© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Jorge Semprún:
...Vous avez une tombe au creux des nuages...
ISBN 2-02-029140-1 © Éditions Climats 1995
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Sur la poésie de Paul Celan, et, en particulier, sur Fugue de mort (Todes fuge), lire Paul Celan et la poésie de la destruction par Enzo Traverso, disponible sur ce serveur. Le texte (en anglais) de ce poème se trouve dans la rubrique Poèmes de ce serveur. [ndlr]

Discours prononcé à Francfort,
le 9 octobre 1994,
à l'occasion de la remise du
prix de la Guilde du livre allemande
(Friedenspreis)

Ce fut un dimanche, un beau dimanche de mars. Des nuages gris, floconneux, naviguaient dans un ciel où s'annonçait déjà le printemps. Et le vent, comme toujours, sur l'Ettersberg: le vent d'autrefois, le souffle de l'éternité sur la colline de Goethe. Mais c'était en mars 1992 et dans ce ciel pâle, dans ce paysage de forêts de hêtres et de chênes, la fumée du crématoire de Buchenwald n'était plus visible.

Les oiseaux étaient revenus. Ce fut la première chose que je remarquai en m'avançant sur l'espace, vide et dramatique, de l'Appellplatz. Les merles moqueurs, tous les oiseaux chanteurs, dans la rumeur assourdie de leurs trilles, étaient revenus dans les arbres centenaires de la forêt de Goethe, d'où ils avaient été chassés, des décennies auparavant, par la fumée nauséabonde du crématoire.

Un arc-en-ciel bruissant d'oiseaux chanteurs m'accueillait, ce dimanche-là de mars 1992, le jour de mon premier retour à Buchenwald.

Quelques semaines plus tôt, Peter Merseburger m'avait appelé au téléphone de Berlin. Il préparait un programme de télévision sur Weimar, ville de culture et de camp de concentration, et il me proposait d'être l'un des témoins interrogés. J'ai refusé cette proposition immédiatement, sans même y réfléchir. Jamais je n'étais revenu à Buchenwald. Je n'avais jamais voulu y revenir, depuis le jour d'avril 1945 où le camp avait été libéré par les soldats américains de la IIIe armée de Patton.

Les raisons de ce refus sont claires et tranchantes, faciles à déterminer.

En premier lieu, durant une longue période, elles découlaient de ma décision d'oublier cette expérience mortifère, pour parvenir à survivre. À l'automne 1945, à vingt-deux ans, j'ai commencé à élaborer littérairement cette expérience: cette mémoire de la mort. Mais cela devint impossible. Entendez-moi: il n'était pas impossible d'écrire, il aurait été impossible de survivre à l'écriture. La seule issue possible de l'aventure du témoignage serait celle de ma propre mort. Je ne pouvais contourner cette certitude.

Il est vrai que cette expérience m'est personnelle. D'autres - Primo Levi, par exemple (grand exemple: son oeuvre est réellement prodigieuse par sa véracité, sa compassion lucide) - ne parvinrent à revenir à la vie qu'au moyen de l'écriture, grâce à celle-ci. Dans mon cas, en revanche, chaque page écrite, arrachée à la souffrance, m'enfonçait dans une mémoire irrémédiable et mortifère, m'asphyxiait dans l'angoisse du passé.

Il me fallait choisir entre l'écriture et la vie et j'ai choisi la vie. Mais en la choisissant j'ai dû abandonner le projet qui donnait à mes yeux un sens à ma vie, celui d'être écrivain. Un projet qui avait, dès l'enfance quasiment, structuré mon identité la plus authentique. J'ai dû décider d'être un autre, de ne pas être moi-même, pour continuer à être quelque chose: quelqu'un. Car c'était impensable d'écrire n'importe quoi d'autre, lorsque j'abandonnai la tentative de rendre compte, littérairement, de l'expérience de Buchenwald.

Cela explique en partie mon intérêt pour la politique. Si l'écriture me maintenait dans la mémoire atroce du passé, l'activité politique me projetait dans l'avenir. C'est ce que j'ai cru, du moins, jusqu'à ce que l'avenir que la politique communiste prétendait préfigurer ne révélât son caractère d'illusion néfaste: elle n'aura été que l'illusion d'un avenir.

 

La seconde raison qui m'avait rendu impossible un retour à Weimar était d'un genre tout différent. Depuis que j'avais publié mes livres sur l'expérience de Buchenwald - surtout depuis Quel beau dimanche! -j'ai reçu des informations sur la perduration en ce lieu du camp de concentration, sous le régime de l'occupation soviétique.

Ainsi, j'ai reçu un roman de Peter Pöttgen, Am Ettersberg, dans lequel l'histoire d'une famille Stein permettait de faire un récit de la double mémoire de Buchenwald, camp nazi et puis camp stalinien. Dans la lettre qui accompagnait l'envoi de son livre, Pöttgen m'écrivait: « Au cours de l'hiver 1944, la neige recouvrait les hêtres et les baraques, et moi, piètre élève de quatorze ans, j'étudiais dans un lycée de Weimar. J'écoutais à peine les paroles d'un professeur qui nous commentait quelque vers de Goethe... »

À cause de tout cela, jamais je n'avais eu le désir de revenir à Weimar-Buchenwald. Sans y réfléchir, donc, je répondis à Peter Merseburger qu'il ne devait pas compter sur moi dans son émission. Je refusai aussitôt, sans même prendre le temps d'y penser.

Mais cette nuit-là, pour la première fois depuis fort longtemps, je rêvai de nouveau de Buchenwald. Ce ne fut pas le rêve habituel, le cauchemar plutôt, qui m'avait réveillé si souvent, au long des longues années du souvenir. Je n'entendis pas, comme d'habitude en pareil cas, dans le circuit interne des haut-parleurs, la voix nocturne, âpre, irritée, du sous-officier SS de garde à la tour de contrôle. La voix qui, les nuits d'alerte, lorsque les escadrilles de bombardiers alliés s'avançaient vers le coeur glacial de l'Allemagne, donnait l'ordre qu'on éteignît le crématoire, afin que les hautes flammes cuivrées ne fussent pas utilisées comme signes d'orientation par les pilotes anglo-américains. Krematorium, ausmachen!, criait cette voix. Mais, la nuit dont je parle, après ma conversation avec Merseburger, je ne fis pas le rêve habituel. Ce ne fut pas un rêve angoissant, tout compte fait. Je n'entendis pas la voix du sous-officier de garde, commandant l'extinction des feux du crématoire. J'entendis une très belle voix de femme, que je reconnus aussitôt: c'était la voix cuivrée de Zarah Leander:

Schön war die Zeit da wir uns so geliebt...

C'était une chanson d'amour, car Zarah Leander chantait toujours des chansons d'amour dans le circuit des haut-parleurs de Buchenwald, surtout le dimanche après-midi. Les officiers des SS aimaient sans doute les chansons d'amour, la voix grave, harmonieuse, de Zarah Leander.

 

Je me suis réveillé de ce rêve avec la sereine certitude que je devais accepter la proposition de Peter Merseburger. La réunification démocratique de l'Allemagne, d'un côté, modifiait radicalement la perspective historique. Mes réticences d'autrefois n'avaient plus de fondement. D'un autre côté, surtout, il m'apparut que je ne pourrais terminer le livre en cours, L'Écriture ou la vie, avant d'avoir fait ce voyage de retour à Buchenwald.

J'avais choisi quelques livres pour m'accompagner lors de ce retour. Je savais que je n'aurais pas le temps de les relire, mais j'en avais besoin à mes côtés. J'avais besoin de pouvoir les feuilleter, les avoir sous la main: qu'ils fussent mes compagnons de voyage.

Le premier était une traduction française d'un roman de Thomas Mann: Charlotte à Weimar. Les raisons de l'avoir choisi étaient multiples. Ce fut, tout d'abord, le premier livre que j'achetai à Paris, à mon retour du camp de concentration: il venait de paraître. Depuis lors, je l'ai toujours placé parmi mes lectures familières. Par ailleurs, je savais que j'allais loger à l'hôtel de l'Éléphant, lieu historique qui a été le décor de plusieurs romans, à commencer par celui de Mann. Et un écrivain est toujours intéressé ou amusé par les décors romanesques.

Mais il y avait d'autres raisons, plus profondes.

Ici même, en effet, dans cette nef de la Paulskirche reconstruite après les désastres de la guerre, en 1949, au mois de juillet de cette année cruciale dans l'histoire de l'Allemagne, Thomas Mann prononça un discours mémorable. Ce fut dans le contexte des cérémonies de l'année Goethe, lors de la commémoration de son bicentenaire. Ce fut surtout la première fois que Thomas Mann s'adressait à ses compatriotes en Allemagne même, après seize ans d'exil.

De ce discours de 1949, je voudrais détacher, pour la souligner, une affirmation qui me permettra de développer mes propres idées.

Ici, du haut de cette tribune historique - et je dois avouer que cela m'impressionne de m'y exposer, après tant de personnalités illustres -Thomas Mann, citoyen américain pour lors, affirma que sa patrie véritable était la langue allemande. Il n'aurait jamais pensé, dit-il, à s'exiler aussi en tant qu'écrivain, à émigrer dans une autre langue, en adoptant par exemple l'anglais comme langue d'expression littéraire. Avec le trésor de la langue allemande, dit-il, s'était-il exilé, c'est en elle que son identité véritable a perduré: jamais il n'avait voulu l'abandonner, trahir cette tradition, oublier cette patrie intime.

Patrie! Voilà un mot considérable, sans doute, dont nous savons fort bien quels mauvais usages ont été faits, quels désastres il a inspirés. Je l'utiliserai donc avec précaution, parce que je sais que les patries ne sont des voies d'accès à l'universalisme de la raison démocratique - tel devrait être leur rôle historique -qu'en évitant tout chauvinisme, toute attitude d'exclusion arrogante. J'utiliserai donc le mot « patrie » en réaffirmant qu'elle ne peut, ne doit jamais être über alles.

 

Ceci dit, la langue est-elle vraiment la patrie d'un écrivain, comme le disait Thomas Mann?

Je ne peux prendre cette affirmation à mon compte. Dans mon cas, sans doute pour des raisons biographiques, d'âge et de circonstance, la langue espagnole n'a pas été ma patrie en exil. Elle n'a pas été la seule, en tout cas. Au contraire de Mann, je ne me suis jamais exilé de ma citoyenneté espagnole, mais de ma langue maternelle, si. À une certaine époque, j'ai cru que j'avais découvert une nouvelle patrie, en m'appropriant la langue française dans laquelle j'ai écrit la plupart de mes livres. Mais cela n'est pas non plus vrai. Du point de vue de la langue littéraire, ou bien je suis apatride - à cause de mon bilinguisme invétéré, de ma schizophrénie linguistique définitive - ou bien j'ai deux patries. Ce qui, en vérité, est impossible, si l'on prend au sérieux l'idée de patrie, c'est-à-dire comme une idée pour laquelle il vaudrait la peine de mourir. Car on ne peut mourir pour deux patries différentes, ce serait absurde.

De toutes façons, l'idée de la patrie ne m'a jamais hanté, dans les différentes occasions de risquer la vie qui m'ont été offertes. Liberté, justice, solidarité avec les humiliés et les opprimés: ce sont des idées de cette sorte que j'ai eues à l'esprit à l'heure de risquer ma vie. Jamais celle de la patrie, je dois l'avouer.

En fin de compte, ma patrie n'est pas la langue, ni la française ni l'espagnole, ma patrie c'est le langage. C'est-à-dire un espace de communication sociale, d'invention linguistique: une possibilité de représentation de l'univers. De le modifier aussi, par les oeuvres du langage, fût-ce de façon modeste, à la marge.

Quoi qu'il en soit, dans cette mienne patrie qu'est le langage, il y a des idées, des images emblématiques, des pulsions émotionnelles, des résonances intellectuelles dont l'origine est spécifiquement allemande. J'oserai dire que, d'une certaine façon, la source allemande -poétique, romanesque ou philosophique - est une composante essentielle de mon paysage spirituel. De ma vraie patrie, en somme.

Cela est dû, sans doute, au fait que j'ai toujours été, que je suis et serai un insatiable et émerveillé lecteur d'allemand. J'ai même lu le Quichotte pour la première fois en allemand! Je ne vous dirai pas maintenant, pour ne pas perdre le fil de notre discours, pourquoi ni comment. Je ne vous dirai pas comment j'ai essayé -émule sans le savoir du Pierre Ménard de Borges - de réécrire le Quichotte, en le traduisant au castillan de sa version germanique, mû par mon arrogance adolescente!

C'est une relation forte, donc, passionnée, essentielle pour ma formation intellectuelle, que j'ai eue, que j'ai toujours, avec la culture allemande. C'est elle qui m'a fourni les arguments décisifs de la lutte contre le nazisme. C'est la lecture de certains auteurs allemands qui m'aura permis de trouver comme aurait dit l'un d'entre eux, Karl Marx, que j'aurai beaucoup pratiqué -les « armes de la critique » qui m'ont servi à l'affronter ensuite par la « critique des armes ».

En 1949, Thomas Mann, quelques jours après qu'il eut prononcé ici, à la Paulskirche, son discours sur Goethe, se déplaça à Weimar pour le répéter au Théâtre national.

À ce moment-là, on peut s'en souvenir, à l'issue de la crise provoquée par le blocus de Berlin par l'URSS, la division de l'Allemagne en deux États différents devenait une réalité. La guerre froide traçait objectivement, tragiquement, sa frontière principale au coeur de l'Europe, dans une Allemagne divisée.

Dans ce contexte, la décision de Mann d'accepter l'invitation des autorités d'occupation soviétiques et du pouvoir communiste de l'Allemagne de l'Est fut largement critiquée. Dans la presse de Francfort, on rappela à Thomas Mann que le camp de concentration de Buchenwald, aux environs de Weimar, continuait à fonctionner. Pourquoi ne pas s'y rendre en visite, après son discours goethéen au théâtre de la ville? lui fut-il suggéré.

Thomas Mann n'esquiva pas cette question, ne l'occulta pas non plus. Dans son discours de la Paulskirche, le 25 juillet 1949, il affirma que sa visite s'adressait à l'Allemagne elle-même, au pays dans son ensemble, et non à telle ou telle zone d'occupation. Qui pouvait garantir et représenter l'unité de l'Allemagne, s'est-il ici demandé à haute voix, mieux qu'un écrivain indépendant dont la langue allemande était l'authentique patrie, inviolable par les troupes d'occupation?

Il n'a pas non plus évité la référence à Buchenwald. Dans le Reisebericht qu'il écrivit sur son séjour en Allemagne (publié d'abord en anglais, dans le New York Times Magazine, et plus tard en allemand, dans la Neue Schweizer Rundschau), Mann essaya de répondre à ceux qui avaient critiqué sa décision de se rendre à Weimar. Certes, reconnut-il, il n'avait pas demandé à visiter le camp de concentration, mais il avait réussi à se renseigner, par des voies non officielles, sur les conditions de vie à Buchenwald. Le résultat de son investigation, tel qu'il le rapporte, est surprenant, il ne peut manquer de provoquer quelque inquiétude. Thomas Mann affirme, en effet, que la population de prisonniers se compose, selon ses sources dignes de foi, d'un tiers d'éléments asociaux, de vagabonds dégénérés; d'un deuxième tiers de malfaiteurs de l'époque nazie; et d'un dernier tiers seulement de personnes coupables d'opposition manifeste envers le nouvel Etat, dont l'isolement s'était avéré nécessaire.

Si la langue maternelle est réellement la patrie d'un écrivain, il suffirait d'une analyse sémantique des mots de Thomas Mann pour vérifier leur terrible et dangereuse ambiguïté. Car toutes les dictatures, tous les systèmes totalitaires qualifient les non-conformistes d'éléments asociaux, de vagabonds dégénérés (tziganes, peut-être?); tous considèrent nécessaire d'isoler les opposants, les dissidents, afin que leurs idées et leurs actes ne contaminent pas le corps social, supposé sain lorsqu'il se nourrit seulement aux sources de la pensée officielle: politiquement correcte, bien entendu.

Les raisons qui poussaient Thomas Mann en 1949 sont compréhensibles. Elles sont même respectables. Il les a exposées de nouveau en octobre 1954, dans le Message où il s'opposait à l'extension du militarisme, au réarmement, aux pactes militaires, en prônant la démilitarisation des deux États allemands en vue de leur réunification. Tous ces arguments ont été au coeur d'une discussion de longue portée entre Allemands. Entre Européens tout aussi bien, car le destin de l'Europe a été déterminé en grande partie - et il continue de l'être - par l'évolution de la politique allemande. Selon le développement de la démocratie en Allemagne, selon son ancrage européen, sa participation au renforcement et à l'expansion de l'Union européenne, dans des conditions d'égalité pour les pays qui la composent ou la composeront: selon l'influence que l'Allemagne exercera dans un sens ou dans l'autre, le destin de l'Europe changera pour le meilleur ou pour le pire.

Ceci dit, et même s'ils étaient compréhensibles, étaient-ils historiquement justes, étaient-ils opérationnels, les principes sous-jacents au message de Thomas Mann, à tant d'autres messages de ces dernières décennies? Était-il pensable de parvenir à la paix en Europe, à la réunification de l'Allemagne, par les moyens d'une stratégie de conciliation, d'une rhétorique humaniste, de la tolérance politique? Pour ne pas être un simple rideau de fumée idéologique, ces moyens présupposaient l'existence d'États de droit, avec des sociétés civiles fortement autonomes et articulées, avec des systèmes de représentation et d'expression réellement démocratiques. Ils présupposaient, donc, tout ce qui manquait dans les pays du bloc soviétique en Europe.

J'ai déjà donné mon opinion à ce sujet, il y a des années. Et je l'ai fait dans cette ville de Francfort, en 1986, trois ans avant la chute du Mur de Berlin, dans le cadre des Colloques du Römerberg.

Je vais me permettre de citer un bref extrait de mon intervention au colloque de cette année-là:

« Mais sur la question de la division de l'Allemagne -si vous permettez à un étranger de s'exprimer à ce sujet, et vous devez le permettre, car la question n'est pas seulement d'ordre interne: elle est au coeur du problème de l'Europe, de son avenir démocratique sur ladite question je ne dirai que quelques mots.

« La réunification de l'Allemagne est, de toute évidence, nécessaire, mais elle est en même temps impensable, si la perspective historique, du moins, ne change pas radicalement, créant un nouveau rapport de force entre démocratie et totalitarisme.

« Car la réunification de l'Allemagne doit être le fruit d'un progrès décisif de la démocratie en Europe. Dans toutes les Europes, certes, mais fondamentalement dans cette Mitteleuropa qui en constitue le maillon déterminant, dans ce territoire où s'est forgé durant des siècles le destin culturel, et même politique, du monde.

« D'aucuns, sans doute, s'étonneront de me voir, évoquer la réunification de l'Allemagne comme le fruit d'une démocratisation de l'Europe - la seule révolution qui mérite encore qu'on se batte pour elle! - et non comme résultat des progrès de la paix, conçue comme détente et désarmement.

« Mais c'est la démocratisation qui est à l'origine de la paix, quoi qu'en pensent certains. La paix du moins sous sa forme perverse d'apaisement peut même être à l'origine de la guerre. »

Il est clair que je ne rappelle pas ces considérations d'il y a huit ans pour le simple plaisir égotiste d'avoir eu raison. Il était facile, d'ailleurs, d'avoir raison. Il suffisait pour cela de s'en tenir aux leçons de la tradition antifasciste bien comprise. Thomas Mann lui-même, tellement incapable dans les années 50 d'élaborer une stratégie intellectuelle cohérente et opérationnelle face aux questions de la guerre et de la paix, avait fait preuve de lucidité dans les années 30, face à la montée expansionniste de Hitler. Il avait proclamé que la paix ne pouvait être le résultat d'une politique conciliatrice ni capitularde. On peut encore lire avec profit ses chroniques et journaux de cette époque: Allemagne, ma souffrance et Europe, prends garde!, par exemple. Et très particulièrement son article Cette paix, terrible et brillant réquisitoire contre la politique de capitulation des démocraties publié dans Die Zukunft, journal de l'émigration allemande à Paris, après les désastreux accords de Munich qui livraient à Hitler le coeur de la vieille Europe.

Mais l'antifascisme européen - et tout particulièrement l'antifascisme allemand, dans son aimable version pacifiste, antinucléaire, écologiste: réfutation, d'une certaine façon, et c'est son aspect positif, des errements du passé national - ledit antifascisme est devenu hémiplégique à partir des années 50. Malgré les leçons de la guerre d'Espagne, du pacte germano-soviétique de 1939; malgré le cynisme de la politique de grande puissance de l'URSS dans l'Europe de l'après-guerre, la pensée antifasciste occidentale, dans sa grande majorité, pour ne pas dire dans son ensemble, a été hémiplégique: elle n'a réussi à prendre en considération qu'un seul aspect de la réalité, celui qui se réfère aux maux et aux injustices évidents de nos démocraties de masse et de marché. Sur ce point, elle a assumé son rôle critique, indispensable. Mais ladite pensée n'a pas su élaborer une théorie, ni une pratique, en conséquence, globales, pour affronter le totalitarisme, lui faire face dans ses deux manifestations historiques spécifiques: le fascisme et le stalinisme. Elle n'a pas su prendre en compte, jusqu'aux ultimes conséquences, le problème que posait la perduration du système soviétique.

À ce sujet, permettez-moi - abusant peut-être du privilège que m'octroie l'honneur de cette tribune que je rappelle un autre passage de mon intervention aux Colloques du Römerberg de 1986.

Le voici:

« Lorsqu'on examine les problèmes de la culture politique, au moment du naufrage du marxisme en tant que pratique historique et en tant que prétention à la vérité scientifique; lorsqu'on essaie que dans le naufrage d'une vérité qui se voulait absolue survivent des valeurs et des vérités; lorsqu'on tourne le regard vers l'expérience très riche et tragique des années 30, pour en tirer quelque enseignement, il me semble que nous devrions modifier la phrase connue de Max Horkheimer pour dire: Celui qui ne veut pas parler du stalinisme, devrait aussi se taire sur le fascisme.  »

 

Il y a certes des exceptions à cette maladie sénile de la pensée de gauche européenne. Elles sont importantes, nous les avons tous à l'esprit. Pour ma part, je crois que la vie et l'oeuvre de Karl Jaspers constituent l'une de ces exceptions. Quelles que soient les critiques ou les réserves que l'on peut formuler à propos de certains aspects de sa métaphysique existentielle, la projection concrète de sa pensée dans le monde social et politique aura été éclairante, positive, souvent exemplaire, depuis les années 30.

C'est sans doute à cause de cela que deux petits volumes de Karl Jaspers m'accompagnaient aussi, lors de mon voyage de retour à Weimar-Buchenwald: retour à la mémoire de ma jeunesse, à la tragique patrie universelle du langage et de la lutte qui se situe pour moi sur la colline goethéenne de l'Ettersberg. C'est pour cela que m'accompagnaient dans ce voyage Die Schuldfrage (La Culpabilité allemande) et Freiheit und Wiedervereinigung (Liberté et réunification), que j'ai feuilletés pendant ces nuits à l'hôtel de l'Éléphant, avec toujours la même émotion intellectuelle, avec l'impression que leur efficace actualité perdurait dans une circonstance historique radicalement nouvelle.

Un dimanche, en effet, ce fut un beau dimanche de mars. Toute une vie plus tard, plusieurs vies et plusieurs morts plus tard, je me trouvais à nouveau sur le dramatique espace vide de l'Appellplatz de Buchenwald. Les oiseaux étaient revenus et le vent de toujours soufflait sur l'Ettersberg.

En contemplant ce paysage, j'eus l'impression que toute ma vie, depuis ces lointains vingt ans, se déployait dans ma mémoire, devenant transparente, avec ses risques et ses erreurs, ses aveuglements d'illusion idéologique et son aspiration têtue à la lucidité.

Alors, m'avançant sur l'Appellplatz, face à la cheminée massive du crématoire, je me suis souvenu d'un poème de Paul Celan. Car une anthologie de poèmes de celui-ci m'accompagnait également pendant ce voyage de retour.

« alors vous montez en fumée
dans les airs
alors vous avez une tombe au creux
des nuages
on n'y est pas couché à l'étroit... »

Dans ce poème, « La fugue de mort »1 , on s'en souvient sans doute, il y a un vers terrible, qui se répète comme un leitmotiv: « La mort est un maître venu d'Allemagne... »

À Buchenwald, ce beau dimanche de mars 1992, face à la cheminée du crématoire, me rappelant la voix âpre, irritée, du sous-officier SS qui demandait qu'on éteignit le four, les nuits d'alerte aérienne: Krematorium, ausmachen; là, à Buchenwald, je me suis demandé si ce vers terrible était vrai, je veux dire, s'il reflétait une vérité absolue, au-delà des circonstances historiques. Il était clair que non. Cette mort-là, certainement, cette mort qui a dévasté l'Europe et qui fut la conséquence de la victoire de Hitler, elle fut bien un « maître venu d'Allemagne ». Mais nous avons tous connu la mort qui se tapit dans les entrailles de la bête du totalitarisme avec d'autres masques, vêtue d'autres hardes nationales. Moi-même j'ai connu et parfois bravé la mort sous les espèces et l'aspect d'un « maître venu d'Espagne ». Et les Juifs français poursuivis et déportés par le gouvernement de Vichy, tellement français, ont connu la mort comme « maître venu de France ». Et Varlam Chalamov, dans ses hallucinants Récits de la Kolyma, nous a parlé de la mort comme «  maître venu de la Russie soviétique ».

La vérité du vers de Paul Celan est, donc, nécessaire, inoubliable, mais relative, historiquement circonstanciée. « La mort est un maître venu de l'humanité », telle serait la formulation philosophique la plus appropriée, car elle soulignerait la possibilité permanente de l'homme, fondée sur la liberté constituante de son être, d'opter pour la mort de l'oppression et de la servitude, contre la vie de la liberté: la liberté de la vie.

Ce qui est décisif, cependant, c'est que Paul Celan ait écrit ses poèmes en allemand. Juif roumain, Celan a choisi la patrie de la langue allemande pour instaurer l'universalité de son langage; on ne peut cesser de réfléchir à la profonde signification de ce fait.

« ... nous creusons une tombe dans les airs
on n'y est pas couché à l'étroit... »

Je me suis rappelé le poème de Celan, ce beau dimanche de mars sur la place d'appel de Buchenwald. J'ai pensé que l'emplacement de l'ancien camp de concentration, tel qu'il s'offre au regard aujourd'hui, est un lieu privilégié de la mémoire historique européenne. Un espace tragique, sans doute, mais éclairant: non seulement comme trace archéologique d'un passé dont les effets sont encore actifs, du moins en partie. Aussi comme laboratoire intellectuel de notre avenir commun.

Je dirai pourquoi dans ma conclusion.

Lorsque le camp de concentration que Thomas Mann n'avait pas voulu, ou pu, visiter fut ferme par les autorités de la RDA récemment constituée, on édifia sur le versant de l'Ettersberg tourné vers Weimar un gigantesque mémorial, produit d'une conception architecturale et monumentale qui me paraît grandiloquente, peu respectueuse des humbles et complexes vérités du passé. Comme si les autorités communistes avaient souhaité affirmer ici les origines antifascistes de leur légitimité historique, elles gaspillèrent de grandes quantités de nobles matériaux pour dresser un monument d'un goût atroce: sorte de mélange de la statuaire d'Arno Breker et de réalisme socialiste stalinien.

Sur l'autre versant, ouvert à la perspective lointaine des monts de Thuringe, au piémont de l'Ettersberg, une jeune forêt a poussé. Elle recouvre les espaces où se trouvaient auparavant les baraques de l'infirmerie, du Petit Camp de quarantaine. Elle recouvre, surtout, les milliers de cadavres anonymes - non identifiés, du moins enfouis ici dans la sauvage froideur des fosses communes de l'époque stalinienne de Buchenwald. Ici reposent, dans le silence écrasant d'une mort anonyme, les « éléments asociaux », les « vagabonds dégénérés », les « coupables d'obstruction manifeste au nouvel État », dont Thomas Mann crut, ou voulut croire qu'ils constituaient les deux tiers de la population de Buchenwald, en 1949, lorsqu'il lut à ses compatriotes, d'abord à la Paulskirche, au Théâtre national de Weimar ensuite, un beau discours sur Goethe et les vertus de l'humanisme.

Des morts du camp nazi de Buchenwald il ne nous reste que le souvenir: ils sont montés tels des flocons de fumée dans le ciel, leur tombe est dans les nuages. On n'y est pas couché à l'étroit, en effet: ils sont là, dans l'immensité de la mémoire historique, constamment menacée d'un oubli inadmissible, capable pourtant du pardon de la réconciliation. Des morts du camp stalinien, il nous reste les fosses communes que recouvre la jeune forêt dans laquelle jamais ni Goethe ni Eckermann ne se sont promenés, dans laquelle les jeunes Allemands d'aujourd'hui et de demain devront se promener.

L'Allemagne n'est pas l'unique pays européen à avoir un problème non résolu avec sa mémoire collective. La France l'a également, cela se perçoit de nouveau ces temps-ci. Ni sa classe politique, ni ses intellectuels, ni le peuple en général, dans sa diversité sociale, n'ont encore réussi à élaborer et maîtriser une vision critique, dépassant les passions extrémistes, de la période de Vichy et de la Résistance. L'Espagne a aussi un problème de ce genre: elle a choisi, à une écrasante majorité - et à juste titre - la voie d'une amnésie collective délibérée pour réussir le miracle d'une transition pacifique vers la démocratie, mais elle devra un jour payer le juste prix de ce processus historique.

Le problème du peuple allemand avec sa mémoire historique, cependant, concerne tous les Européens de façon plus brûlante. Car le peuple allemand est le seul en Europe, depuis la réunification - et cela fait partie de l'évolution sociale et politique, complexe et parfois douloureuse, mais riche en possibilités de développement pour la Raison démocratique, que ladite réunification a entraînée - à pouvoir et devoir prendre en compte les deux expériences totalitaires du XXe siècle: le nazisme et le stalinisme. Le peuple allemand a vécu ces expériences dans sa chair et dans son âme et il ne peut les dépasser pour une fois, et sans créer de précédent, on pourrait utiliser le concept hégélien de Aulhebung - qu'en les assumant critiquement de façon conséquente et approfondie. Ainsi, non seulement l'avenir démocratique de l'Allemagne sera assuré, mais également celui d'une Europe unie et en expansion.

Buchenwald est toutefois le lieu de mémoire historique qui symbolise au mieux cette double tâche: celle du travail de deuil qui permettra de maîtriser critiquement le passé, celle de l'élaboration des principes d'un avenir européen qui nous permette d'éviter les erreurs du passé.

J'ignore les projets que la communauté politique et scientifique allemande a conçus à propos de l'espace historique de Weimar-Buchenwald. Mais j'ai pensé, ce beau dimanche de mars 1992, qu'il serait passionnant que la colline de l'Ettersberg fût le siège d'une institution européenne consacrée à ce travail de mémoire et de prospective démocratique.

Merci pour l'honneur qui m'a été fait, pour le souvenir partagé, pour l'avenir que nous aurons à construire ensemble.

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