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Arnaud Spire:
Confrontations sur la mémoire: l'oubli et ses paradoxes
in l'Humanité (28 mars 1998) © L'Humanité 1998
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Tirer un enseignement unique du colloque international Mémoire et histoire, pourquoi se souvenir? serait hasardeux, compte tenu de la diversité des intellectuels de haut niveau qui y ont participé. On peut cependant retenir une volonté partagée de délimiter ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui 'le devoir de mémoire'. La mémoire ne découle pas d'une obligation morale qui lui serait extérieure. Parce qu'elle est en décalage par rapport à l'événement, elle intègre la pluralité des subjectivités et des prises de parti. Si l'histoire est 'une', les interprétations du passé sont nécessairement plurielles. C'est pourquoi plusieurs intervenants, dont le philosophe Paul Ricoeur, ont préféré parler de 'travail de mémoire' plutôt que de 'devoir de mémoire'. Ainsi, la détermination éthique aurait tendance à s'intégrer à l'histoire en train de se faire. Et, du même coup, elle acquerrait une portée directement politique.

Le paradoxe de l'oubli selon Paul Ricoeur

L'après-midi du premier jour a été consacrée, sous la présidence de Franz-Olivier Giesbert, au 'paradoxe de l'oubli'. En effet, si la mémoire est un moyen de lutte contre l'oubli, il importe de souligner dans le même mouvement que la vie sociale, comme la vie intime, a besoin d'oubli pour se poursuivre. Après que l'historien René Rémond eut souligné la nécessité d'assurer la transmission de la mémoire en politique, sans pour autant ressasser le passé, le philosophe Paul Ricoeur est intervenu à nouveau pour proposer la mise en place de la catégorie de l''oubli institutionnel'. Après avoir insisté sur la contradiction entre un 'oubli passif' et un 'oubli actif' - le premier pouvant être considéré comme l'effacement inéluctable des traces, aussi bien biologiques, que psychiques et documentaires -, il a évoqué un processus d''oubli inexorable' qu'il convient de ne pas contrarier. On ne peut en effet se souvenir de tout. Sous peine de rendre impossible toute vie en société. Paul Ricoeur parle ici d'un 'oubli de préservation', 'de conservation': quelque chose de fondateur est conservé, qui est l'inaccessible plutôt que l'ineffaçable. Une sorte de fondement commun constitutif.

Mémoire empêchée

Il évoque ensuite 'la mémoire empêchée' qui comprend toutes les formes étudiées par la psychanalyse, c'est-à-dire tout ce qu'on a éprouvé, appris ou su, et qui n'est pas disponible. La psychanalyse s'est taillée là tout un domaine autour de l'idée de résistance à la remémoration. Il donne ici l'exemple de la difficulté à ne pas répéter Vichy. Il s'agit plutôt de le remémorer avec sagesse et d'une façon non culpabilisante. Il cite Primo Levi et Jorge Semprun. C'est ainsi qu'il en arrive à l'idée d'un 'oubli actif' mobilisé dans le récit, qui consiste à ne garder que des événements saillants qui sont autant d'épisodes. Il s'agit là d'un 'oubli de sélection' ou 'oubli de fuite'. L'oubli volontaire, celui qu'évoque le philosophe Nietzsche dans 'la Généalogie de la morale', est le pôle le plus actif de l'oubli. Il donne la possibilité de faire des promesses. On peut même envisager, dans cette perspective, un usage éthique de l'oubli parce que le passé n'est pas seulement ce qui est arrivé et dont on ne peut pas se défaire, c'est aussi la charge, la dette. Et s'en acquitter nous décharge du poids du passé.

L'oubli institutionnel

Paul Ricoeur pense que le travail de mémoire n'est possible que si on a assumé la perte. C'est ici qu'il expose ce que recouvre la notion d''oubli institutionnel' avec son aspect pénal qui consiste à dire le droit dans une situation singulière, mais aussi à punir, c'est-à-dire ajouter une souffrance à la souffrance. Le philosophe propose une politique de l'oubli allant de la réhabilitation du droit de quelqu'un qui a purgé sa peine à d'autres actes qui ont valeur réparatrice. Au terme de ce parcours, apparaît un phénomène comme l'amnistie, acte politique à effet pénal, qu'il importe - même si c'est difficile - de distinguer de l'amnésie. Une société ne peut pas être en colère contre une partie d'elle-même indéfiniment. Il s'agit alors d'un effacement actif qui ouvre la possibilité de continuer à agir ensemble. Le philosophe conclut en posant la question: 'Que devient, dans ces conditions l'imprescriptible?', 'Y a-t-il des crimes d'une telle magnitude qu'il faudrait suspendre la suspension?' Il se garde toutefois d'y apporter une réponse définitive.

Oublier est vital

La sociologue Dominique Schnapper s'étant prononcée pour un pardon qui ne soit pas oubli, Julia Kristeva intervint, en fin d'après-midi, sur la base de son expérience de femme, d'écrivain et de psychanalyste, sur le fait que certaines formes d'oubli sont elles-mêmes constitutives de la mémoire. Elle évoqua l'oubli-refoulement qui est une protection de la vie psychique contre l'intolérable qui risque de la désorganiser. Freud a montré que c'est en faisant l'anamnèse des traumatismes infantiles que le psychisme peut reprendre une vie optimale sans inhibition, sans symptôme, sans angoisse, donc une vie capable de créativité. Le 'tout-mémoire', a-t-elle souligné, peut devenir le monde de l'enfer, des autres qui me menacent, me nuisent, me font mal et me détruisent. L'analyse, souligne-t-elle, ne vise pas à réactiver ce qui a été oublié, mais à donner un sens amoureux au traumatisme qui permette de le surmonter et de continuer à vivre.

Pardonner n'est pas effacer

Elle dévoile 'l'alchimie du transfert' qui est la transformation du souvenir au coeur de nouveaux liens dont on souhaite l'intensité à hauteur du lien amoureux. Elle considère que, dans ce sens, le pardon n'est pas un effacement et qu'il opère simplement une coupure dans la chaîne persécutrice des causes et des effets. Il opère une suspension du temps à partir de laquelle il est possible de commencer une autre histoire. La santé psychique, dit-elle, c'est tout simplement la possibilité de recommencer de nouvelles histoires. Elle met en garde à l'égard de liens d'analogie établis trop rapidement entre les deux domaines du privé et du public. Car cela suppose une société qui ne se contente ni de célébrer les crimes ni de les condamner, mais une société qui soit capable de les analyser en proposant d'autres solutions aux mêmes conflits.

ARNAUD SPIRE

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