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Jorge Semprún:
Mal et Modernité: Le travail de l'histoire (I)
2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995

Ce texte a été lu à la Sorbonne le 19 juin 1990 dans le cadre des Conférences Marc-Bloch

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I

Hermann Broch, on commence sans doute à le savoir, est l'un des plus grands écrivains de ce siècle. Les titres de certains de ses romans, Les Somnambules, Les Irresponsables, La Mort de Virgile, sont dans toutes les mémoires. Sa servante Zerline a fait le tour du monde.

On sait moins que Broch est aussi un penseur politique, un philosophe de l'histoire, particulièrement attentif aux phénomènes de la massification des sociétés démocratiques.

En 1940, Broch est en exil aux États-Unis. Il a réussi, non sans risques et sans mal, à quitter deux ans plus tôt l'Autriche nazifiée par l'Anschluss. Et c'est aux États-Unis que Broch écrit quelques essais remarquables, profondément originaux, sur la théorie de la démocratie et les conditions du renouvellement de celle-ci.

1940... Singulière époque, fascinante - du moins elle me fascine - riche d'enseignements pour qui voudrait s'y arrêter à l'occasion du cinquantenaire des événements.

La France vient d'être écrasée. Une part essentielle de l'Europe continentale est désormais soumise aux systèmes totalitaires. L'alliance germano-soviétique, d'un côté, la neutralité encore isolationniste de la démocratie américaine, de l'autre, semblent vouer l'Angleterre, ultime espoir et dernier rempart d'un monde libre, à une défaite inévitable.

Ainsi, le verdict des urnes semble sceller le destin que d'aucuns avaient prédit, d'autres souhaité, d'autres encore craint, pour le système politique de la démocratie parlementaire.

Jusqu'à l'effondrement de la France en 1940, ce système aura été la cible privilégiée, parfois unique, des théories et des pratiques politiques les plus dynamiques, aussi bien à gauche qu'à droite. Qualifiée de « formelle », ou de « décadente », ou de « bourgeoise », ou de « capitaliste » ou d'« enjuivée », la démocratie aura été pendant la première moitié du siècle - avant de s'abattre comme un château de cartes devant les panzers hitlériens - l'ennemi principal des plus importants théoriciens européens de la politique, à quelques exceptions près.

Malgré l'extrême diversité de ces critiques, un point leur est commun. Celui de considérer la démocratie comme un système inepte et inapte à affronter les problèmes spécifiques du XXe siècle. La démocratie serait inactuelle parce qu'incapable de répondre positivement à la massification des sociétés industrielles, au déferlement de la technique planétaire, au bouleversement des processus de production et d'échange de valeurs, aussi bien spirituelles que matérielles. La crise économique de 1929 et ses conséquences ont apparemment confirmé ce diagnostic, renforçant les courants planificateurs et antilibéraux de tout genre.

Lucidement, cyniquement même, avant de sombrer dans l'aberrant projet d'un nouvel ordre européen autour de l'Allemagne nazie - victime comme tant d'autres, de la fascination de la ruse de la raison, du mythe de la fin de l'Histoire, dont il ne sortira que par la mort volontaire - Pierre Drieu La Rochelle avait repéré la source de ce questionnement radical de la démocratie.

« La grande actualité de ce siècle, née en 1904, écrit-il dans la NRF de novembre 1939, s'est déclarée loin de chez nous, en Russie. Alors, s'est produit quelque chose qui a renouvelé toute la morale politique de l'Europe. Sur ce fait capital, les Français n'ont jamais vu que du feu - à commencer par ceux d'entre eux qui se sont fait russomanes, étant éblouis mais nullement éclairés par ce feu... »

Et Drieu de poursuivre: « Quel était le fond de cette actualité? C'est que l'extrême gauche abandonnait la conception libérale et démocratique... Un homme de gauche, Lénine, avait entièrement rompu avec toutes les façons libérales. Il avait créé, en rompant avec le parti social-démocrate russe, en formant le parti bolchevik, le premier parti totalitaire... » C'est dans le léninisme, affirme Drieu, que s'enracine l'actualité du XXe siècle, reprise ensuite et développée, par Mussolini et Hitler.

A l'expansion de ce nouvel hégémonisme révolutionnaire, Drieu ne voit qu'une solution pour les démocraties vieillies et sclérosées: la constitution d'un nouvel empire européen qui tiendrait la balance entre I'URSS et les Etats-Unis, empire articulé sur « l'unification économique de l'Europe, de l'Afrique et du Proche-Orient » dit-il.

En somme, Drieu La Rochelle propose aux démocraties d'accepter les postulats de la stratégie de Hitler, si elles veulent échapper au désastre. On sait ce qu'il en est advenu.

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