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Jorge Semprún:
Mal et Modernité: Le travail de l'histoire (Conclusion)
2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995

Ce texte a été lu à la Sorbonne le 19 juin 1990 dans le cadre des Conférences Marc-Bloch

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Conclusion

Je pense qu'il n y a pas de meilleure époque que la nôtre pour comprendre dans leur profondeur véritable les paroles de Marc Bloch. Paroles signées de son propre sang. Notre époque où s'effondrent les systèmes totalitaires, en Europe du moins, mais l'Europe, y compris sous sa forme d'« américanisme », est le sel de la terre.

Que signifie cet effondrement, du point de vue du travail obscur et têtu de l'Histoire? Il signifie l'échec de la ruse de la raison, le ressourcement de la liberté morale, la reconquête (sans doute difficile, dont on peut aisément prévoir et prédire les crises et les impasses) d'une société civile fondée sur le marché et réorientée par les mécanismes égalitaires de l'État de droit.

On connaît le mot terrible du général de Gaulle: « Tous les morts comptés, Staline aura sans doute établi la grandeur de la Russie... » Mais, étrangement d'ailleurs, tous les grands hommes, ceux qui modifient l'Histoire par leur engagement visionnaire et moral, sont hégéliens de ce point de vue. Peut-être parce qu'ils se prennent pour des incarnations du Weltgeist. Ce qu'ils sont parfois...

Et non, pourtant! Tous les morts comptés, Staline aura détruit la grandeur de la Russie, même s'il n'est point parvenu à détruire son âme.

En 1952, en reprenant pour la première fois depuis la fin de la guerre ses cours publics, Martin Heidegger a traité le sujet Qu'appelle-t-on penser? Il y dit à un moment donné - toujours dans le contexte d'une considération sur Nietzsche: « Qu'est-ce que la Deuxième Guerre mondiale a décidé en fin de compte, pour ne parler ni des atroces conséquences qu'elle a eues dans notre patrie, ni surtout de la déchirure qui traverse son coeur? »

Ainsi, fidèle à lui-même, Heidegger ne considère atroces que les conséquences de la guerre en Allemagne. Nul mot sur les conséquences atroces de la guerre de l'Allemagne.

Rappelons que, quelque temps auparavant, Karl Jaspers avait publié son essai sur La Culpabilité allemande. Rappelons-le pour dire que si nous n'étions pas dans un amphithéâtre de la Sorbonne, si nous étions, par exemple, dans un roman, Karl Jaspers aurait été l'un de nos personnages principaux. Il accompagne l'histoire intellectuelle de l'Allemagne tout au long de ce siècle. Il est la preuve que l'on peut penser la modernité lucidement, tout en comprenant qu'il n'est nul besoin de la grandeur du mouvement nazi pour affronter ces problèmes. Mais nous ne sommes pas dans un roman et Karl Jaspers n'a pas encore en France la place que sa pensée mérite.

Martin Heidegger, donc, pense que la guerre mondiale n'a rien décidé. Toujours les mêmes dangers, toujours la même démocratie inepte, la même Europe déstructurée. « Un plaisir pour les puissances de l'Est et pour la force énorme de leurs peuples », conclut-il.

 

Au moment où l'Allemagne efface « la déchirure qui traverse son coeur », où elle le fait dans l'expansion de la raison démocratique, où les puissances de l'Est s'effondrent en tant que telles, où les prévisions apocalyptiques de Heidegger sont démenties par le travail de l'Histoire, il est réconfortant de rappeler la pensée allemande qui, de Herbert Marcuse, en 1935, à Jürgen Habermas aujourd'hui, en passant par l'oeuvre immense de Karl Jaspers, a maintenu la déchirante lucidité de la raison.

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