C'est l'histoire d'une censure. La censure d'une historienne. Une femme de 49 ans, normalienne à 19, agrégée à 22, thésarde à 34. Annie Lacroix-Riz est professeur d'histoire contemporaine à l'université de Toulouse. C'est son histoire. Celle d'une censure dans 'Etudes et Documents', revue annuelle du ministère de l'Economie et des Finances. Lequel délègue le pilotage de cette revue à un comité d'histoire. Lequel comité fonctionne avec deux commissions. L'une est administrative. L'autre, constituée d'historiens et d'économistes, décide de la publication des textes. Le champ de recherche investi inclut la période 1940-1944. 'La plus délicate', dit-on au comité.
C'est une histoire à épisodes. Le premier remonte à janvier 1994. Invitée à un séminaire, Annie Lacroix-Riz y donne une conférence sur le Trésor et les finances extérieures de la France en 1940-1941. Travail qui prolonge ses deux articles sur les grandes banques françaises dans la collaboration avec l'Allemagne nazie. Leur publication n'était pas passée inaperçue. Tabou de l'argent dans le tabou de Vichy, le sujet est longtemps resté dans l'ombre.
Mais les choses évoluent. Et, en 1994, la conférence d'Annie Lacroix-Riz intéresse Florence Descamps, historienne et directrice, à l'époque, d''Etudes et Documents'. Elle propose à sa collègue de Toulouse d'écrire un article. Lacroix-Riz accepte mais veut approfondir le sujet. Elle accède à des archives difficilement consultables. Jubile: 'Elles étaient tellement excitantes que je n'ai eu qu'à les faire parler.'
Méthodiquement, rigoureusement, elle dépouille, vérifie,
recoupe, analyse. Toutes les pièces pointent la même
direction. Celle d'une adhésion sans état d'âme des dirigeants
industriels et financiers français à la collaboration. La
thèse n'est pas totalement nouvelle. Sauf sur un point
essentiel. Cette collaboration ne s'est pas principalement
opérée sous la double contrainte de Vichy et de l'Allemagne.
Dates et pièces à l'appui, Lacroix-Riz avance que les élites
industrielles et financières sont allées au-devant et souvent
au-delà des exigences de l'occupant.
Elle en donne pour preuve éclairante la création de nombreuses
sociétés mixtes impliquant des banques et industriels français,
et des groupes allemands finançant la machine de guerre nazie.
Elle révèle au prix de quelles concessions humiliantes ces
accords ont été menés et conclus avec empressement par les
dirigeants de Paribas, Rhône-Poulenc, Ugine, le CIC, le Crédit
lyonnais, la Société générale, la Banque de l'Union parisienne
et bien d'autres fleurons de la fortune.
Jusqu'au pire. En février 1941, le groupe de chimie française
Ugine participe à la création de l'entreprise mixte
Durferrit-Sofumi, résultat d'une fusion de deux sociétés.
L'une vendait les sels Durferrit, à base de cyanure, produits
en France grâce à des procédés allemands dont Ugine avait
acheté la licence. L'autre, la Société française de
fumigation, fabriquait de l'acide cyanhydrique, également à
partir de brevets allemands.
Les deux ne font plus qu'une en 1941. Durferrit-Sofumi a un
capital initial de 400.000 francs, dont 49% sont détenus par
la société allemande Degesch, spécialisée dans 'la lutte contre
les parasites', et filiale, à 42,5%, du puissant groupe
IG Farben, producteur et distributeur du gaz zyklon B,
'auquel les camps d'extermination ouvrirent un marché
inouï'.
Question inévitable: le groupe français Ugine, via la
Durferrit-Sofumi et son tuteur allemand la Degesh, a-t-il
massivement fabriqué en France du zyklon B pour capter une
partie de ce marché de la mort? Question supplémentaire: les
banques françaises ont-elles participé à cette entreprise, en
accordant 90 millions de crédits pour financer l'importation
des produits insecticides d'IG Farben? Question de curiosité:
ces produits servaient-ils de matière première à la fabrication
du zyklon B? Question qui en est à peine une: les besoins de
plus en plus élevés de zyklon B expliquent-ils que la
Durferrit-Sofumi ait vu son capital être multiplié par quinze
en deux ans seulement?
Voilà les pièces à interrogations, ou à conviction, que livre
Annie Lacroix-Riz aux pages 37 et 38 d'un texte qui en
compte 62, rédigé dans une langue universitaire qui ne badine
pas avec la vérification des faits. Soit 361 sources, pour
une somme inouïe d'informations et de déclarations, toutes
éclairantes du comportement d'une classe qui comprend très tôt
tout le profit qu'elle peut tirer des 'circonstances'. Ce qui
rend d'autant plus courageux les rares cas d'opposition. Tel
celui du banquier Duvillier, démissionné de la présidence du
CCF pour avoir, en 1941, refusé de céder aux Allemands les
440.000 actions des Galeries Lafayette dont avaient été
dépossédés leurs propriétaires juifs, la famille Bader.
Le texte de Lacroix-Riz doit paraître dans le numéro de 1995
d''Etudes et Documents'. Mais ne paraîtra jamais. Dans un
premier temps, on invite l'auteur à modifier quelques formules
jugées abruptes. Exemple: appeler Maurice Couve de Murville
'Couve' est trop familier, même si ça ne change strictement
rien à l'appréciation, au demeurant nuancée, des actes du
directeur des Finances extérieures et des Changes auprès du
premier gouvernement de Vichy.
Soit. Elle modifie son texte et le renvoie. Long silence.
Embarras évident. Jusqu'à cette lettre de juillet 1995 lui
annonçant que rien ne paraîtra. Et rien n'oblige le comité de
la revue à motiver sa décision. Mais sur un tel sujet, un
silence total serait désastreux. Certains membres ont au moins
le courage de s'expliquer. Comme Raymond Poidevin, professeur
à l'université de Strasbourg: 'L'apport à la recherche est
important. L'auteur a vu de nombreuses sources, mais avec le
souci de défendre une thèse affichée d'emblée.'
Plus encore, plus au fond, ce qu'écrit Maurice Lévy-Leboyer,
professeur à Paris X, dans une lettre à l'auteur: 'J'ai eu
communication de votre étude en juin dernier. Mais, au risque
de provoquer votre colère, je n'ai pas été partisan de la voir
publiée (...). Ceci, pour une raison des plus simples. Elle
concerne des individus. Or, l'autorisation récente d'ouvrir
les archives du ministère des Finances a été donnée par la
direction compétente, à la condition de ne pas traiter de ce
type de sujet pour certaines périodes, y compris celle que vous
couvrez dans votre article.'
Au comité, financé par le ministère, Marie-Ange Santarelli
connaît parfaitement le dossier. 'L'Humanité' lui demande s'il
n'est pas dans la vocation d'une telle revue de présenter des
approches différentes d'un même sujet. Réponse: 'C'est vrai
que nous avons envisagé de publier cette étude en ouvrant un
débat. Mais pour qu'il y ait débat, il aurait fallu trouver un
article qui apporte des éléments différents. Et nous ne
l'avons pas trouvé.' Point final.
Annie Lacroix-Riz a d'abord gardé le silence. A vécu cette
affaire comme une mise à l'index de plus. A ajouter à une
demande de mutation bloquée depuis huit ans. A des
recommandations faites à certains étudiants de Toulouse
d'éviter Lacroix-Riz sous peine d'être 'trop marqués'. Elle
n'a pas blanchi sous le harnois d'un mandarin et pense en payer
le prix. Elle n'est pas toujours tendre pour le PCF mais ne
l'a jamais quitté, ce qui n'est pas forcément bien vu.
Elle n'a donc rien dit publiquement. A peine s'en est-elle
ouverte discrètement à des historiens qu'elle estime. C'est
ainsi que son texte est parvenu aux Editions La Découverte.
François Gèze l'a lu. 'Nous avons renoncé à le publier, nous
explique-t-il, pour des raisons trivialement commerciales, mais
également parce que son caractère très universitaire n'aurait
pas permis d'atteindre un large public, alors que le sujet le
mérite. Cela dit, ce travail est intéressant, il apporte
beaucoup de choses originales, et ce qu'a subi son auteur n'est
pas acceptable. D'autant plus qu'il existe un véritable retard
de l'historiographie française sur cette période. Et c'est
encore pire sur la guerre d'Algérie.'
Pour rompre le silence, le déclic est venu de la fac. Deux
lettres dans son casier en juillet dernier. Expéditeurs
anonymes, simple mention 'Shoah business' sur une enveloppe. A
l'intérieur, insultes et menaces en guise de réponse à son
article sur 'l'Eglise et les juifs', paru très récemment dans
'Golias', un magazine qui revendique un catholicisme très à
gauche. A l'intérieur encore, la reprise d'un texte du
révisionniste Faurisson, dédié à 'Annie Lacroix-Riz, qui
voudrait nous faire croire que les prétendues chambres à gaz ne
sont pas un mensonge hollywoodien, une formidable arnaque juive
qui a besoin d'une loi Gayssot pour se maintenir...'
C'était trop. Alors elle a décidé de tout dire. GILLES SMADJA
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