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Jorge Semprún:
Mal et Modernité: Le travail de l'histoire (VI)
2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995

Ce texte a été lu à la Sorbonne le 19 juin 1990 dans le cadre des Conférences Marc-Bloch

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Nous remercions les Éditions Climats de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.

VI

En 1936, Martin Heidegger consacre son séminaire d'été à un cours sur Schelling. Plus précisément, aux célèbres Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté humaine, dont la publication date de 1809.

Les Recherches de Schelling sont l'une des oeuvres les plus surprenantes, les plus fortes, de l'idéalisme allemand, me semble-t-il. Prenant comme point de départ les thèses de Kant sur le « mal radical » et la problématique traditionnelle des théodicées ou onto-théologies, Schelling élabore une vision de l'essence de la liberté qui prend en compte le mal en tant que surgissant sur le même fond constitutif (Grund) de l'être humain.

Ainsi, il s'efforce de scruter ce qui semblait à Kant inscrutable (unerforschbar): la raison compréhensible de l'origine du mal moral en l'homme.

Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling a surgi auprès de nous, lui aussi, un dimanche après-midi de Buchenwald. Ses paroles, du moins, s'étaient fait entendre de la bouche d'un Bibelforscher, un de ces Témoins de Jéhovah internés par le nazisme dans les camps de concentration pour leur refus de porter les armes, qui participa à certaines de nos réunions.

Jéhovah, donc, ou plutôt son Témoin, nous a parlé ce dimanche-là des Recherches de Schelling. Une formulation de ce dernier s'est gravée dans ma mémoire.

Jéhovah la répétait, en chuchotant, dans la pénombre puante du block 56. Formulation qui vient clore un passage où Schelling aborde la question du fondement originel où s'enracinent les choses scindées de Dieu, et Dieu lui-même, et ce qui en Dieu n'est pas Lui-même, c'est-à-dire le désir nostalgique (Sehnsucht) d'être Un, d'enfanter Dieu, qui est le fondement de l'humain: de la liberté du mal et du mal de la liberté. Fondement obscur, problématique, mais, dit Schelling - et c'est là la formulation dont je parlais, que Jéhovah répétait d'une voix sourde - « sans cette obscurité préalable, la créature n'aurait aucune réalité: la ténèbre lui revient nécessairement en partage ».

Ces mots énigmatiques nous semblaient nommer l'évidence. Les dimanches de Buchenwald, autour de Halbwachs et de Maspero, gisant dans leur litière, mourants, la ténèbre nous revenait nécessairement en partage.

Quelques semaines plus tard, un autre dimanche, le dernier dimanche, Nicolaï m'accueillait à la porte du block 56. Nicolaï, jeune Russe, jeune barbare, était le chef du Stubendienst, le service intérieur de la baraque. Il était d'humeur particulièrement joviale, ce jour-là. « T'as vu ma casquette? », disait-il. Il se découvrait, me tendait sa casquette. Je ne pouvais pas ne pas la voir. Une casquette d'officier de l'armée soviétique, voilà ce que c'était. Nicolaï effleurait du doigt, d'un geste caressant le liséré bleu de sa belle casquette d'officier. « Une casquette du NKVD! s'était-il exclamé, triomphant. Une vraie! Je l'ai obtenue aujourd'hui même. Elle m'a coûté les rations de pain de toute la semaine. » J'étais sûr que ce n'étaient pas ses rations à lui qu'il avait données en échange de la belle casquette policière. Nicolaï était, en effet, l'un des caïds des bandes russes, sauvages, qui contrôlaient les trafics et les partages de pouvoir dans le Petit Camp de Buchenwald.

Je ne comprenais pas pourquoi il était si heureux d'avoir obtenu une casquette de policier, mais il a enchaîné sur une autre nouvelle.

« Dein Herr Professor, a-t-il murmuré, kommt heute noch durch's Kamin. » (Ton monsieur professeur s'en va par la cheminée aujourd'hui même.)

Le dimanche précédent, Maurice Halbwachs était déjà très faible. Il n'avait plus la force de parler. Il ne pouvait plus que m'écouter, et seulement au prix d'un effort surhumain, ce qui est le propre de l'homme. Mais cette fois-là, cette dernière fois, Halbwachs n'avait même plus la force d'écouter. À peine celle d'ouvrir les yeux. J'avais pris la main de Halbwachs, qui n'avait pas encore eu la force d'ouvrir les yeux. J'ai senti seulement une réponse de ses doigts, une pression légère, message presque imperceptible.

Le professeur Halbwachs était parvenu à la limite des résistances humaines. Il se vidait lentement de sa substance, arrivé au stade ultime de la dysenterie qui l'emportait dans la puanteur.

Un peu plus tard, alors que je lui racontais n'importe quoi, pour qu'il entende le son d'une voix amie, il a soudain ouvert les yeux. La détresse, la honte de son corps en déliquescence y étaient lisibles. Mais aussi une flamme de dignité, la lueur immortelle d'un regard d'homme qui constate l'approche de la mort, qui sait à quoi s'en tenir, qui en mesure face à face les enjeux, librement: souverainement.

Alors, dans une panique soudaine, ignorant si je puis invoquer quelque Dieu pour accompagner Maurice Halbwachs, conscient de la nécessité d'une prière, pourtant, je dis à haute voix quelques vers de Baudelaire. C'est la seule chose qui me vienne à l'esprit.

O mort, vieux capitaine, il est temps, levons l'ancre...

Le regard de Halbwachs devient moins flou, semble s'étonner. Je continue de réciter. Quand j'en arrive à... nos coeurs que tu connais sont remplis de rayons, un mince frémissement s'esquisse sur les lèvres de Maurice Halbwachs.

Il sourit, mourant, son regard sur moi, fraternel.

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