© Michel Fingerhut 1995-9 ^  

 

Arnaud Spire:
Paul Ricoeur en décembre 1997
in l'Humanité (6 janvier 1998) © L'Humanité 1998
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Nous remercions l'Humanité de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

Paul Ricoeur se présente lui-même comme 'un homme de l'écriture'. Ses travaux, tout d'abord fragmentaires, n'acquièrent que rétrospectivement leur cohérence. La diversité des sources d'inspiration du philosophe et la singularité de ses apports à la politique, au droit, à l'éthique, à l'ontologie et à la théologie sont comme les pièces d'un puzzle dont la signification n'apparaît qu'à la fin d'une existence philosophique bien remplie. Sa pensée fait désormais événement et mobilise les instruments du pouvoir médiatique. Le maître s'y prête et redouble d'activité dans sa quatre-vingt-cinquième année.

I. Une dette à Hannah Arendt

Samedi 6 décembre, à la Bibliothèque nationale de France. Le grand amphithéâtre s'avère trop petit pour contenir la foule de ceux qui veulent entendre Paul Ricoeur élucider sa dette à la philosophe Hannah Arendt. La conférence est retransmise dans le hall où écrans et centaines de chaises ont été précipitamment rajoutés. 'Hannah Arendt après Nietzsche: l'oubli, la promesse, le pardon'. Textes à l'appui. De Hannah Arendt, deux paragraphes extraits de la 'Condition de l'homme moderne', intitulés 'Irréversibilité et pouvoir de pardonner' et 'la Promesse', et deux autres de Nietzsche sur l'oubli. Le premier, 'Des inconvénients et de l'utilité de l'histoire pour la vie' et l'autre, écrit dix-sept ans plus tard, au début de la deuxième section de la 'Généalogie de la morale'.

De la culture historique mise en question comme condition de possibilité de la moralité. Que faut-il oublier? Une culture philosophique qui fait que le passé - qui n'est plus - revient en force comme un fantôme. Un spectre qui hante l'histoire comme celui qu'évoque Marx au début du 'Manifeste du Parti communiste'. Souffrance de celui qui découvre qu'il est absolument impossible de vivre sans oubli. Corollaire: la rébellion contre le passé qui écrase. Le poids de l'histoire est un fardeau qui empêche de vivre pleinement: il faut lutter pour oublier ce qu'il est possible d'oublier, soigner la maladie historique. C'est à ce point que l'oubli redevient condition d'interprétation du passé. L'oubli n'est pas inertie, mais une faculté positive dans tous les sens du terme. La promesse est donc conquête sur l'oubli, lui-même conquis sur le mouvement de la vie. En ce sens, l'oubli est 'mémoire de la volonté' et la mémoire promesse de 'payer sa dette'.

Pour Hannah Arendt, l'action est une catégorie globale qui oppose le chemin de la pratique à celui de la politique. Comment assurer à l'action, malgré sa fragilité, une continuation? Le labeur crée des choses qui sont consommées, consumées, donc détruites. L'oeuvre demeure après sa production. C'est le monument. Reste l'action qui n'a d'autre garantie de sa propre continuation que de continuer à agir. Labeur, oeuvre, action. Voilà la triade de base de la vie active. L'action est celle qui a le rapport au temps le plus fragile. Paul Ricoeur estime qu'ici Hannah Arendt se situe en fait face au philosophe allemand Heidegger plutôt que face à Nietzsche. Il y a bien chez 'l'ermite de la Forêt-Noire' une philosophie du souci face à la mort: l'homme est le seul animal qui sait qu'il va mourir. Mais en se plaçant d'emblée dans un espace de visibilité et d'action, Hannah Arendt rompt avec la sombre philosophie d'Heidegger. La fragilité des affaires humaines tient, selon Paul Ricoeur, au caractère d'incertitude qui s'attache à l'action plurielle; qui ruine le voeu de maîtrise suprême sur les conséquences de l'action.

Paul Ricoeur a développé, pour finir cet exposé, la façon dont le pardon et la promesse s'enchaînent pour riposter à la faiblesse de l'action. Le pardon, pour délier ce que l'irrévocable ne cesse indéfiniment de lier. Et la promesse, que le pardon arrache à la relation privée pour la réorienter vers l'espace politique de la pluralité humaine. La réflexion de Paul Ricoeur s'achève sur l'importance de la vitalité et de la natalité, comme réponse de Hannah Arendt au terme mortifère, employé par Heidegger, de l'homme-être-pour-la-mort'.

II. La vie et non la mort

Mardi 9 décembre, diffusion sur le petit écran d'un grand entretien réalisé par Laure Adler pour 'le Cercle de minuit'. Paul Ricoeur prend appui sur la maxime spinoziste: 'la philosophie est une méditation de la vie et non de la mort'. Le philosophe de l'action est tout d'abord interrogé sur la tournure que prend le drame algérien. Il évoque le mystère que constitue à ses yeux le culte de la mort. Comment sortir du cercle vicieux dans lequel s'enferme celui qui préfère perdre avec ses adversaires plutôt que de les laisser gagner? Le philosophe manifeste à ce sujet son opposition à la conception désespérée de l'homme entretenue par Heidegger: face à la guerre, il propose de promouvoir le travail de deuil pour favoriser ce qui naît et ce qui grandit, la vie. Les philosophes, dira-t-il au cours de son développement, ont à gérer un nombre considérable de textes. Il leur appartient de les réactualiser.

A propos du procès Papon, il convient qu'il y a quelque difficulté à individualiser la responsabilité collective. Il s'interroge sur la distinction entre 'crime de guerre' et 'crime contre l'humanité'. Poursuivre le criminel au-delà du temps de la colère fait-il partie du devoir de mémoire? Quand on n'est plus capable de l'acte spirituel de pardon, il reste l'acte juridique de la mémoire. Paul Ricoeur tient à faire savoir qu'il considère comme positif que nous ayons été capables, après la Seconde Guerre mondiale, de retourner la culture de la mort qui a présidé si longtemps aux rapports entre Allemands et Français.

Lorsque Laure Adler lui demande: est-ce que cela pourrait se retourner à nouveau?, après un temps d'attente il répond: 'Oui, peut-être. Je suis très troublé par les contradictions de nos démocraties qui ne reposent que sur la discussion, la négociation et la procédure. Il n'y a plus de passions. Les passions révolutionnaires ont été monstrueusement gaspillées par Auschwitz et le goulag. La démocratie repose sur l'égalité. Il y a contradiction entre des institutions de liberté qui recouvrent un système économique où a été réintroduit la guerre et qui, donc, est producteur d'inégalités. Reste-t-il des énergies révolutionnaires pour porter la démocratie face à la violence économique?'. Paul Ricoeur redit avec force son 'trouble' devant une démocratie qui repose sur l'égalité juridique et qui recouvre un système qui ne cesse de produire de l'inégalité. Il lui semble que l'idée de révolution a été épuisée par le XXe siècle et qu'il ne reste plus beaucoup de passions. Il cherche à lier le libéralisme politique avec un capitalisme social... Pour ce faire, il convient de restituer à la parole politique - qui ne doit pas être une parole de vérité - son horizon de valeurs. Le philosophe doit renoncer à l'image du tribun et se cantonner dans le rôle plus modeste de 'réajusteur de concepts' à des situations limites (bioéthique, précarité, vulnérabilité).

III. L'homme faillible

Janvier 1998. Entretien de Monique Canto-Sperber avec Paul Ricoeur, dans le numéro spécial du 'Magazine littéraire' sur 'la pluralité des philosophies morales'. Le penseur y retrace son cheminement intellectuel. Apparaît dans le rétroviseur un lien entre sa 'Philosophie de la volonté' (1950-1960) et 'Soi-même comme un autre' (1990). 'L'Homme faillible' (1960 et 1988) est un ouvrage de transition entre un discours sur le volontaire et l'involontaire tels qu'ils se manifestent, et l'idée de l''homme capable', qui peut parler, qui peut faire ou ne pas faire, et qui peut se raconter lui-même. Dans cet entretien, Paul Ricoeur évalue notamment sa dette au philosophe de la Grèce antique Aristote qui, lui, a enraciné la vie morale dans le désir.

IV. L'oeuvre parle d'elle-même

Automne 1997. François Dosse, auteur de 'l'Histoire en miettes', une monumentale 'Histoire du structuralisme' en deux tomes: du 'Chant du signe' au 'Chant du cygne', fait paraître à La Découverte une exhaustive biographie de Paul Ricoeur. Le titre 'Les sens d'une vie' annonce avec assez de clarté les contradictions internes inhérentes aux engagements du philosophe. La singularité de ce portrait provient du fait que l'auteur n'a ni accédé aux archives personnelles du maître, ni rencontré l'intéressé.

L'oeuvre parle d'elle-même. La posture philosophique de Ricoeur l'amène à concevoir sa réflexion comme une forme d'engagement dans la cité: sa pensée 'est avant tout une pensée de l'agir, tendue vers toujours davantage de justice, vers l'espérance d'un être-ensemble créateur de bonheur collectif' (page 11). L'engagement protestant de Ricoeur est ancien et profond. Son adhésion au 'christianisme social', dans les années trente, en est une conséquence. La 'raison d'être' de la première revue dont il est un des fondateurs, 'ETRE', est de 'relativiser toute idéologie marxiste ou nationaliste par rapport à la foi, à la révélation, à la parole de Dieu'. La tonalité des articles de Ricoeur est tout à fait iconoclaste pour l'époque. Témoin cet aphorisme à propos de la crise des années trente: 'Un monde s'écroule, un monde qui ne peut plus et ne veut plus être' (page 48). En 1938, Paul Ricoeur, s'il opère une distinction entre d'un côté le marxisme dogmatique qu'il répudie dans sa prétention au 'dernier mot', et de l'autre un marxisme critique qui peut être source d'inspiration pour un chrétien, affirme que 'le marxisme est une réaction de santé contre l'orgueilleux spiritualisme qu'il secrète' (page 50). Il collabore ensuite à 'Terre nouvelle', revue d'extrême gauche, qui porte en couverture la croix du Christ, et l'emblème du communisme, la faucille et le marteau. Cet organe des chrétiens révolutionnaires sera rejeté avec la même vigueur par le Vatican et le PCF.

Il conviendrait de citer encore l'exposé qu'il fit en captivité pour expliquer qu'il y avait un 'vrai' et un 'faux' nietzschéisme, et que celui usurpé par les nazis relevait d'une incompréhension totale de la notion de 'volonté de puissance'. Tous les survivants du camp de Gross-Born furent impressionnés par cette mise à distance critique et réflexive à l'égard des formes d'instrumentalisation idéologique. Au temps de la guerre froide, Paul Ricoeur se présente comme partisan d'une troisième voie. Il travaille, en 1955, à 'l'invention d'un monde de paix qui ne suive ni les recettes du capitalisme américain, ni celles du communisme soviétique' (page 199). Deux ans plus tard, il écrit dans les colonnes de la revue 'Esprit': 'On est confronté au mal politique à l'état pur, de tous les côtés où l'on se tourne: Budapest, la République française s'engageant dans la guerre d'Algérie, l'expédition de Suez' (page 232). Avec Hannah Arendt, Ricoeur enrichit son approche de la faillibilité de la politique. Il écrit la préface de la traduction en français de 'la Condition de l'homme moderne'.

V. L'idéologie et l'utopie

En mai 1997, Paul Ricoeur avait fait paraître aux éditions du Seuil une réflexion sur le double thème de 'l'Idéologie et l'Utopie'. Une fois de plus, il s'y révèle comme un formidable lecteur, notamment de Karl Marx et de Louis Althusser. Le couple formé par l'idéologie et l'utopie opère à trois niveaux: là où l'idéologie apparaît comme une distorsion, l'utopie se présente comme une fantasmagorie irréalisable; là où l'idéologie est légitimation, l'utopie est une alternative au pouvoir en place; enfin, la fonction positive de l'idéologie est de préserver l'identité d'une personne ou d'un groupe, et le rôle positif de l'utopie consiste à explorer 'les possibilités latérales du réel'. Le philosophe s'y manifeste comme l'un de ces novateurs modernes qui, en raison de leur folle espérance en l'homme, rénovent profondément le rapport classique entre philosophie et politique.

ARNAUD SPIRE

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