ne relève pas. Et donc, ne répond pas.

Et puis la guerre encore. C'est lui qui y revient. On sent qu'il veut s'expliquer, se justifier une dernière fois. « on ne peut quand même pas respecter seulement ceux qui ont fait une résistance active, ou déserté! » L'ombre de Willy Brandt, bien sûr. Comme un coup de pied de l'âne. Un denier règlement de comptes.

Schmidt appartient à l'autre Allemagne. Celle qui veut sauver la Wehrmacht, les vertus prussiennes, les héros, Frédéric II. Ce geste de priser, cette façon de renifler le tabac très fort, d'en souffler plein sa chemise et de l'y laisser: Frédéric II prisait de la même façon, exprès, pour les choquer, quand il recevait les ambassadeurs français.


Comment aurait réagi Weizsäcker si j'avais vu l'exposition Reemstma avant de le rencontrer et que je lui en avais parlé? Son père, Ernst von Weizsäcker, « Oberführer honoraire de la SS » (Raul Hilberg), numéro 2, derrière Ribbentrop, du ministère des affaires étrangères. Et lui, Richard, qui, démobilisé par la défaite, apprend le droit et devient avocat pour prendre la défense de ce père, à Nuremberg, aux côtés d'avocats nazis. Et si tout le mystère Weizsäcker était là? Et s'il n'avait cessé, toute sa vie, d'avoir en tête les démons d'un père infamant? Et si tout ce qu'il a fait, ces discours admirables, ces gestes irréprochables, c'était autant de prières, de « mérites », pour faire un tombeau à ce père, l'accompagner au purgatoire ou en enfer - son secret et sa grandeur, inextriqués? Laurent Dispot, en sortant de chez Schmidt: « Deux spectres hantent l'Allemagne: Willy Brandt le déserteur et Ernst von Weizsäcker, le plus haut des criminels de bureau. » Le test de Willy Brandt: Bubis, Dick, Reemtsma, Tilman Fichter et, aussi, Weizsäcker, l'un de ceux qui, sans surprise, ont spontanément cité son nom ; et puis, de l'autre côté, ceux à qui ce, nom semble, pour l'heure, imprononçable, presque maudit: Schmidt, Dohnanyi, mais aussi Gerhard Schröder.


Frédéric II. Weizsäcker père. La Wehrmacht. Et, au sein de la Wehrmacht, les héros, les conjurés du 20 juillet. Je sens bien que le noeud est là. Ou bien l'on admet le théorème de Dohnanyi (et de Schmidt): si on touche à la Wehrmacht, on ébranle la statue des héros. Ou bien on refuse ce chantage, on va jusqu'au bout de la question de la culture de guerre en Allemagne - et alors on se dissocie du côté Schmidt pour rejoindre le côté Reemtsma. J'ai un texte, sous les yeux, d'un des chercheurs de l'Institut Reemtsma, Christian Gerlach. Il s'intitule Les Hommes du 20 juillet et la guerre contre l'Union soviétique. Il ne remet nullement en cause le respect qu'inspirent les conjurés de l'attentat du 20 juillet. Il ne revient pas sur leur martyre, les tortures qu'ils ont endurées. Il rappelle simplement comment un Peter Yorck, comte von Wartenburg, présentait devant des officiers SS, en 1943 encore, un rapport sur la création de « zones mortes » en Biélorussie. Comment Arthur Nebe, entré dans le complot dès le putsch raté de 1938, fut le premier chef du « Eînsatzguppe B », responsable sur le front de l'Est, en 1941, d'au moins quarante-six mille morts. Comment von Tresckow lui-même, « crème de la crème » (Schmidt) de la résistance aristocratique prussienne, est l'un des concepteurs, avant la guerre, du plan « Coupe à la faucille » d'attaque contre la France et ne répugne pas, ensuite, sur le front de l'Est, à discuter avec les envoyés de Himmler du nombre de SS dont il aura besoin pour « nettoyer » les zones prises. Bref, ce texte souligne: 1. que tous ces hommes, en même temps qu'ils entraient dans le complot, non seulement faisaient, mais pensaient cette guerre de type nouveau qu'est la « guerre d'anéantissement »; 2. que, pendant le complot, la guerre continuait. Paradoxe, encore, d'une situation où il fallait monter en grade pour pouvoir se rapprocher de Hitler et augmenter les chances de le tuer - et, pour mon ter en grade, multiplier les faits d'armes qui seraient autant de crimes de guerre ou contre l'humanité.

On peut trouver, comme Schmidt, cette situation « tragique ». On peut aussi - c'est le sens de ce court et terrible texte de Gerlach - transvaluer le système de valeurs qui l'a créée (culture de guerre, valeurs prussiennes, esthétique jüngerienne des tranchées, dureté de la volonté) et, ce système, le refuser en bloc. On peut, sans renier ces héros, tenter, autrement dit, d'en élire d'autres. Un certain Willy Brandt, par exemple, adversaire résolu de la camaraderie des tranchées, « déserteur »: le crime de la grande Marlène Dietrich ; celui, aussi, de Charles de Gaulle. Willy Brandt, un autre de Gaulle. L'honneur absolu de l'Allemagne.


Une bonne raison, au moins, de commencer un portrait de Joschka Fischer par la description de sa bibliothèque. On ne peut pas lire un portrait de lui sans y retrouver le cliché du militant « autodidacte » ; or, « autodidacte » signifiant, pour n'importe quel lecteur de La Nausée, l'homme qui a lu tous les livres, mais dans l'ordre alphabétique, je ne résiste pas au plaisir de dire qu'il y a, dans son appartement de Francfort, une bibliothèque où l'on trouve, dans un ordre à la Perec: des textes de Friedländer ; Surveiller et punir, de Foucault ; un important rayon Bismarck ; des livres sur la musique; une biographie de Bleichröder, le banquier juif de Bismarck ; Leibnitz ; Bataille ; une étude sur l'antisémitisme sous Guillaume II ; l'essai de Goldhagen ; tout Deleuze et Guattari ; L'Ethique de Spinoza ; une biographie d'Adenauer ; les oeuvres d'Adorno.

A part ça, je témoigne que Joschka Fischer, quand il est, comme ce matin, en vacances, se lève tard, fait lui-même le café pour ses invités, qu'il n'a personne pour ouvrir la porte et n'a, dit-il, pas de gardes du corps - détail qui ne manque pas de sel quand on sait que l'un de ses premiers métiers fut, justement, garde du corps: de Hans-Jürgen Krahl, notarmment, le philosophe disparu - on dit qu'il se suicida - au lendemain de 68. Ecolo? Non! Garde du corps. L'homme qui tenait les « quartiers », à l'époque du gauchisme. Le « ministre de la défense », oui, c'est comme ça qu'on l'appelait, à l'instar de Huey Newton aux Black Panthers, le « ministre de la défense » du « mouvement ». Ne pas s'étonner qu'il soit rentré si vite dans ses pompes de ministre de Schröder. Cela fait trente ans qu'il était ministre! Joschka Fischer a toujours été ministre!

Que penser, à propos de gauchisme, de ce que m'a dit Bubis? Il y avait, en 1975, quatorze maisons squattées à Francfort ; toutes, sauf une, appartenaient à des Juifs - la dernière à un Iranien, mais tout le monde le prenait pour un Juif. Fischer ne nie pas. il est bien placé, hélas, pour savoir que cet épisode est vrai. Et cela n'est pas étranger, d'ailleurs, à sa conversion démocratique. Il a vu, un jour, aux actualités, deux militants de la mouvance, à Entebbe, trier leurs otages. juifs à gauche, non-juifs à droite. Il en est venu aux mains, ce matin-là, avec les gens avec lesquels il vivait. Il leur a dit: « que des Allemands refassent ce tri-là, le tri de la rampe d'Auschwitz, voilà le pire ; je suis contre la peine de mort mais c'est un cas, le seul cas, où je verrais une exception ». C'est de ce matin-là que date son écart. Il s'est écarté de la violence pour des raisons, non pas de morale, mais - il insiste sur l'expression, plusieurs fois - de « précision dans la morale ».

Sait-il que le même Bubis dit aujourd'hui de lui: « il est le seul, avec le ministre de l'intérieur, Schily, sur lequel je puisse compter »? Fischer sourit. II a un drôle de sourire, précis encore, un peu dur - le sourire d'un homme qui sait où sont les amis, les ennemis. Il aime bien Bubis. Il a vu l'expo Reemstrna. Il cite le nom de Willy Brandt. La ligne « Frédéric II, valeurs prussiennes, culture de guerre, etc.  »? Détestable, mais moribonde - et c'est même pour cela, parce qu'il sait que l'armée allemande a changé, qu'il a pu être partisan d'interventions militaires en Bosnie puis, maintenant, au Kosovo. Schröder enfin? Son « ami ». Son « patron ». Mais j'arrive tout de même à lui faire dire que cette histoire de « normalité » ne tient pas debout: ça veut dire quoi, être un pays « normal »? qu'est-ce que ce langage de pompiste? « la preuve qu'on est normal n'est-elle pas, justement, qu'on n'éprouve pas le besoin de le répéter à tout bout de champ? » Quant au Mémorial, il est, de tous mes interlocuteurs, celui dont la position sera la plus claire, la plus forte, la plus juste.

« Toutes les démocraties, m'explique-t-il, ont une base, un socle fondateur, un "Boden". La France, c'est 89. Les Etats-Unis, la Déclaration d'indépendance. L'Espagne, la guerre d'Espagne. Eh bien l'Allemagne, c'est Auschwitz. Ce ne peut être qu'Auschwitz. C'est le souvenir d'Auschwitz, le "plus jamais ça" d'Auschwitz, qui est le seul fondement possible, à mes yeux, de la nouvelle République de Berlin. » Fischer est un enfant de l'école de Francfort. Il connaît les thèses de Habermas sur le « patriotisme constitutionnel ». Et voici donc son « apport » à la théorie habermasienne. C'est parfait de parler de « patriotisme constitutionnel ». Mais encore faut-il savoir ce qu'il y a dans la Constitution. Encore faut-il savoir ce qui constitue cette Constitution. Si Auschwitz n'est pas le fond, la racine, le radical, de la Constitution, il n'y a plus de Constitution du tout et plus de patriotisme constitutionnel. On ne peut être patriote de la Constitution allemande que si ce patriotisme est aussi, indissolublement, un patriotisme du souvenir d'Auschwitz.

Je songe, en l'écoutant, que c'est peut-être lui qui, pour le coup, fait un test et essaie, sur moi, son discours du printemps prochain au Bundestag. Je me dis que cette Constitution dont il parle n'est pas valable pour la seule Allemagne et que ce patriotisme constitutionnel-là, rien n'empêche qu'il soit aussi le patriotisme de l'Europe - rien n'interdit, non, qu'à un ministre des affaires étrangères allemand qui dit: « quand on tue les habitants d'un village kosovar d'une balle dans la nuque comme le faisaient autrefois, les réservistes du 101e bataillon, c'est la Constitution allemande qui est concernée, c'est la vie constitutionnelle, l'Allemagne qui est touchée », l'Europe, unanime, réponde: « nous sommes tous des patriotes de la nouvelle Constitution allemande ». Pour moi, l'affaire est entendue. Je me sens le compatriote de cet homme. Je suis le patriote, européen, de l'Allemagne de Joschka Fischer et de sa « précision dans la morale ».

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