© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Jean-Charles Szurek:
Juifs et Polonais (1918-1939)
in Les cahiers de la Shoah n° 1, 1994. ISSN 1262-0386 © Les Éditions Liana Levi, 1994
Conférences et séminaires sur l'histoire de la Shoah, Université de Paris I, 1993-1994
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions vivement Jean-Charles Szurek et les Éditions Liana Levi de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
Pawel Korzec émigra de Pologne en 1968, s'établit à Paris et intégra le CNRS. Son ouvrage majeur est Juifs en Pologne, la question juive pendant l'entre-deux-guerres, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1980. Ezra Mendelssohn, The Jews of East Central Europe between the World Wars, Indiana University Press, Bloomington, 1983. Cf. la discussion entre Jacek Majchrowski et Ezra Mendelssohn sur la situation des Juifs entre 1918 et 1939, dans Polin, a journal of Polish-Jewish Studies, vol. 3, Institute for Polish-Jewish Studies, Oxford, 1988, pp. 302-313. Les nuances qu'apportent les deux auteurs dans ce débat à leurs positions respectives n'excluent pas les divergences d'approches. Cf. Norman Davies, God's Playground. A history of Poland, vol. II: 1795 to the Present, Oxford University Press, 1981. Voir en particulier son chapitre consacré aux Juifs. Aleksander Smolar est l'un des rares auteurs à avoir tenté de comprendre la place respective qu'occupent les « relations judéo-polonaises » pour les mondes juif et polonais contemporains. Cf. Aleksander Smolar, « Les Juifs dans la mémoire polonaise », Esprit n° 127, juin 1987, pp. 1-31. Approche, d'ailleurs, non dépourvue de thèses sujettes à polémiques (cf. Pawel Korzec et Jean-Charles Szurek, « Juifs et Polonais sous l'Occupation soviétique, 1939-1941, réponse à Aleksander Smolar », Pardès, n° 8, 1988, pp. 8-28.) Cf. Jean-Charles Szurek, « Les Juifs et le judaïsme dans les revues catholiques polonaises Znak et Wiez », in Les Religions à l'Est, sous la direction de Patrick Michel, éd. du Cerf, Paris, 1992, pp. 147-159. L'action de l'abbé Stojalowski, par exemple, en Galicie, à la fin du XIXe siècle. Cf. Pawel Korzec in Juifs en Pologne, pp. 233. Cf. Raphael Mahler, Jehude polin beszte milhamot olam (« Les Juifs de Pologne entre les deux guerres mondiales »), Tel-Aviv, 1968, p. 161. Cf. Pawel Korzec in Juifs en Pologne, p. 256. Cité par Pawel Korzec in Juifs en Pologne, p. 248. Cité par A. Chojnowski, Koncepcje polityki narodowosciowej rzadow polskich w latach 1921-1939 (« Conception des politiques de nationalités des gouvernements polonais dans les années 1921-1939 »), éd. Ossolineum, 1979, 262 p., p. 222. Cf. Jerzy Tomaszewski, « Niepodlegla Rzeczpospolita » (« La République indépendante »), in Najnowsze dzieje Zydow w Polsce (« Histoire la plus récente des Juifs en Pologne »), sous la direction de Jerzy Tomaszewski, éd. PWN, Varsovie, 1993, 499 p., p. 210. Joseph Marcus, Social and Political History of the Jews in Poland, 1919-1939, Mouton Publishers, Berlin-New York-Amsterdam, 1983, p. 433 (cité par A. Smolar, op. cit., p. 4). Ezra Mendelssohn, op. cit., Je cite ici d'après la version polonaise: Zydzi Europy srodkowo-wschodniej w okresie miedzywojennym, éd. PWN, Varsovie, 1992, p. 122. Cf. son introduction à la version polonaise du livre d'Ezra Mendelssohn, op. cit., p. 15. Ibid. Célèbre est l'épisode, au cours de cette guerre, de l'internement des officiers juifs de l'armée polonaise, sur l'ordre du gouvernement, alors qu'ils s'étaient volontaires pour combattre les bolcheviks. Les Juifs n'étaient-ils pas désignés ainsi comme des traîtres potentiels ? Pawel Korzec et Jean-Charles Szurek, « Juifs et Polonais sous l'Occupation soviétique, 1939-1941, réponse à Aleksander Smolar », Pardès n° 8, 1988, p. 17.

S'agissant d'un sujet aussi complexe et étendu dans le temps, il n'est guère possible que d'en cerner quelques aspects clés, aspects abordés sous l'angle général des relations judéo-polonaises avant la Shoah. Ne seront donc pas traitées ici des questions telles que l'évolution sociopolitique du monde juif (différenciation interne, géographique, naissance des partis, leurs programmes) ou sa démographie -- questions valables aussi bien pour la société non juive --, même si, nécessairement, certaines d'entre elles sont effleurées.

Il faut noter d'abord que se poursuit, à propos des « relations judéo-polonaises », une controverse historiographique entre historiens « juifs » et « polonais » qui englobe notamment cette période. Mentionnons parmi les premiers les historiens Pawel Korzec1 ou Ezra Mendelssohn2, et, parmi les seconds, Jacek Majchrowski3 ou Norman Davies4. Ces historiens ne sont évidemment pas seuls représentatifs de leurs « lectures », et leurs approches mêmes sont souvent nuancées.

Quelles sont les grandes lignes de démarcation ?

Pour le camp « polonais », cette période, c'est avant tout l'indépendance retrouvée, après cent vingt-trois années de partages, un régime partiellement démocratique, une place plus ou moins importante en Europe, une relative tolérance pour les minorités nationales. Il faut signaler ici que la période de l'entre-deux-guerres fut souvent idéalisée en Pologne par des opposants politiques dans les années 70 et 80: on comparait alors, au détriment du régime communiste, un type de régime autoritaire à un autre. L'appel à l'historien « indépendant » devait constituer une réponse à l'histoire « officielle ». Il est à noter que, depuis la chute du régime communiste, la Pologne de l'entre-deux-guerres est perçue de façon plus critique.

La perception « juive » de l'entre-deux-guerres, c'est l'assassinat en 1922 de Gabriel Narutowicz, le premier président polonais, l'élu -- a-t-il été dit -- des minorités nationales: c'est la montée des exactions, des pogroms, l'incitation gouvernementale à l'émigration, et surtout un antisémitisme croissant devenu politique quasi officielle de l'État dès 1935.

Il y a donc là deux histoires qui s'affrontent et dont une analyse distanciée n'a pas encore été réalisée, tant pour la période 19181939 que pour celle de l'occupation allemande, et même pour l'après-guerre5. En général, la mémoire juive identifie le mot Pologne au lieu physique, devenu lieu symbole, du Génocide. Ce symbole de mort, la Pologne réelle ne l'a que très tardivement compris, et encore, grâce uniquement à l'action de « remémoration » d'une poignée d'intellectuels catholiques6. L'affaire du carmel d'Auschwitz a amplement démontré la distance qui séparait les deux mémoires.

Quels sont les arguments clés des deux historiographies ?

La renaissance étatique

La renaissance de l'État à l'issue de la guerre de 1914-1918, pour les élites polonaises, est d'autant plus fondamentale que la Pologne a, avec les insurrections de 1830 et de 1863, payé le prix de l'indépendance. Cette tradition insurrectionnaliste s'est d'ailleurs perpétuée au XXe siècle (insurrection de Varsovie en 1944).

Mais cette recréation de l'État ne peut d'aucune façon être réduite à un mécanisme simple, effet des décisions des vainqueurs de la Première Guerre mondiale. En Pologne aussi, comme dans toute l'Europe centrale et orientale, la conscience nationale dut se frayer un chemin dans le corps social, dans ses différentes composantes.

Les partisans de l'idée nationale durent d'abord combattre une bourgeoisie qui, après l'échec de l'insurrection de 1863, s'était lancée dans de fructueux échanges économiques, notamment dans l'Empire tsariste, et qui n'était guère disposée à la reconquête de l'État. La bourgeoisie « ethniquement » polonaise était faible, concurrencée par une bourgeoisie juive et allemande.

Ils durent aussi lutter contre l'idéologie socialiste, qui, dans une grande mesure, s'opposait au cadre étatico-national. « Il n'y a qu'une nation plus infortunée que la nation polonaise » aimait à dire Ludwik Warynski, l'un des dirigeants de la gauche polonaise, « et c'est la nation des prolétaires. » L'un des traits distinctifs majeurs entre le Parti socialiste polonais (PPS) et le Parti communiste polonais (KPP), c'est précisément le refus, par ce dernier, de lutter autant pour la libération sociale des prolétaires que pour leur libération nationale. Ce refus, dont Rosa Luxemburg constitue la figure emblématique, au point qu'il passa dans l'histoire polonaise sous le vocable de « luxemburgisme », pèsera longtemps sur l'histoire du communisme polonais, qui attirera à lui bien davantage les Juifs que ne le feront les autres idéologies, excepté, bien sûr, celles du monde juif stricto sensu (bundisme, sionisme etc.).

L'idéologie nationale, dont le théoricien le plus éminent -- pour sa version la plus nationaliste -- fut Roman Dmowski, théoricien également de l'antisémitisme, dut acquérir à sa cause, par un travail organique, les masses paysannes et ouvrières, disséminées avant 1918 entre trois empires, entre des armées opposées. En ce qui concerne les paysans polonais de Galicie, par exemple, leur attachement à l'empereur François-Joseph rendait difficiles les prises de conscience nationales. Aclassiste, s'inscrivant principalement dans un clivage national-antinational, l'idéologie nationale-nationaliste devint dominante durant la première moitié du XXe siècle. Avec des options différentes: certaines idéologies nationales se montraient attentives à la question sociale, d'autres moins. Mais toutes, notamment celles qui s'adressaient aux paysans7, firent identifier l'idéologie nationale à la défense d'intérêts économiques catégoriels, ceux des paysans, opposés à des intérêts concurrentiels -- supposés ou réels --, ceux de la petite bourgeoisie juive notamment. A l'antijudaïsme chrétien se superposèrent et se joignirent deux formes d'antisémitisme, un antisémitisme économique et un antisémitisme politique. Nul doute que les ingrédients du rejet étaient inscrits dans cette totalité.

L'État et les minorités nationales

Au cours de l'entre-deux-guerres, la « polonisation » de la société s'accentue, notamment grâce au service militaire et à la scolarisation. Le nationalisme devient l'idéologie dominante jusqu'en 1939.

La reconstruction de l'État-nation doit faire face, dès sa naissance, à un problème classique en Europe de l'Est: la présence multiple de minorités nationales, résidant parfois dans plusieurs pays. Tel a été le casse-tête de 1918, dont on perçoit les effets aujourd'hui encore. Au nombre d'environ trois millions, les Juifs constituent 10% des citoyens polonais, résidant principalement dans les villes (ils étaient 30,1% à Varsovie, 33,5% à Lodz, 31,9% à Lvov, 25,8% à Cracovie, 28,2% à Vilna, 34,7% à Lublin). La Pologne, à qui l'on a attribué des territoires très étendus à l'est, a la responsabilité d'une population qui, pour un tiers, n'est pas ethniquement polonaise (Juifs, Ukrainiens, Allemands, Lituaniens, Biélorusses, etc.). C'est un État où, dans la partie orientale (Volhynie, Polésie...), ces minorités nationales constituent la majorité de la population, et parfois même les Juifs à eux seuls (ainsi dans les villes de Pinsk: 63,4 % ou Rowne: 56,0 %).

Les minorités nationales ont vu d'un oeil plutôt négatif leur inclusion dans les nouveaux États-nations: les Ukrainiens, en Galicie, regrettent de se trouver sous domination polonaise; les Allemands auraient préféré l'administration allemande; les Biélorusses s'éveillent à l'idée nationale. Les Juifs sont partagés. Peut-on parler d'ailleurs ici de population homogène ? Il est certain que de nombreux Juifs assimilés se sont réjouis de l'existence d'une Pologne indépendante, perpétuant la tradition, au XIXe siècle, du soutien de certains Juifs aux insurrections nationales. D'autres, yiddishophones, non identifiés à la nation polonaise, regrettaient le temps des empires, estimant que ces derniers leur accordaient une plus grande protection.

De fait, la naissance de l'État, surtout les pérégrinations de l'armée polonaise à l'est, accompagne des exactions antisémites (à Lvov et à Vilna notamment). Les minorités nationales, essentiellement la minorité juive, demanderont et obtiendront que figurent dans les traités de paix, discutés à la conférence de la Paix à Paris (1919), des annexes sur la « protection des minorités nationales », incluant deux clauses particulières pour les Juifs, dont l'une sur le droit à la création d'écoles juives payées par l'État. Ces dispositions seront ressenties comme un camouflet par une partie significative des forces politiques, qui y verront une tache originelle de l'État.

L'assassinat de Gabriel Narutowicz et la nécessité d'un traité spécifique de protection des minorités nationales indiquaient clairement que le contrat social inaugural entre la majorité et les minorités était, dès le départ, peu respecté. Pouvait-il l'être au demeurant ? Du côté polonais, les opinions de droite comme de gauche n'acceptaient pas la revendication d'autonomie culturelle ou nationale de nombreux milieux juifs. Ainsi le PPS, principale formation de gauche à côté du KPP, tout en entretenant des relations fraternelles avec le mouvement socialiste juif, prônait, au nom du progrès et de la lutte contre les séquelles du féodalisme, l'assimilation des Juifs: des synagogues oui, des écoles juives non. A l'autre bout de l'échiquier politique, les idéologues de la Démocratie nationale, suivant Roman Dmowski, considéraient non seulement les Juifs comme des ennemis de la cause polonaise mais aussi comme une population inassimilable à qui il ne fallait accorder aucune parcelle d'autonomie.

Le rejet

A partir de 1934-1935, le régime du maréchal Pilsudski, autoritaire depuis le coup d'État de mai 1926, se durcit dans les années 30, muselant l'opposition. Les dirigeants polonais opèrent un rapprochement avec l'Allemagne: la Pologne signe un pacte de non-agression avec ce pays (janvier 1934). Goebbels, invité en Pologne par des cercles conservateurs (juin 1934), a l'occasion d'y présenter le modèle allemand de « démocratie avancée » et, notamment, les nouvelles méthodes concernant « la solution de la question juive8 ». Le 13 septembre 1934, la Pologne résilie le traité de Versailles.

L'antisémitisme, dans toutes ses composantes (économique, politique, religieuse, étatique), devient à la fin des années 30 l'une des données majeures de la scène polonaise.

C'est une campagne antisémite croissante (sur des thèmes tels que « la participation des Juifs aux mouvements subversifs », « l'immoralité du Talmud etc.) que mènera la très active extrême droite polonaise depuis 1935. Les actions de commandos, en général contre des commerces juifs (vitres brisées, violences) avec pour mot d'ordre Nie kupuj u Zyda (« n'achète pas chez le Juif »), se multiplient, la justice réagissant mollement aux pogroms et aux exactions. Les pogroms les plus notoires sont ceux de Grodno (1935), de Przytyk (1936), de Minsk Mazowiecki (1936), de Brzesc (1937). Au cours de ces années 1935-1937, le nombre de commerces juifs diminue sensiblement.

L'État, quoique constitutionnellement tenu de traiter également tous les citoyens, se soumet aussi à la Démocratie nationale, excluant les Juifs de la fonction publique. En Galicie, les Juifs se voient contraints de quitter les postes qu'ils occupaient, avant la guerre, au service de l'État. Dans toute la Pologne, Galicie exclue, il n'y avait, en 1931, que 21 Juifs sur 16 840 fonctionnaires employés aux postes, ce chiffre étant de 44 sur 28 895 pour les chemins de fer et de 534 sur 41 905 pour l'administration et les tribunaux9. La même situation prévalait dans l'enseignement (primaire, secondaire, supérieur) où la proportion d'enseignants juifs était infime.

A l'université, les étudiants de la Démocratie nationale organisent des bagarres contre les étudiants juifs, les expulsant des établissements ou les cantonnant dans des « bancs-ghettos », ghettos que les autorités universitaires, telles celles de l'École polytechnique de Lvov, concèdent pour rétablir le calme. Dans de nombreux établissements d'enseignement supérieur, on instaure officieusement un numerus clausus. De nombreux étudiants juifs partent alors pour étudier hors des frontières polonaises: la proportion d'étudiants juifs dans les universités polonaises, qui était de 20% encore en 1928-1929, tombe à 8,2 % dix ans plus tard10.

Les menées de l'extrême droite se trouveront relayées par la politique gouvernementale. Lorsqu'une délégation de Juifs se rend chez le directeur du département des nationalités du ministère de l'Intérieur pour lui demander de faire cesser les appels aux violences contre les Juifs, il lui est répondu: « Tout le monde est aujourd'hui antisémite en Pologne. Nous ne pouvons assigner un policier à chaque Juif et nous n'avons pas l'intention de pendre nos jeunes parce qu'ils sont antisémites11. » Les autorités polonaises font leur l'idée d'une émigration des Juifs de Pologne, idée qu'ils défendent devant la Société des nations. Dès 1935, « la question juive » est traitée au ministère des Affaires étrangères par un département chargé de l'émigration. Selon ce département, il y avait « une contradiction essentielle entre l'intérêt de la Pologne et l'intérêt juif » et, entre les deux populations, « durait un état de guerre, sans que la guerre fût formellement déclarée », « la guerre est menée par les Juifs aussi bien de façon défensive qu'offensive12 ». Dans la population juive, l'émigration n'est approuvée que par l'organisation sioniste-révisionniste de Jabotinsky. Les autorités approuvent également le boycott des commerces juifs au nom de la « lutte économique », selon la formule célèbre du Premier ministre Slawoj-Skladkowski.

L'Église catholique condamnait les agressions contre les Juifs mais, simultanément, elle « stigmatisait, dans ses déclarations officielles, leur "moralité inférieure" et appelait à leur isolation totale dans les rapports sociaux et professionnels13 ». A travers des publications de grande diffusion, ou d'autres, plus savantes, de nombreux prêtres propageaient la haine contre les Juifs, dont le célèbre père Maksymilian Kolbe (mort à Auschwitz pour avoir échangé sa vie avec celle d'un autre déporté, symbole de la martyrologie polonaise) ou le prélat Stanislaw Trzeciak.

La fin de l'entre-deux-guerres s'achève dans le climat d'une politique d'hostilité majoritaire à l'égard des Juifs, comme de toutes les minorités nationales d'ailleurs.

Conclusion

L'historien Joseph Marcus décrit ainsi la dernière séance de la Diète polonaise le 1er septembre 1939: « La déclaration du gouvernement devant l'assemblée, proclamant que la Pologne combattrait "jusqu'à son dernier souffle", fut accueillie par des acclamations frénétiques {...} et la déclaration des représentants de la minorité ukrainienne assurant de son soutien sans réserve et de sa participation à la défense commune fut également vivement applaudie: mais lorsque, à son tour, le député Szymon Seidenman fit, au nom du peuple juif, une déclaration similaire et bien plus convaincante, un silence glacé pesa sur l'Assemblée. » « Ce lourd silence, commente Marcus, laissait augurer l'attitude de la population polonaise {envers les Juifs] au cours des mois tragiques qui suivirent et qui allaient virtuellement mettre un point final à l'histoire de quarante générations de Juifs en Pologne14. » Il est certain, note par ailleurs Ezra Mendelssohn, que « l'antisémitisme allemand, bien que beaucoup plus extrême comparé à l'antisémitisme polonais, car conduisant avant tout au Génocide, a reçu un écho dans certains milieux polonais15 ».

Faut-il s'étonner que la quasi-totalité du monde juif de ce pays, dans les conditions de l'occupation allemande en Pologne et de l'hostilité d'une partie majeure de la société polonaise, ait été anéantie ?

Il serait erroné, comme le font certains, de mettre sur le même plan l'antisémitisme nazi et l'antisémitisme en Pologne. A l'instar des autres pays d'Europe centrale et orientale, ce dernier « accompagne », si l'on peut dire, la reconstruction d'un État faible, dominé à la fin par le nationalisme ethnique au détriment de l'ouverture initiale aux minorités. La méconnaissance, l'indifférence, la misère constituent autant que l'hostilité les « ingrédients » du Génocide. Mais il faut aussi se demander, comme le fait l'historien polonais J. Tomaszewski en réponse aux sombres conclusions d'Ezra Mendelssohn sur le devenir juif en terre polonaise, si ne pèse pas, sur le bilan des relations judéo-polonaises durant la période 1918-1939, sa tragique issue16? J. Tomaszewski avance même que « si la Deuxième Guerre mondiale n'avait pas éclaté, il est possible, et même tout à fait vraisemblable, que l'évolution des structures sociales et économiques des pays d'Europe centrale et orientale aurait conduit à créer des possibilités d'emploi inconnues, auxquelles on ne songe même pas aujourd'hui17 ». Le bien-être économique aurait alors amélioré les rapports entre Juifs et Polonais. Hypothèse pour le moins hasardeuse...

Du point de vue « juif », il est clair que la Pologne de l'entre-deux-guerres n'a pas rempli le contrat qui aurait protégé la minorité juive. Minorité importante, hétérogène, poussée à l'émigration, bien qu'une partie non négligeable de la population juive eût subi un processus croissant d'assimilation.

Minorité qui se détend aussi. Le reproche le plus fréquent formulé du côté polonais envers les Juifs, c'est leur alliance avec le communisme, exprimé par le terme de zydokomuna. Ou plus largement leur présence aux côtés des forces de gauche polonaises, elles aussi minoritaires et non négligeables.

Ce reproche sera adressé aux Juifs tout au long du XXe siècle (lors de la guerre polono-bolchévique de 192018, lors de l'invasion de la Pologne orientale le 17 septembre 1939 par l'Armée rouge, lors de la mise en place du régime communiste en 1944-1945). Quelle place faut-il accorder à cet argument dès lors que l'on aborde les « relations judéo-polonaises au XXe siècle », et que vaut-il ?

Il est vrai que de nombreux Juifs militaient au sein du Parti communiste polonais (dissous par Staline en 1938). Le communisme attirait d'autant les Juifs que l'État-nation polonais leur refusait une place « citoyenne »:

« L'idéal communiste convenait d'autant mieux aux Juifs que la "question nationale" y était soumise à une perspective où tous les projets ethniques pouvaient s'engouffrer. Si le communisme n'était soutenu que par une minorité de Juifs en Pologne, il n'en occupait pas moins une place éminente dans le clivage gauche-droite. Le communisme s'opposait radicalement aux fascismes qui s'appuyaient, eux, sur la tradition catholique et nationale. Il permettait aux Juifs de quitter leurs liens sociaux traditionnels (de religion, de famille, de communauté) pour embrasser les idéaux de Progrès, de Raison, de modernité hérités des Lumières. N'y avait-il pas lieu, dira-t-on, de maintenir ces idéaux au sein de l'État-nation ? Peut-être, mais dans la Pologne de l'entre-deux-guerres, où la minorité juive voyait ses espaces d'identification se réduire, l'espérance nationale des Juifs, quand elle existait, pouvait emprunter le plus facilement soit la voie sioniste, soit, par "inversion occultée", le communisme. Car celui-ci, par son abstraction transnationale et sa téléologie sociale, constituait aussi une modalité -- ou plutôt un espoir -- d'assimilation à l'État-nation. De ce point de vue, l'Union soviétique, perçue comme dépouillée des entraves nationales et comme la "patrie des travailleurs", constituait aussi une patrie pour les Juifs19. »

Si seule une minorité de Juifs -- surtout des jeunes -- rejoignit activement le combat communiste, partageant ses rêves et sa politique, il n'en allait pas de même des autres composantes du monde juif (bundistes, sionistes, partis religieux, Juifs assimilés, etc.). Même ceux, parmi les Juifs, qui ont le plus critiqué le régime soviétique (car nombre d'entre eux perdront sous l'occupation soviétique de 1939-1941 leur liberté, leur fortune: la soviétisation signifiera, pour les Juifs comme pour les autres, destruction des structures communautaires) savent qu'ils doivent leur survie à l'URSS.

Pour les Juifs, par conséquent, l'appréciation de l'URSS ne peut être la même que dans une optique polonaise.

Mais l'ampleur de la Shoah ne rend-elle pas inopérante ces fausses symétries de l'entre-deux-guerres ?

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