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Jorge Semprún:
Mal et Modernité: Le travail de l'histoire (III)
2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995

Ce texte a été lu à la Sorbonne le 19 juin 1990 dans le cadre des Conférences Marc-Bloch

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III

Le 16 juin 1944 - c'était un vendredi - Marc Bloch a été fusillé par les nazis à Saint-Didier-de-Formans, dans les environs de Lyon.

Trois mois plus tard, un dimanche, Maurice Halbwachs m'a longuement parlé de lui. Cet automne-là, en 1944, je voyais Halbwachs tous les dimanches. Je descendais dans le Petit Camp de Buchenwald, au pied de la colline où se promenaient jadis Goethe et Eckermann, j'allais jusqu'au block 56, la baraque des invalides, des déportés inaptes au travail. Maurice Halbwachs y croupissait sur un châlit, aux côtés d'Henri Maspero.

Le dimanche, à Buchenwald, tous les dimanches de Buchenwald, après l'appel de midi, nous avions quelques heures pour nous. Devant nous, du moins. Quelques heures d'avenir vulnérable, qui n'étaient pas exclusivement déterminées par l'arbitraire du commandement SS.

La vie devant soi, en somme, pour dérisoire et menacé que fût cet espace minime d'apparent loisir. La vie, jusqu'au lundi à quatre heures du matin, jusqu'au réveil en fanfare du lundi.

Dès la fin de l'appel annoncée par les haut-parleurs, dès la soupe aux nouilles des dimanches avalée, le camp tout entier était saisi d'une activité fébrile. Une fourmilière, sur les pentes de l'Ettersberg.

Sans doute, ceux qui étaient parvenus à la limite dernière de leurs forces - la plupart d'entre nous - ceux qui retenaient leur souffle, leurs pas, le moindre de leurs gestes, dans l'espoir insensé de survivre, ceux-là couraient vers les paillasses des dortoirs, pour un sommeil lourd, dévasté par les rêves, à peine réparateur. Les autres s'affairaient, allaient et venaient dans le camp, tourbillonnant d'une baraque à l'autre. À la recherche d'un bout de conversation, d'un brin de chaleur fraternelle, d'un échange possible. D'une raison de vivre, en somme.

Certaines réunions du dimanche après-midi étaient cependant mieux structurées. Elles avaient une fonction différente. Ainsi en était-il des réunions politiques des différentes organisations de résistance clandestine. Ainsi de certains groupes rassemblés par des affinités de toute sorte: j'en ai connu qui se réunissaient pour évoquer minutieusement, douloureusement aussi sans doute, les beautés du corps féminin ou les plaisirs de la table.

Ainsi également autour de Maurice Halbwachs et d'Henri Maspero, pour de passionnées discussions dominicales. Je me souviens d'y avoir rencontré Julien Cain, directeur de la Bibliothèque nationale, Maurice Hewitt, le musicien, Jean Baillou, secrétaire de l'École normale supérieure. D'autres aussi, anonymes et fraternels.

Halbwachs avait été mon professeur de sociologie à la Sorbonne. D'un dimanche à l'autre, je le retrouvais dans la puanteur du block 56. Il faiblissait à vue d'oeil, ne parvenant plus que difficilement à descendre du châlit.

 

Est-ce un dimanche de septembre 1944 qu'il m'a parlé de Marc Bloch, trois mois après l'exécution de celui-ci? Je ne saurais l'affirmer, mais ce n'est pas impossible. Ce fut en tout cas un beau dimanche de grand ciel bleu sur les vertes collines de Thuringe.

Je ne savais pas, ce dimanche de septembre, que Marc Bloch avait été fusillé. Je ne savais même pas qu'il fut aux mains de la Gestapo. Son arrestation avait eu lieu au mois de mars, alors que j'étais déjà déporté à Buchenwald.

Mais je n'ignorais pas que Marc Bloch faisait partie de la cohorte de grands universitaires qui avaient rejoint la Résistance, pour y occuper une place d'honneur, au premier rang.

Parfois, au cours de ces années, il m'était arrivé de croiser Marcel Prenant dans un bistrot de la rue Cujas. Parfois, devant un immeuble de la rue Schoelcher, j'avais aperçu Jean Cavaillès.

Quoi qu'il en soit, Halbwachs m'a longuement parlé de la fin de Marc Bloch, ce dimanche-là, en évoquant des souvenirs de l'université de Strasbourg, des années 20.

 

Dans sa préface à une réédition des Rois thaumaturges, Jacques Le Goff a rappelé naguère quel foyer de recherches et de travaux fut cette université, redevenue française après l'étrange victoire de 1918. Il a rappelé les noms des jeunes maîtres qui y furent nommés: entre autres l'historien Lucien Febvre, avec qui Marc Bloch fonda en 1929 les Annales d'Histoire économique et sociale; le grand spécialiste de la Révolution française, Georges Lefebvre, le psychologue Charles Blondel et le sociologue Maurice Halbwachs, précisément.

Ce dernier devait publier, un an après Les Rois thaumaturges de Bloch, un livre dont Jacques Le Goff nous dit qu'il aura été capital pour tout le domaine de ce que nous appelons aujourd'hui les sciences humaines et sociales: Les Cadres sociaux de la mémoire. Marc Bloch, dès l'année de sa parution, lui consacrait un long article dans la Revue de Synthèse historique...

Bien des années plus tard, à Buchenwald, ce dimanche-là, ce fut au tour de Maurice Halbwachs de me parler longuement de Marc Bloch, de ses Rois thaumaturges.

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