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Arnaud Spire:
Un monument funéraire
Primo Levi: Je suis devenu juif à Auschwitz

in l'Humanité (16 novembre 1996) © L'Humanité 1996
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Nous remercions l'Humanité de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

Pourquoi un écrivain fondamentalement optimiste mettrait-il fin à ses jours? C'est aux réponses à cette interrogation que l'écrivain Myriam Anissimov, née en Suisse dans un camp de réfugiés, a consacré plusieurs années de recherches. Le résultat: une monumentale biographie - la première - de l'intellectuel italien Primo Levi dont l'oeuvre est souvent présentée comme un pont entre deux mondes: l'avant et l'après-Auschwitz.

Primo Levi, qui s'est donné la mort le 11 avril 1987 à l'âge de soixante-huit ans, en se jetant dans la cage d'escalier de l'immeuble où il a toujours vécu, est issu d'une famille de la bourgeoisie juive de Turin1. Bien assimilé dans la société italienne, ce chimiste de formation, dirigeant une filiale de Nestlé à Milan, considérait qu'être d'ascendance juive ne signifiait pas davantage, dans le climat de tolérance qui régnait avant Mussolini, qu''avoir le nez de travers ou des taches de son'. Certes, des signes avant-coureurs l'avaient révolté au cours de ses universités. Un certain obscurantisme imprégnait l'enseignement qui y était dispensé. Mais Primo Levi était persuadé que la science, par son 'discours objectif', pouvait mettre en échec les idées fascisantes.

Ce n'est qu'en 1938, après que Mussolini ait promulgué des lois raciales inspirées par celles de Nuremberg, que l'origine sémite de ce jeune chercheur profondément humaniste et rationaliste devient socialement visible. Beaucoup de ses amis sont exclus de la Fonction publique, le corps des professeurs est épuré. Des biens et des logements sont mis sous séquestre, tandis que de pseudo savants rassemblés par le Duce affirment, dans le 'Manifeste de la race', qu'il existe une 'race italienne' à laquelle les juifs n'appartiendraient pas. Son père, ingénieur, qui cultivait l'amour passionné des livres et des sciences, s'inscrit sans conviction et de très mauvaise grâce au parti fasciste au pouvoir. Le jeune Levi a bien du mal à trouver un physicien qui 'prenne le risque' de lui faire passer sa thèse de doctorat. Avec quelques amis, il établit alors des contacts avec des membres du mouvement Justice et Liberté. Son groupe est rapidement repéré et infiltré par des miliciens mussoliniens. Le 13 décembre 1943, quelques semaines après la chute du Duce, il est fait prisonnier et transféré dans un camp près de Modène. Lorsque les allemands prennent le commandement du camp en février 1944, tous les prisonniers sont déportés à Auschwitz.

Primo Levi écrit: 'Je suis devenu juif à Auschwitz. La conscience de ma différence m'a été imposée. Quelqu'un, sans aucune raison au monde, établit que je suis différent et inférieur. Par une naturelle réaction, je me suis senti dans ces années-là différent et supérieur. Dans ce sens, Auschwitz m'a donné quelque chose qui reste. En me faisant sentir juif, il m'a aidé à récupérer par la suite un patrimoine culturel que je ne possédais pas auparavant.' Interné à Auschwitz-III-Monowitz, au camp dit de la Buna constitué par un gigantesque complexe chimique construit à sept kilomètres du camp principal par la firme IG-Farben, il partage d'abord le sort des quinze mille déportés esclaves, dont beaucoup mourront d'épuisement. C'est à son admission dans un des laboratoires de la Buna, où l'on travaille à l'abri des rigueurs de l'hiver, qu'il doit sa survie. Au moment où les SS, sachant l'Armée rouge toute proche, évacuent le camp, Primo Levi, malade, est abandonné avec d'autres invalides. Hospitalisé à Auschwitz, il est ensuite interné par les Russes dans un camp de regroupement à Katovice, puis évacué en Russie. Cette période lui a inspiré, au début des années soixante, un récit intitulé 'la Trêve', puis un roman 'Maintenant ou jamais'. Son premier ouvrage, 'Si c'est un homme', est un réquisitoire2: 'J'ai voulu écrire les choses les plus importantes, les plus pesantes, les plus grosses. Il me semble que le thème de l'indignation devait prévaloir.' Primo Levi a survécu pour témoigner de ce que l'homme a fait à d'autres hommes: 'Chacun lutte férocement pour sa vie, sa pauvre vie désespérée et animale, et cette dernière mérite à ses yeux qu'on doive lui sacrifier la vie de tous les autres. Cette mort morale, cette dérision de tout sens de la solidarité, cet oubli de la dignité humaine, sont beaucoup plus tristes que la mort physique.'3. Le manuscrit de Primo Levi est refusé par tous les grands éditeurs italiens. Il restera confidentiel jusqu'en 1958.

Ce n'est que très tardivement que Primo Levi peut renoncer à la chimie pour se consacrer à la littérature. En 1978, 'la Clef à molette' raconte les aventures d'un ouvrier monteur de structures métalliques. L'auteur y fait l'éloge du travail manuel et, malgré de vives attaques, ce livre remporte le prix Strega, équivalent du Goncourt de l'autre côté des Alpes. Son autobiographie de chimiste, 'le Système périodique', sera vendue à 200.000 exemplaires aux Etats-Unis et traduite dans le monde entier. En 1986, Levi écrit 'les Naufragés et les Rescapés', qui est une méditation très sombre sur son expérience concentrationnaire. Sous l'empire du désespoir, il affirme que, 'dans les camps, les meilleurs sont morts et les pires ont survécu'. Ce qui est évidemment une contre-vérité. La montée du négationnisme l'écoeure. Il est persuadé que les générations futures oublieront, et même nieront, l'extermination des juifs par les nazis. C'est alors que la dépression l'envahit. Lui qui avait écrit: 'Le suicide est un acte philosophique. J'ai été proche de l'idée du suicide. Avant et après le camp. Jamais à l'intérieur du camp', se jette dans la cage d'escalier de son immeuble le premier jour de la Pâque juive. Il ne laisse aucun message d'adieu à sa famille. Primo Levi avait confié à son ami Ferdinando Camon qu''après Auschwitz, on ne peut imaginer un dieu tout-puissant et totalement bon'4.

ARNAUD SPIRE

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