© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Jorge Semprún:
Mal et Modernité: Le travail de l'histoire (IV)
2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995

Ce texte a été lu à la Sorbonne le 19 juin 1990 dans le cadre des Conférences Marc-Bloch

Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions les Éditions Climats de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.

IV

Parfois, dans une sorte de vertige de la mémoire, de reconstruction hallucinée du passé, de télescopage de la chronologie, il m'arrive d'imaginer Hermann Broch dans le groupe qui entourait le châlit où gisaient Halbwachs et Maspero. Il m'arrive de l'y entendre discourir.

Je connais les raisons de ce vertige déraisonnable.

D'abord le fait que l'un des assistants les plus assidus aux discussions dominicales du block 56 était un juif viennois à qui je dois des informations prodigieusement détaillées et précises sur le milieu intellectuel de Vienne, dans la décennie qui a précédé l'Anschluss. Sur Musil et Broch en particulier.

Mais c'est surtout parce que Hermann Broch lui-même s'insinue et s'installe dans cette mémoire à cause d'une phrase de l'essai sur la démocratie qu'il écrivit aux Etats-Unis et que j'ai déjà mentionné.

Analysant les perspectives de la situation européenne, dans ce texte inachevé dont le titre, apparemment paradoxal, est le suivant: À propos de la dictature de l'humanisme dans une démocratie totale, Hermann Broch écrivait: « Les dictatures sous leur forme actuelle sont tournées vers le mal radical... »

Le mal radical, das radikal Bose!

C'est en 1793, dans son livre La Religion dans les limites de la simple raison, qu'Emmanuel Kant a élaboré la théorie du mal radical. On sait l'étonnement, voire l'indignation que l'apparition de l'idée du « mal radical » dans la philosophie kantienne a provoqué chez ses contemporains.

Le 7 juin 1793, dans une lettre à Herder, Goethe s'exprimait ainsi: « Kant, après avoir passé une longue vie d'homme à décrasser son manteau philosophique de toutes sortes de préjugés qui le souillaient, l'a ignominieusement sali de la tache honteuse du mal radical, afin que les chrétiens eux aussi se sentent engagés à en baiser le bord. »

Herder, correspondant de Goethe à cette occasion, a également accablé Kant de ses sarcasmes critiques, « en faisant valoir que cette nouvelle philosophie de la religion était allée beaucoup plus loin que l'Écriture elle-même dans l'affirmation d'une nature pécheresse de l'homme », selon la formule de Jean-Louis Bruch dans son livre sur La Philosophie religieuse de Kant.

Mais il semble bien que Goethe, Herder et Schiller, qui écrivit lui aussi dès la parution de l'ouvrage d'Emmanuel Kant des phrases durement critiques: « Que Kant ait bien fait de soutenir la religion chrétienne à l'aide de fondements philosophiques, j'en doute fort. Tout ce qu'on peut attendre du caractère bien connu des défenseurs de la religion, c'est qu'ils acceptent le soutien mais rejettent les fondements philosophiques, si bien que Kant n'a rien fait d'autre que rapetasser l'édifice pourri de la sottise »; il semble bien que tous les trois - obnubilés sans doute par la polémique spécifiquement allemande sur l'Aufklärung et la Révolution française, au moment où se déploie la Terreur - n'ont pas vraiment saisi le sens réel et profond des thèses kantiennes.

Paul Ricoeur, lui, ne s'y est pas trompé.

Dans une conférence de 1985, dont le texte a été publié sous le titre, Le Mal: un défi à la philosophie et à la théologie, Ricoeur écrit:

« ... la problématique du mal radical sur laquelle s'ouvre La Religion dans les limites de la simple raison, rompt franchement avec celle du péché originel, en dépit de quelques ressemblances. Outre que nul recours à des schémas juridiques et biologiques ne vient conférer au mal radical une intelligibilité fallacieuse (Kant, en ce sens, serait plus pélagien qu'augustinien), le PRINCIPE du mal n'est aucunement une origine, au sens temporel du terme: c'est seulement la maxime suprême qui sert de fondement subjectif ultime à toutes les maximes mauvaises de notre libre arbitre; cette maxime suprême fonde la propension (Hang) au mal dans l'ensemble du genre humain (en ce sens, Kant est ramené du côté d'Augustin) à l'encontre de la prédisposition (Anlage) au bien, constitutive de la volonté bonne. Mais la raison d'être de ce mal radical est "inscrutable'' (unerforschbar): "Il n'existe pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d'où le mal moral aurait pu tout d'abord nous venir." Comme Karl Jaspers, j'admire cet ultime aveu: comme Augustin, et peut-être comme la pensée mythique, il aperçoit le fond démonique de la liberté humaine, mais avec la sobriété d'une pensée toujours attentive à ne pas transgresser les limites de la connaissance et à préserver l'écart entre penser et connaître par objet. »

Dans cette page de Paul Ricoeur - d'une densité lumineuse, et qu'il fallait citer en entier, car tout résumé ou commentaire risquait d'en délayer ou d'en obscurcir le sens - notons l'apparition parmi nous de Karl Jaspers: nous allons le retrouver.

Mais il n'est pas question ici d'examiner dans son évolution et ses nuances la pensée religieuse et morale d'Emmanuel Kant. Il y faudrait des semestres de séminaire.

Je me permets de renvoyer au travail déjà cité de Jean-Louis Bruch, à l'oeuvre considérable d'Alexis Philonenko, qui a sans doute renouvelé la lecture philosophique de Kant, et aux essais de Luc Ferry et d'Alain Renaut, qui apportent dans le débat contemporain sur les philosophies de l'histoire une perspective qui me paraît fertile, incontournable.

Il ne s'agit pas tant, en somme, dans le contexte de cet exposé, de signaler les insuffisances, les contradictions, le paradoxe central même de l'entreprise kantienne, tel que le souligne Herder dans un texte de 1798, paradoxe qui pourrait se formuler ainsi: c'est en élaborant une religion dans les limites de la simple raison que Kant découvre et postule en l'homme un mal irréductible à l'erreur, un mal radical, comme un diable qui réside en nous, condamnant l'impératif moral à n'être qu'une loi purement formelle.

Il s'agit plutôt d'insister sur la portée morale de la théorie du « mal radical ». C'est précisément ce point que Goethe, par exemple, flottant dans le nuage patricien d'un humanisme abstrait, cette fois-là, n'a pas été capable de déceler: si le mal est radical parce que, d'un côté, il manifeste l'impuissance humaine à ériger en lois universelles ses maximes, et parce que, de l'autre, il s'enracine dans l'être même de l'homme, dans l'être-homme, indépendamment de toute détermination historique ou sociale; s'il est, par là, indéracinable, consubstantiel à l'être-humain de l'homme, non pas comme péché originel, mais comme source et suite de la liberté constituante de l'être-homme, alors sans doute faut-il rigoureusement et radicalement tenir compte de sa radicalité. Et envisager des stratégies morales et politiques qui en tiennent compte.

chapitre précédent couverture chapitre suivant

____________________________

Server / Server © Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 07/09/2000 à 19h20m38s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE