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Jorge Semprún:
Mal et Modernité: Le travail de l'histoire (VII)
2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995

Ce texte a été lu à la Sorbonne le 19 juin 1990 dans le cadre des Conférences Marc-Bloch

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Nous remercions les Éditions Climats de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.
Je me reporte à la page 28 de l'édition Niemeyer et à la page 40 du tome 42 des oeuvres complètes.

VII

Deux observations seulement sur le texte de Heidegger à propos des Recherches de Schelling, qui vont nous ramener à la question centrale de la modernité.

Il s'agit d'un travail où se manifeste toute la Gründlichkeit professorale de Heidegger. Au double sens du mot: au sens d'un sérieux un peu académique. Et puis au sens d'une recherche, parfois tatillonne, sémantiquement empêtrée, du fondement métaphysique (das Grund) de toute chose, de tout concept.

Ma première observation portera sur l'introduction du cours de Heidegger, consacrée à situer l'oeuvre de Schelling dans le contexte historique de 1809.

Ce sont des pages irritantes, significatives par ailleurs. Par leur nationalisme étriqué et grinçant, surtout. Aucun des événements, des noms, des travaux philosophiques qu'énumère Heidegger ne concerne d'autre réalité que celle de l'Allemagne de l'époque. Même quand il parle des trois inséparables compagnons qu'ont été dans leur jeunesse universitaire Hegel, Hölderlin et Schelling - dont les destins se sont à cette époque déjà séparés - Heidegger trouve le moyen de passer sous silence l'événement historique qui cimenta cette amitié, qui provoqua leur enthousiasme et leur réflexion: la Révolution française.

Mais comment peut-on situer l'oeuvre de Schelling - ou de Kant, ou de Fichte, ou de Hegel, ou de Heine, ou de Herder, pour n'en citer que certains parmi les plus importants - en occultant les relations de l'Allemagne de l'époque avec la France révolutionnaire? En fait, les Recherches philosophiques sur l'essence de la liberté de Schelling viennent clore d'une certaine façon une période qu'inaugurent, en 1793, Kant et Fichte. Période tout entière marquée par le déroulement et l'influence de la Révolution française.

L'essai d'Alexis Philonenko sur la pensée morale et politique de Kant et de Fichte commence par ces mots: « En 1793, la Révolution française ne semble pas accomplir l'enthousiasmante promesse de 1789... C'est l'année, en effet, où Louis XVI a été guillotiné, où s'installe le Comité de salut public, où commence la Terreur. Les Girondins sont écrasés, la Vendée se soulève. »

Dans ce contexte historique, Edmond Burke vient de publier en Angleterre ses Réflexions sur la Révolution française, dont la répercussion en Europe est immédiate. Les philosophes allemands de l'Aufklärung, en particulier, qui ont salué les premiers pas de la Révolution de 1789, qui l'ont célébrée d'une même voix, sont confrontés à une interrogation déchirante. Et inaugurale, en quelque sorte, puisqu'elle se reproduira, un siècle et demi plus tard, dans des conditions historiquement différentes, mais analogues dans leur essence, à propos de la révolution soviétique. L'interrogation des intellectuels éclairés devant les conséquences pratiques - imprévues, terrifiantes - d'une théorie rationnelle, à prétention scientifique même, du progrès social, du bonheur collectif: idée neuve en Europe, certes, mais néfaste.

Et cette interrogation recoupe, en fin de compte, le questionnement du Mal que provoque, dans l'épaisseur concrète et tragique de l'Histoire, la recherche éperdue, autoritaire, du Bien.

Georg Forster, homme de science allemand, compagnon à 18 ans de Cook pendant son voyage autour du monde, et d'Alexander von Humboldt dans ses explorations des contrées rhénanes, observateur sympathisant mais lucide des événements révolutionnaires parisiens de 1793, écrit le 16 avril de cette année: « ... la domination, ou mieux encore, la tyrannie de la raison, peut-être la plus brutale de toutes, est encore à venir dans notre monde. Lorsque les hommes connaîtront toute l'efficacité de cet instrument, quel enfer ne vont-ils pas créer autour d'eux! »

C'est à ce genre de questions que Kant et Fichte essaient de trouver réponse, en cette année 1793 qu'étudie Philonenko. Fichte s'y essaie dans ses Contributions destinées à rectifier le jugement du public sur la Révolution française, et Kant dans son opuscule, sur le lieu commun: Cela est bon en théorie mais ne vaut rien pour la pratique.

L'ouvrage de Kant sur la religion, où il aborde le problème du « mal radical » et qui fut traduit pour la première fois en français en 1943, juste à temps pour alimenter nos discussions dominicales de Buchenwald, s'inscrit d'emblée dans cette même réflexion sur la morale et la politique de l'Aufklärung.

Un livre récent de Denis Rosenfeld (Du mal: essai pour introduire en philosophie le concept de mal), reprend systématiquement toute cette problématique de l'idéalisme allemand, de Kant à Hegel.

De son côté, Luc Ferry, dans un travail plus ancien, Les Système des philosophies de l'histoire, deuxième volume de sa Philosophie politique, élargit ce champ d'investigation et, partant des acquis et des impasses de l'idéalisme allemand, examine l'antinomie de rationalisme et d'irrationalisme qui se déploie depuis lors, dans une sorte de va-et-vient historique: de Hegel à Heidegger et de Heidegger à Kant, en somme.

En 1809, lorsque Schelling publie ses Recherches sur l'essence de la liberté humaine, Hegel a déjà fait paraître sa Phénoménologie de l'esprit. Les positions des divers courants de l'idéalisme allemand ont déjà cristallisé. Pour le dire avec un certain schématisme, nous avons en premier lieu, dans une position dominante, l'ontologie théorique appliquée à l'Histoire, de Hegel. Elle se caractérise par l'extension absolue au réel du principe de raison et par la théorie de la ruse de la raison, qui conduit la progression de l'Histoire par ses mauvais côtés et qui légitime les maux et massacres qui permettent à l'esprit du monde de triompher.

À l'autre extrême, nous avons l'ontologie pratique de Fichte, qui prétend à la transformation révolutionnaire du réel au nom d'une fin universelle.

D'une certaine façon, le marxisme-léninisme du XXe siècle, qui s'est abusivement attribué le statut d'une science révolutionnaire, qui a prétendu rendre l'Histoire intelligible et maîtrisable, avec l'effroyable succès que l'on sait, est une fusion ou violente synthèse de ces deux positions ontologiques.

Et la position de Heidegger en est l'abolition, Luc Ferry l'argumente de façon limpide dans son essai. Martin Heidegger, tout au long de son oeuvre, a poursuivi la décontraction de l'ontologie. L'Histoire est par essence non explicable, non maîtrisable: elle est un « miracle » de l'être.

La position d'Emmanuel Kant, pour en revenir à l'époque foisonnante de l'idéalisme allemand, est sans doute la plus raffinée, la plus complexe. Raffinement et complexité qui se manifestent au prix de quelque incohérence apparente. Par certains de ses points de vue, en effet, Kant semble tout proche de l'ontologie de la ruse de la raison hégélienne.

Par d'autres, il recoupe le volontarisme moral de Fichte. Mais cette contradiction au prime abord est la conséquence d'une orientation fondamentale, qui donne à la démarche de Kant, depuis ses Idées d'une histoire universelle au point de vue cosmopolitisme de 1784, jusqu'à la théorie du « mal radical », une forte cohérence interne. Orientation qui consiste à essayer de penser ensemble la « mauvaise nature » de l'homme - son insociable sociabilité, dit Kant, qui fait de l'homme un animal qui, lorsqu'il vit parmi d'autre individus de son espèce, a besoin d'un maître - et la possibilité d'un progrès social, d'un État de droit.

Mais rien de tout cela n'intéresse Martin Heidegger quand il situe dans son époque - celle qui vient clore et clôturer l'expérience de la Révolution française dans l'Europe napoléonienne - l'oeuvre de Schelling qu'il commente. La philosophie ne semble être pour lui qu'une querelle d'Allemands, professeurs d'université.

Ma deuxième observation sur le cours de l'été 1936 est d'ordre apparemment philologique, de critique textuelle. Je pense cependant qu'elle porte sur le fond, sur le Grund, qui dans ce cas est un Abgrund.

Il se trouve, en effet, que nous disposons de deux versions du séminaire de Martin Heidegger à propos de Schelling. L'une a été publiée en volume autonome chez Max Niemeyer, en 1971. L'autre est contenue dans le tome 42 des oeuvres complètes en cours de publication.

À les examiner superficiellement, il semble qu'il n'y ait entre les deux textes que des divergences minimes de mise en page, de nomenclature des différentes parties et paragraphes. À y regarder de plus près, il apparaît cependant que plusieurs lignes ont été censurées dans l'édition Niemeyer (qu'on peut considérer comme étant celle destinée au grand public)1.

Heidegger est en train d'examiner les ravages du nihilisme à l'époque moderne, ravages que Nietzsche a déjà dénoncés. « Ce qui appartient au médiocre, dit Heidegger, se présente comme supérieur; ce qui n'est qu'invention astucieuse se fait passer pour oeuvre créatrice; l'absence de réflexion est prise pour de l'énergie et la science prend l'apparence d'une connaissance essentielle. »

Nietzsche, affirme Heidegger, est le seul philosophe à avoir amorcé un contre-mouvement, qui n'a d'ailleurs pas abouti. Il faut donc continuer à se tenir sur ses gardes, à réfléchir encore et toujours, à accumuler un savoir impitoyablement rigoureux.

Après cet avertissement, le texte de l'édition Niemeyer enchaîne sur la problématique de la liberté dans tout système philosophique. Mais le texte du tome 42 des oeuvres complètes prolonge les considérations sur Nietzsche par quelques lignes qui ont disparu dans la version grand public. Les voici:

« Il est en outre notoire que les deux hommes qui, en Europe, ont déclenché des contre-mouvements, à partir de la structuration politique de la nation, et du peuple, par conséquent - de façon diverse, sans doute - c'est-à-dire Mussolini et Hitler, ont été tous les deux, à divers égards, influencés par Nietzsche de façon essentielle sans que pour autant le domaine métaphysique particulier de la pensée nietzschéenne soit pris en compte directement. »

Il est bien évident, dirais-je moi-même, que le domaine métaphysique particulier de Nietzsche ne pouvait être directement pris en compte que par Heidegger lui-même.

Quoi qu'il en soit, ce paragraphe censuré dans l'édition Niemeyer constitue la seule référence historique de Heidegger, la seule allusion à la réalité historique de cet été 1936 pendant lequel il tient son séminaire sur Schelling.

Il semble pourtant qu'il y aurait autre chose à dire, qu'on pouvait attendre davantage d'un philosophe attentif aux mouvements et contre-mouvements historiques.

Été 1936: la guerre civile espagnole vient de commencer; Staline vient de tenir le premier des grands procès-spectacles de Moscou, tout en développant une stratégie antifasciste, qui n'aboutira à rien, sauf au désastre espagnol et au retournement brutal des alliances en 1939 lors du pacte germano-soviétique, où s'exprime la vraie nature convergente des systèmes totalitaires. Stratégie antifasciste qui se soldera par un échec, donc, mais qui aura obnubilé, aveuglé pour des décennies une bonne part, la meilleure sans doute, à quelques exceptions près, de l'intelligentsia européenne.

Comme si, à l'approche de la crise, de la guerre, du silence totalitaire, s'exprimaient avec d'autant plus de force les voix de la raison critique, cette période aura été l'une des plus riches de la culture européenne. Husserl prononce les conférences de Prague et de Vienne, qui sont à l'origine d'un de ses derniers grands textes, La Crise des sciences européennes. Walter Benjamin écrit en exil son essai sur l'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, sans lequel on ne peut rien entendre aux problèmes actuels du marché de l'art ni de l'art de marché. Freud vient d'analyser le malaise dans la civilisation...

Toutes ces voix, notons-le - et George Steiner l'a souligné à l'occasion d'un colloque sur Vienne et la modernité -, sont des voix d'intellectuels juifs européens. Ce n'est certainement pas un hasard.

Je voudrais mettre en relief l'une d'entre elles, sans doute la plus aiguë, la plus prophétique.

Nous sommes à Vienne, en novembre 1936, peu de temps après le séminaire heideggerien sur Schelling. On célèbre le 50e anniversaire de Hermann Broch, précisément. Elias Canetti prend la parole. De façon éblouissante, il fait l'éloge de son ami, établissant en passant les critères esthétiques et moraux de toute activité créatrice. À la fin de son discours, soudain, se fait entendre le ton prophétique dont j'ai parlé.

« Il n'y a rien à quoi l'être humain soit aussi ouvert qu'à l'air. Là-dedans, il se meut encore comme Adam au paradis... L'air est la dernière aumône... Et si quelqu'un mourait de faim, il aura du moins, ce qui est certes peu, respiré jusqu'au bout.

« Et cette ultime chose, qui nous était commune à tous, va tous nous emprisonner en commun. Nous le savons; mais nous ne le sentons pas encore; car notre art n'est pas de respirer.

« L'oeuvre de Hermann Broch se dresse entre une guerre et une autre guerre; guerre des gaz et guerre des gaz. Il se pourrait qu'il sente encore maintenant, quelque part, la particule toxique de la dernière guerre. Ce qui est certain toutefois, c'est que lui, qui s'entend mieux que nous à respirer, il suffoque aujourd'hui déjà du gaz qui, un jour indéterminé encore, nous coupera le souffle. »

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