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Jorge Semprún:
Mal et Modernité: Le travail de l'histoire (VIII)
2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995

Ce texte a été lu à la Sorbonne le 19 juin 1990 dans le cadre des Conférences Marc-Bloch

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Nous remercions les Éditions Climats de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.

VIII

Dès qu'il est question de Heidegger, en France du moins, et particulièrement dans une enceinte universitaire, resurgit le débat sur son appartenance au nazisme. Faux débat, presque indécent d'ailleurs, au vu de la documentation existante. Oui, Martin Heidegger a ouvertement soutenu le nazisme: jamais il n'est revenu de façon crédible sur les raisons de ce soutien. Jamais il ne l'a mis en doute, en cause ni en question, lui qui aura tenté de faire du questionnement le fondement même de toute activité proprement philosophique.

Oui, il existe un lien théorique, une raison non pas de conjoncture historique, mais déterminante sur le plan de l'ouverture métaphysique aux problèmes de l'être, entre la pensée de Martin Heidegger et le nazisme.

Le plus scandaleux, donc, n'est pas que Heidegger ait appartenu au parti nazi. Le plus scandaleux est qu'une pensée originale et profonde, dont l'influence d'une manière ou d'une autre s'est étendue au monde entier, ait pu considérer le nazisme comme un contre-mouvement spirituel historiquement capable de s'opposer au déclin présumé d'une société mercantile et massifiée.

Il faut, en somme, affronter et assumer le scandale dans sa radicalité: ce n'est pas parce qu'il est l'un des plus considérables philosophes de ce siècle qu'il faut occulter, nier ou minimiser l'appartenance de Heidegger au nazisme. Ce n'est pas parce qu'il fut nazi qu'on peut refuser de questionner jusqu'au bout le fond et la raison de son questionnement.

Il faut prendre en compte les textes de la période du Rectorat, sans doute.

Mais il faut aller bien au-delà... Il faut prendre en compte, avant de revenir sur Sein und Zeit, les textes, désormais accessibles pour l'essentiel, des cours et séminaires, tenus par Heidegger durant les années trente et quarante, période pendant laquelle il a très peu publié mais beaucoup écrit.

À commencer par l'Introduction à la métaphysique de 1935, à suivre par les cours sur Schelling, déjà mentionnés, sur Nietzsche - indispensables - sur Hegel et Hölderlin.

Il faudra aussi prendre en compte le livre auquel Heidegger a travaillé pendant toutes ces années-là, où s'inscrivent - parfois de façon quasiment aphoristique - les traces de l'évolution de sa pensée. Il s'agit sans doute du pendant de Sein und Zeit, pour l'époque d'après la Kehre, le fameux tournant, malgré son aspect formellement moins structuré (mais peut-être n'est-ce là que l'un des effets de la déconstruction à laquelle Heidegger s'est consacré).

On peut prévoir, prédire même, que ces Beiträge zut Philosophie (Vom Ereignis), ouvrage posthume publié l'année dernière en tant que tome 65 des oeuvres complètes, deviendront le prochain enjeu des discussions sur la pensée de Heidegger. Je veux parler des discussions sérieuses.

Signalons d'ores et déjà la parution récente d'une analyse critique de Nicolas Tertulian, pertinente et pénétrante, et dont On peut reprendre les phrases qui en constituent pratiquement la conclusion: « On pourrait dire, en forçant un peu la note, que la défaite de l'Allemagne dans la Deuxième Guerre mondiale a été aussi une défaite pour la pensée de Heidegger: la victoire est revenue aux formes de vie et de civilisation auxquelles il oppose, conformément à l'histoire de l'être (seinsgeschichtlich) sa fin de non-recevoir, à la démocratie et au libéralisme, à l'américanisme et au socialisme, au christianisme et aux messages des Églises. S'il n'a jamais renié ses vues politiques, c'est parce qu'elles étaient trop liées aux fondements de sa pensée... »

Nous voici, je crois, au plus près de l'essentiel.

De la formulation bien connue du cours de 1935, l'Introduction à la métaphysique, sur la vérité interne et la grandeur du mouvement national-socialiste, qui s'exprimeraient dans « la rencontre, la correspondance, entre la technique déterminée planétairement et l'homme moderne », en passant par le premier cours public donné après la guerre, en 1951-52 Qu'appelle-t-on penser? et jusqu'à l'entretien posthume de Die Zeit, un même fil conducteur traverse toute la pensée de Martin Heidegger: le refus du monde sous les espèces de la modernité technicienne, de la société démocratique de masse et de marché, du monde où semble s'effacer, dans le domaine de l'art, l'aura de l'authentique, le même monde qu'a exploré, pour en arriver à de tout autres conclusions, Walter Benjamin.

 

Le verdict de Heidegger est établi dès 1935. Il peut se résumer ainsi: l'Europe est en danger mortel, prise comme elle l'est en étau entre l'Amérique et I'URSS. Ces deux puissances sont, du point de vue métaphysique, la même chose: « la même frénésie sinistre de la technique déchaînée, et de l'organisation sans racines de l'homme normalisé ». Cette situation est qualifiée par Heidegger comme une « invasion du démoniaque (au sens de la malveillance dévastatrice) ».

C'est la montée de cette démonie de la frénésie technique et de l'organisation sans racines que Heidegger considère comme le « mal radical » de l'époque. C'est pour faire face à cette démonie qu'il en appelle au peuple allemand, peuple métaphysique par excellence, et qu'il adhère à la révolution nazie, qui lui semble incarner, malgré ses inconséquences et une certaine superficialité, les possibilités d'un sursaut de l'être contre le déclin de l'Occident.

« L'Europe veut encore se cramponner à la démocratie et ne veut pas apprendre à voir que cette dernière équivaudrait à sa mort historique », dit encore Heidegger dans son cours sur Nietzsche de l'hiver 1936-37 (je cite d'après le tome 43 des oeuvres complètes, l'édition de 1961 des différents séminaires sur Nietzsche en deux volumes autonomes ayant également subi quelques arrangements circonstanciels).

Et Heidegger de poursuivre: « Car la démocratie n'est, comme Nietzsche l'a clairement vu, qu'une variété vulgaire du nihilisme. »

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