© Michel Fingerhut 1995-9 ^  

 

Gilles Smadja:
Les industriels et financiers français sous Vichy
Argent et zyklon B: la revue d'un ministère censure une historienne

in l'Humanité (8 octobre 1996) © L'Humanité 1996
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions l'Humanité de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

C'est l'histoire d'une censure. La censure d'une historienne. Une femme de 49 ans, normalienne à 19, agrégée à 22, thésarde à 34. Annie Lacroix-Riz est professeur d'histoire contemporaine à l'université de Toulouse. C'est son histoire. Celle d'une censure dans 'Etudes et Documents', revue annuelle du ministère de l'Economie et des Finances. Lequel délègue le pilotage de cette revue à un comité d'histoire. Lequel comité fonctionne avec deux commissions. L'une est administrative. L'autre, constituée d'historiens et d'économistes, décide de la publication des textes. Le champ de recherche investi inclut la période 1940-1944. 'La plus délicate', dit-on au comité.

C'est une histoire à épisodes. Le premier remonte à janvier 1994. Invitée à un séminaire, Annie Lacroix-Riz y donne une conférence sur le Trésor et les finances extérieures de la France en 1940-1941. Travail qui prolonge ses deux articles sur les grandes banques françaises dans la collaboration avec l'Allemagne nazie. Leur publication n'était pas passée inaperçue. Tabou de l'argent dans le tabou de Vichy, le sujet est longtemps resté dans l'ombre.

Mais les choses évoluent. Et, en 1994, la conférence d'Annie Lacroix-Riz intéresse Florence Descamps, historienne et directrice, à l'époque, d''Etudes et Documents'. Elle propose à sa collègue de Toulouse d'écrire un article. Lacroix-Riz accepte mais veut approfondir le sujet. Elle accède à des archives difficilement consultables. Jubile: 'Elles étaient tellement excitantes que je n'ai eu qu'à les faire parler.'

Ugine et le gaz zyklon B

Méthodiquement, rigoureusement, elle dépouille, vérifie, recoupe, analyse. Toutes les pièces pointent la même direction. Celle d'une adhésion sans état d'âme des dirigeants industriels et financiers français à la collaboration. La thèse n'est pas totalement nouvelle. Sauf sur un point essentiel. Cette collaboration ne s'est pas principalement opérée sous la double contrainte de Vichy et de l'Allemagne. Dates et pièces à l'appui, Lacroix-Riz avance que les élites industrielles et financières sont allées au-devant et souvent au-delà des exigences de l'occupant.

Elle en donne pour preuve éclairante la création de nombreuses sociétés mixtes impliquant des banques et industriels français, et des groupes allemands finançant la machine de guerre nazie. Elle révèle au prix de quelles concessions humiliantes ces accords ont été menés et conclus avec empressement par les dirigeants de Paribas, Rhône-Poulenc, Ugine, le CIC, le Crédit lyonnais, la Société générale, la Banque de l'Union parisienne et bien d'autres fleurons de la fortune.

Jusqu'au pire. En février 1941, le groupe de chimie française Ugine participe à la création de l'entreprise mixte Durferrit-Sofumi, résultat d'une fusion de deux sociétés. L'une vendait les sels Durferrit, à base de cyanure, produits en France grâce à des procédés allemands dont Ugine avait acheté la licence. L'autre, la Société française de fumigation, fabriquait de l'acide cyanhydrique, également à partir de brevets allemands.

Les deux ne font plus qu'une en 1941. Durferrit-Sofumi a un capital initial de 400.000 francs, dont 49% sont détenus par la société allemande Degesch, spécialisée dans 'la lutte contre les parasites', et filiale, à 42,5%, du puissant groupe IG Farben, producteur et distributeur du gaz zyklon B, 'auquel les camps d'extermination ouvrirent un marché inouï'.

Question inévitable: le groupe français Ugine, via la Durferrit-Sofumi et son tuteur allemand la Degesh, a-t-il massivement fabriqué en France du zyklon B pour capter une partie de ce marché de la mort? Question supplémentaire: les banques françaises ont-elles participé à cette entreprise, en accordant 90 millions de crédits pour financer l'importation des produits insecticides d'IG Farben? Question de curiosité: ces produits servaient-ils de matière première à la fabrication du zyklon B? Question qui en est à peine une: les besoins de plus en plus élevés de zyklon B expliquent-ils que la Durferrit-Sofumi ait vu son capital être multiplié par quinze en deux ans seulement?

Voilà les pièces à interrogations, ou à conviction, que livre Annie Lacroix-Riz aux pages 37 et 38 d'un texte qui en compte 62, rédigé dans une langue universitaire qui ne badine pas avec la vérification des faits. Soit 361 sources, pour une somme inouïe d'informations et de déclarations, toutes éclairantes du comportement d'une classe qui comprend très tôt tout le profit qu'elle peut tirer des 'circonstances'. Ce qui rend d'autant plus courageux les rares cas d'opposition. Tel celui du banquier Duvillier, démissionné de la présidence du CCF pour avoir, en 1941, refusé de céder aux Allemands les 440.000 actions des Galeries Lafayette dont avaient été dépossédés leurs propriétaires juifs, la famille Bader.

Le texte de Lacroix-Riz doit paraître dans le numéro de 1995 d''Etudes et Documents'. Mais ne paraîtra jamais. Dans un premier temps, on invite l'auteur à modifier quelques formules jugées abruptes. Exemple: appeler Maurice Couve de Murville 'Couve' est trop familier, même si ça ne change strictement rien à l'appréciation, au demeurant nuancée, des actes du directeur des Finances extérieures et des Changes auprès du premier gouvernement de Vichy.

Soit. Elle modifie son texte et le renvoie. Long silence. Embarras évident. Jusqu'à cette lettre de juillet 1995 lui annonçant que rien ne paraîtra. Et rien n'oblige le comité de la revue à motiver sa décision. Mais sur un tel sujet, un silence total serait désastreux. Certains membres ont au moins le courage de s'expliquer. Comme Raymond Poidevin, professeur à l'université de Strasbourg: 'L'apport à la recherche est important. L'auteur a vu de nombreuses sources, mais avec le souci de défendre une thèse affichée d'emblée.'

Plus encore, plus au fond, ce qu'écrit Maurice Lévy-Leboyer, professeur à Paris X, dans une lettre à l'auteur: 'J'ai eu communication de votre étude en juin dernier. Mais, au risque de provoquer votre colère, je n'ai pas été partisan de la voir publiée (...). Ceci, pour une raison des plus simples. Elle concerne des individus. Or, l'autorisation récente d'ouvrir les archives du ministère des Finances a été donnée par la direction compétente, à la condition de ne pas traiter de ce type de sujet pour certaines périodes, y compris celle que vous couvrez dans votre article.'

Lettres anonymes dans son casier

Au comité, financé par le ministère, Marie-Ange Santarelli connaît parfaitement le dossier. 'L'Humanité' lui demande s'il n'est pas dans la vocation d'une telle revue de présenter des approches différentes d'un même sujet. Réponse: 'C'est vrai que nous avons envisagé de publier cette étude en ouvrant un débat. Mais pour qu'il y ait débat, il aurait fallu trouver un article qui apporte des éléments différents. Et nous ne l'avons pas trouvé.' Point final.

Annie Lacroix-Riz a d'abord gardé le silence. A vécu cette affaire comme une mise à l'index de plus. A ajouter à une demande de mutation bloquée depuis huit ans. A des recommandations faites à certains étudiants de Toulouse d'éviter Lacroix-Riz sous peine d'être 'trop marqués'. Elle n'a pas blanchi sous le harnois d'un mandarin et pense en payer le prix. Elle n'est pas toujours tendre pour le PCF mais ne l'a jamais quitté, ce qui n'est pas forcément bien vu.

Elle n'a donc rien dit publiquement. A peine s'en est-elle ouverte discrètement à des historiens qu'elle estime. C'est ainsi que son texte est parvenu aux Editions La Découverte. François Gèze l'a lu. 'Nous avons renoncé à le publier, nous explique-t-il, pour des raisons trivialement commerciales, mais également parce que son caractère très universitaire n'aurait pas permis d'atteindre un large public, alors que le sujet le mérite. Cela dit, ce travail est intéressant, il apporte beaucoup de choses originales, et ce qu'a subi son auteur n'est pas acceptable. D'autant plus qu'il existe un véritable retard de l'historiographie française sur cette période. Et c'est encore pire sur la guerre d'Algérie.'

Pour rompre le silence, le déclic est venu de la fac. Deux lettres dans son casier en juillet dernier. Expéditeurs anonymes, simple mention 'Shoah business' sur une enveloppe. A l'intérieur, insultes et menaces en guise de réponse à son article sur 'l'Eglise et les juifs', paru très récemment dans 'Golias', un magazine qui revendique un catholicisme très à gauche. A l'intérieur encore, la reprise d'un texte du révisionniste Faurisson, dédié à 'Annie Lacroix-Riz, qui voudrait nous faire croire que les prétendues chambres à gaz ne sont pas un mensonge hollywoodien, une formidable arnaque juive qui a besoin d'une loi Gayssot pour se maintenir...'

C'était trop. Alors elle a décidé de tout dire.

GILLES SMADJA

____________________________

Server / Server © Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 11/02/1999 à 15h24m33s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE