© Michel Fingerhut 1996-8 ^  

 

Jacques Tarnero*:
Le négationnisme, ou le symptome des temps pervers
Une énigme récurrente: le signe antijuif

in Revue d'histoire de la Shoah n° 166, mai-août 1999 © Centre de documentation juive contemporaine 1999
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Nous remercions la Revue d'histoire de la Shoah de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

Chargé de recherche au CNRS. On lira sur ce sujet la fine analyse de P-A Taguieff : « La Métaphysique de Jean-Marie Le Pen » dans le Front national à découvert, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1996. Jean-Pierre Faye. Migrations du récit sur le peuple juif. Michel Tournier. Lire, décembre 1996. Les Maoïstes. Christophe Bourseiller. pp. 177 et suivantes. Plon, 1996. Libération. « Malraux dans la montagne libanaise. » M. Kravetz. Au micro d’Europe 1, le 17 octobre 1980, Robert Faurisson avait fait la déclaration suivante qui sert de matrice à tout le discours révisionniste et négationniste : « Les prétendues chambres à gaz et le prétendu génocide des Juifs ne forment qu'une seule et même escroquerie politico‑financière dont les principales victimes sont le peuple allemand, mais pas ses dirigeants, et le peuple palestinien tout entier et les principaux bénéficiaires sont l'État d'Israël et le sionisme international. » Interview de Claude Autan‑Lara dans Globe. Septembre 1989. Esprit. N° 224, août‑septembre 1996. Pierre Vial est un fervent admirateur de Marc Augier, dit Saint‑Loup, un nazi français, ancien membre de la LVF, ancien rédacteur de Devenir, le journal des SS français de la division Charlemagne. Lire sur cet aspect de la double menace La République menacée de P‑A Taguieff. Textuel éd., 1996.   On relira avec le plus grand intérêt Intolérable intolérance, ouvrage de défense de Robert Faurisson, édité chez Jean‑Edern Hallier (1981) et co‑signé par Jean‑Gabriel Cohn‑Bendit (gauchiste libertaire), Éric Delcroix (avocat d'extrême droite mais défenseur de Pierre Guillaume, ancien militant d'Ordre nouveau, collaborateur des Annales d'histoire révisionniste, et ancien candidat FN aux élections législatives à Beauvais en juin 1997), Claude Karnoouh (gauchiste), Vincent Monteil (arabolâtre) et Jean‑Louis Tristani (paganolâtre). Dans le même registre, l'ouvrage collectif préfacé par Gilles Perrault, Libertaires et ultra‑gauche contre le négationnisme, éditions Reflex, illustre jusqu'à l'absurde l'étrange obsessionalité de la question du génocide des Juifs chez les partisans de la radicalité qu'on est bien en peine de qualifier. La Nation. N° 151, semaine du 11 au 17 juin 1996. Al‑Ahram Hebdo. Semaine du 28 janvier au 3 février 1998. Le Monde. 20 février 1998. Courrier international. N° 379, semaine du 5 au 11 février 1998.

On éprouve au bout du compte une immense lassitude à écrire sur l'antisémitisme et sa forme contemporaine portée par la stratégie négationniste. On est tenté de baisser les bras, de se dire que cela appartient à l'âme humaine et que rien ni personne ne pourra éradiquer définitivement cette haine obsessionnelle. Rapporter ces faits, avoir à argumenter, témoigner contre ces délires, cette mauvaise foi, ces impostures devenues dogme que l'on pensait réduites à l'apanage d'une secte et qui est devenue au fil du temps une école de pensée et le fondement culturel de positions politiques, tout cela plus de cinquante ans après la défaite du nazisme, laisse plus de dégoût que d'indignation. La rengaine raciste et antisémite a à la fois, hélas, un parfum de déjà‑vu mais aussi pour sa part spécifiquement antijuive une saveur inédite tant son obsessionnalité, son intemporalité fascine. Il y a une dimension énigmatique à la haine antijuive. Cinquante ans après Auschwitz, celle‑ci s'est métamorphosée, a déplacé son épicentre, a transformé sa partition, même si son objet demeure identique.

La « crise » est bien la potion magique de toutes les pestilences. C'est toujours la faute des autres, de l'autre, visiblement différent ou indifférencié mais soupçonné pour sa part d'invisibilité. Le « complot », la « conjuration » venue de l'étranger ou, bien encore, le fameux « complot sioniste » servent plus que jamais d'explications tous azimuts aux désarrois collectifs dans les sociétés démocratiques ou totalitaires. La donne mondiale a changé : la construction de l'Europe, la mondialisation des échanges, le déséquilibre Nord‑Sud, l'effondrement de l'URSS et la fin de l'affrontement Est‑Ouest, les mutations techno‑industrielles dans le monde du travail, dans les systèmes de production, le triomphe de la loi du marché ont fragilisé des sécurités qui semblaient définitivement acquises. Les mouvements migratoires de populations du sud vers le nord sont le corollaire de ces mutations avec symétriquement la montée en puissance de mouvements nationalistes et xénophobes dans le monde développé. La rétraction ethnique paraît la valeur montante de cette fin de siècle. En contrepoint l'antiracisme et l'antifascisme pensent vivre une seconde jeunesse dans le registre réchauffé des années 30. « Le fascisme ne passera pas ! » scandent nostalgiquement les cinquantenaires soixante‑huitards sans percevoir que le fascisme fin de siècle a muté, a dévié de son port d'attache d'extrême droite. Le rouge‑brun est la couleur à la mode.

Désormais, son spectre s'est élargi et sans que cela fasse outrageusement question aux antifascistes. Le sionisme et Israël occupent désormais, en particulier dans l'imaginaire arabe, la place qu'occupait jadis le Juif dans l'imaginaire médiéval européen. Avec la chute du mur de Berlin, l'instrumentalisation du conflit israélo‑arabe par les deux camps s'est effritée. Si Israël n'est plus perçu comme l'avant‑poste de « l'impérialisme américain », il n'en demeure pas moins chargé de la plupart des allergies. Malgré la paix bancale d'Oslo ou au contraire à cause d'elle, l'antisionisme radical rassemble plusieurs bannières qui vont de l'ultra‑droite néonazie à l'ultra‑gauche libertaire. Aujourd'hui, c'est bien à travers la fantasmagorie rationalisée du révisionnisme que se met en place, via Israël, la haine moderne du Juif

Le négationnisme n'est pas une opinion folle ou détraquée mais la forme plus subtile du vieil appel au meurtre. La découverte d'Auschwitz, aboutissement historique de la haine antijuive poussée à son paroxysme, avait glacé les consciences. L'antisémitisme n'a plus bonne presse en Occident, sauf si l'idée qu'Auschwitz est une invention juive venait à se répandre. Si les Juifs sont forts au point d'avoir réussi à faire passer pour vrai le mensonge de leur martyre, ils confirment bien ce que le discours antijuif a pu dire à leur propos depuis des siècles. Ennemis et escrocs de l'humanité, les auteurs de l'imposture absolue, les rois des voleurs, les manipulateurs du monde, les usurpateurs de la Palestine doivent être exclus du monde des hommes, ils ne méritent pas de vivre au milieu des autres humains. Le négationnisme confirme, renouvelle et positive stratégiquement le discours antijuif. La nouvelle époque antijuive, celle de l'après‑Auschwitz, passe par l'abandon de slogans éculés. À l'archaïque « Mort aux Juifs » devenu aujourd'hui un slogan caduc, il faut substituer celui de « Les Juifs ne sont pas morts », exprimant ainsi un regret, une nostalgie à peine dissimulée. « À bas » ou « À mort » ne sont plus les premiers termes de la proposition antijuive mais en deviennent le dernier, la conclusion logique. C'est encore à l'extrême droite que fonctionnent les catégories classiques de l'antisémitisme : judéophobie religieuse antérieure à Jean XXIII, judéophobie économique dénonçant le capitalisme apatride, politique voyant une internationale juive à l'origine de toute subversion de l'ordre établi, judéophobie raciale voyant dans la race juive les sources du malheur des peuples européens. Ces vieux clichés ont depuis subi quelques virages stratégiques déterminants.

Des Protocoles à la négation de la Shoah : le fantasme du complot juif

La thèse du complot juif pour la domination du monde a toujours cours en cette fin de millénaire : de la Russie au golfe Persique en passant par les États‑Unis ou l'Arabie Saoudite et les maquis islamistes du GIA, les Protocoles des Sages de Sion réactualisés connaissent un triomphe éditorial et politique posthume. Le « complot sioniste » fonctionne toujours comme l’inépuisable source d'inspiration pour tous les créateurs de la suite réactualisée des « Protocoles des Sages de Sion ». L'immense nouveauté, le saut qualitatif à la base de l'antisémitisme post‑Auschwitz, réside dans l'argument fondant la preuve irréfutable du « complot sioniste » : la non‑existence d'Auschwitz. Le triomphe de Roger Garaudy auprès des intellectuels du monde arabe, à quelques exceptions salutaires près, met à jour l'actualité du discours antijuif. Celui‑ci se fonde désormais sur le négationnisme avec pour cible majeure le droit d'Israël à exister. On peut ainsi constater un déplacement géographique ou géopolitique des centres nerveux de l'antisémitisme contemporain : le monde arabe ou plutôt le monde arabo‑musulman semble être devenu un des lieux principaux d'expansion des nouvelles formes de la judéophobie. Il est par ailleurs difficile de parler d'épicentre, tant le fait antisémite demeure éclaté, à la fois transnational et transidéologique. Les États‑Unis semblent être aujourd'hui l'un des principaux lieux d'émission, via internet, du négationnisme. Les groupes nationalistes russes, désormais rouges‑bruns, recrutant à la fois chez les anciens du PC et les nostalgiques des Cosaques et du Tsar, font de la haine du Juif et du sionisme la matrice de leur discours alcoolisé. Au Japon, pays sans Juifs, un révisionnisme relativisant les crimes et les responsabilités de l'armée impériale pendant la Seconde Guerre mondiale, transite indirectement par la diffusion de mangas populaires développant un antisémitisme très classique. Ici, le Juif remplit la figure substitutive de l'Américain (juif, par ailleurs) inventeur de la bombe d'Hiroshima.

En 1945, la découverte du crime nazi stupéfie le monde par son ampleur, elle pétrifie l'opinion devant le bilan du nazisme. Le mal porte un nom et un visage. Cet effroi inédit peut être perçu par le reste du monde non Juif comme le solde criminel de deux mille ans d'antisémitisme religieux, économique, racial, culturel. Auschwitz terrifie et fait désormais rempart aux énoncés antijuifs. La perception de son aboutissement criminel censure désormais le discours antisémite. Il n'est plus de bon ton d'afficher après 1945 une haine antijuive. En France, la charge antijuive contre Mendès‑France était en son temps le fait des héritiers nostalgiques de la France boutiquière et paysanne du Maréchal. Mais la charge de culpabilité est désormais trop lourde pour que l'antisémitisme constitue la matrice d'un discours politique, et si l'affaire Finaly met à jour une attitude trouble de l'Église, le jeune État d'Israël mobilise massivement les sympathies. « Israël, ami et allié » de la France, au nom de la lutte contre l'ennemi commun Nasser, cessera d'être ami et allié au nom des ambitions géopolitiques gaulliennes réajustant les intérêts de la France, sitôt finie la guerre d'Algérie, du côté du monde arabe. Le « peuple d'élite, sûr de lui et dominateur » découvrit soudain la fragilité de son statut dans la France du général de Gaulle. Quels que puissent être les avatars de l'impact des relations israélo‑françaises, la France de de Gaulle reste celle qui cultive la mémoire et le respect des victimes du nazisme. Il faudra attendre qu'une génération passe, que s'épuise l'époque des témoins, pour que se construise et s'exprime, via le rejet d'Israël, l'antisémitisme postmoderne. Quels en sont les moments tactiques, pour quel objectif stratégique ? Attaquer les Juifs en délégitimant Israël. Les Juifs auraient inventé l'escroquerie suprême : la fable de leur martyre. La Shoah serait une imposture élaborée par les rois des imposteurs. Cette suprême imposture aurait servi à légitimer une autre imposture, encore plus grande : Israël.

En blanchissant le nazisme de son crime, les Rassinier et Bardèche ont positivé du même coup l'histoire de l'antisémitisme. Il y aurait ainsi confirmation de la perfidie et de la malfaisance des Juifs. Fallait‑il être fourbe, génialement fourbe pour avoir réussi à inventer et faire croire au récit de leur propre extermination ! Tous les clichés antijuifs développés au cours des siècles se trouveraient confortés et légitimés. En faisant sauter la charge de culpabilité par l'annulation d'Auschwitz, les négationnistes donnent au discours antijuif ses quartiers de noblesse. « Puisque les Juifs ne sont pas morts, puisque leur martyre est une fiction, puisque cette fiction a servi à voler la Palestine on avait bien raison de les haïr ! » pensent sans doute les divers adeptes du « détail ».

Les premiers succès publics datent de 1978, quand, dans l'Express, Darquier de Pellepoix, ancien commissaire aux Questions juives sous Vichy, déclarait dans une interview qu'« à Auschwitz on n'avait gazé que des poux ». Les bons mots vinrent ensuite, dans Libération, Guy Hocquenghem se mit à ricaner du «  pyjama rayé de Jankélévitch », de Simone Veil, traitée de « kapo » dans les débats qui accompagnaient le feuilleton télévisé américain Holocauste. C'est sur la même lancée que Robert Faurisson connut ses premiers succès médiatiques dans Le Monde puis à Europe 1. On pensait que la bouffée délirante s'était calmée, que le scandale intellectuel avait fait son temps, mais la guerre du Liban en 1982 avait relancé la machine, renouvelant le discours antijuif d'images et de mises en perspectives inédites qui n'avaient rien à voir avec la critique ou la dénonciation de la politique du gouvernement israélien de l’époque mais qui prenait prétexte des chars du général Sharon pour trouver dans le judaïsme la source des maux du monde. Puis la fumée faurissonienne incita tous les esprits tordus à rechercher un feu. Dans le registre rouge‑brun, Jean‑Edern Hallier, l'« Idiot international », y perdit sa plume. Il y eut bien quelques soubresauts conceptuels affinant la méthode et distinguant révisionnistes ou négationnistes acharnés à comptabiliser des cadavres ou des cendres. Il y eut le « point de détail », les «  Durafour‑crématoires ». L'auteur était connu. Il y eut quelques thèses universitaires crapuleuses (Henri Roques) et quelques articles à la recherche d'une validation savante (Bernard Notin). Il y eut la querelle des historiens allemands, prémisse au Livre noir du communisme sur les bilans comparés des systèmes concentrationnaires. Il y eut quelques tentatives d'antidotes : procès Barbie, procès Touvier. Puis ce furent les études plus savantes. Il fallait déterrer les morts, tous les morts pour bien montrer aux survivants que leurs morts n'étaient pas de vrais morts, des morts conformes aux catégories intellectuelles de l'ancienne ultra‑gauche. Les explorations doctes des parts maudites de l'histoire laissent parfois filtrer des lapsus, des mots de trop révélant d'autres passions que l'habillage universitaire dissimule avec difficulté. Et puis il y eut surtout en France le choc médiatique du soutien de l'abbé Pierre à Roger Garaudy. Le plus populaire des Français apportant sa caution au plus contorsionniste des idolâtres. Les faits sont de nature différente, mais l'accumulation de ces obsessions construit un système nauséeux. On mesure le chemin parcouru en vingt ans depuis Darquier de Pellepoix en 1978. Quelle triomphe posthume d'Hitler et quelle défaite de la pensée ! Que faut‑il évoquer ? La consternation, l'accablement ?

C'est arrivé près de chez vous, ou les multiples racines du néo‑fascisme à la française

Tandis que la scène médiatique affichait récemment le visage d'une France revisitant son passé à travers le procès de Maurice Papon, la scène politique met en scène de multiples Papon potentiels, modernes et sans complexes, s'accommodant des mêmes ingrédients ayant conduit un Papon à devenir complice de crimes contre l'humanité. Tandis que Jean-Marie Le Pen voit dans Mai‑68 le « fait d’une élite juive étudiante », l'ancien délégué Front national à la culture pour la région Rhône‑Alpes, le néo-païen Pierre Vial, dénonce le monothéisme de ce « peuple d'éleveurs de chèvres » étouffeur des vertus païennes. À la bibliothèque municipale d'Orange un certain nombre de livres sont désormais interdits par la mairie Front national. Avec un pouvoir de nuisance considérable dû à sa position d'arbitre dans le jeu politique, le Front national a depuis vingt ans considérablement dévoyé la vie politique française. Cependant, les mots de Le Pen n'ont pas fait que dévoyer le jeu politique. Ils ont aussi dévoyé l'Histoire, la culture, le discours, les références de ces mots. Cela n'est pas venu tout seul. Qui pouvait imaginer il y a vingt ou trente ans un tel succès électoral en France pour un nouveau parti d'extrême droite et a fortiori, aujourd'hui, de tels scores pour un leader politique vantant les mérites de l'inégalité raciale. Comment comprendre un tel tête‑à‑queue idéologique trente ans après Mai‑1968 ? Les raisons économiques, « la crise », les cinq millions de privés‑d'emploi sont des explications nécessaires, mais elles apparaissent bien insuffisantes. Sous notre latitude, le « lepénisme dans les têtes » est le solde d'une impressionnante addition d'errements du sens, de facilités de langage, de jeux politiquement pervers, de modes intellectuelles niaises, de couardises à l'Audimat, de couleuvres théoriques indigestes.

C'est dans les valises de la Nouvelle Droite, à la fin des années 70 que la révision de l'Histoire prit ses lettres de noblesse. C'est par Figaro-Magazine interposé que tout un faisceau de thèmes, de discours oubliés refont surface pour réhabiliter une version de l'ordre naturellement inégalitaire du monde. Sur papier glacé, le Fig‑Mag devint tous les dimanches le porte‑parole d'une tentative de révolution culturelle pensée par la Nouvelle Droite. Les héritiers d’Europe Action, d'Occident, d'Ordre nouveau se retrouvèrent au sein d'un nouveau laboratoire d'idées, le GRECE (groupe de recherches et d'études pour la civilisation européenne). Le GRECE est la matrice première de la refondation idéologique de la droite extrême. À travers ses épigones, en particulier le Club de l'horloge, ce sont les principales bases théoriques de la pensée frontiste à venir qui s'élaborent : vision bio‑politique du monde, retour aux sources indo‑européennes et païennes, mise en cause du monothéisme, inégalité civilisationnelle, darwinisme social, éloge de l'esprit guerrier, de la force, revanche de l'Occident, déculpabilisation des guerres coloniales, revanche de l'homme blanc, rejet du cosmopolitisme, lutte contre la décadence. Le maître‑à‑penser du GRECE, Alain de Benoist, qui semble avoir rompu tout lien apparent avec le parti de Jean‑Marie Le Pen, cherche aujourd'hui au contraire dans l'alliance à gauche avec d'autres «  souverainistes » la construction d'un front commun anti‑américain. L’actuel conflit du Kosovo est porteur d'une nouvelle redistribution des cartes idéologiques. Ce magma ne forme pas un tout cohérent et constant jusqu'à la période présente.

L'extrême droite a ses évolutions propres dont les composantes vont des traditionalistes catholiques, des royalistes aux nationalistes‑révolutionaires, au néo‑païens, aux solidaristes ou aux néo‑nazis. Depuis son succès aux élections municipales de Dreux en 1983, le Front national a sorti l'extrême droite française du purgatoire. À travers ses calembours obscènes (Durafour‑crématoire), ses analyses nauséeuses (les chambres à gaz comme point de détail) ou sa pensée de l'Histoire (l’inégalité des races), Jean-Marie Le Pen fait une double opération: il teste la capacité de résistance de l'opinion à ses propos autant qu'il en banalise l'énormité. On s'habitue à sa violence autant qu'à son obscénité politique, elle devient coutumière et le bon peuple non seulement ne s'en indigne plus : au contraire, il y verrait une parole de bon sens jusque là censurée. D'une certaine manière, Le Pen transgresse la règle du jeu et ses tabous. Quand il prétend « dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas », il lève des censures que la morale commune imposait jusqu'alors. Ce culot vulgaire et violent est en phase avec un air du temps qui voit le triomphe du poujadisme médiatique. Le Front national n'est plus perçu comme un mouvement contre‑révolutionnaire, comme le représentant de l'ordre bourgeois conservateur ou réactionnaire mais bien au contraire comme un lieu de rupture, de contestation de l'ordre établi. Les analyses de la sociologie du FN révèlent un parti jeune, masculin et populaire. À sa première fonction de protestation il a su depuis susciter l'adhésion pour devenir le premier parti ouvrier ou populaire de France, le parti de ceux qui n'ont pas la parole, qui ne se reconnaissent pas dans les élites énarchiques. Même si son implantation syndicale est faible, hormis dans les secteurs professionnels policiers ou pénitentiaire, l'audience du Front national croît d'abord chez les déçus de la gauche et les déçus du Chirac qui devait combattre la « fracture sociale ».

Le succès du lepénisme ne vient pas uniquement du talent de son leader et de sa fonction de protestataire populiste. Il sait d'abord parler à l'imaginaire collectif1. Il sait répondre par l'artifice démagogique à la demande incantatoire de repères, il devient le porte‑parole des nostalgies : le retour aux valeurs sûres, au temps d'une France forte, harmonieuse comme jadis, une France qui sait qui elle est dans son sang, sa race et sa terre. À travers Le Pen et les effluves qu'il charrie, c'est, d'autre part, un double retour du refoulé de Vichy et de la guerre d'Algérie qui s'opère. Les Juifs et les Arabes, ou plutôt les fantasmes juifs et arabes, sont les deux pôles de l'imaginaire du Front national. Ce moment d'exorcisme se joue sur deux registres : celui de la célébration et celui de la conjuration. Célébration pour le Front national qui tente de lever les silences et positiver les culpabilités de la guerre d'Algérie tout en réactualisant les termes d'un pétainisme « new‑look », et pour ses adversaires conjuration rituelle pour chasser les démons lepénistes.

Comment en est‑on arrivé là ?

Sur quel terreau prospère le Front national ? Chaque jour qui passe les médias nous présentent le spectacle du délitement du minimum de lien social, de la corruption chez ceux‑là mêmes qui sont censés défendre l'idée républicaine dans notre pays. Que s'est‑il donc passé pour qu'en si peu de temps le sentiment d'appartenance à un destin commun ait à ce point fondu ? Que s'est‑il passé pour que l’individualisme forcené ait à ce point remplacé la solidarité ? Que s'est‑il passé pour que la juxtaposition des ghettos, la rétraction communautariste se soient substitués au projet républicain ? Les héros de la « France qui gagne » sont sous les verrous et à l'Audimat des valeurs républicaines c'est l'égarement, l'amertume et la désillusion qui remportent la palme. Quelle est la ligne de front ? D'un côté, la super‑classe, celle des « élites nomades » comme elle se nomme, enracinée dans ses espaces virtuels et l'autisme de ses expertises, voyant dans les humains des êtres numérisés au fonctionnement binaire : produire et consommer. De l'autre côté, erre la foule de ceux qui s'accrochent à un passé révolu, quand ils existaient en tant qu'êtres sociaux, quand ils avaient droit au travail et au respect de leur droit à être. On y trouve une partie de la jeunesse, la seconde, avec ses rapeurs de banlieues, ses nouveaux héros positifs partagés entre Nique‑Ta‑Mère et Khaled Kelkal, celle qui n'a ni les mots, ni la mémoire historique d'un minimum de repères, ni les modèles qui la fassent rêver, celle qui est tentée par la violence, celle qu'elle subit et celle qu'elle rend, la violence de son insécurité sociale. En face, se barricadent ceux qui se nourrissent de l'amertume, les laissés-pour‑compte des mutations du monde, les nostalgiques du temps immobile, d'une France illusoire à l'harmonie seulement peuplée de Français pur‑sang. Entre ces deux pôles, flotte la masse incertaine des citoyens-consommateurs, usagers d'un système politique dont chaque défaillance favorise le glissement vers ces deux précédentes catégories. Cette masse titube, lasse des promesses non tenues et des idéologies salvatrices, sceptique sur un présent qu'elle ne sait plus lire, inquiète pour son avenir et celui de ses enfants. On avait bien dit que l'Europe allait être la nouvelle frontière et qu'en Europe allaient couler le lait et le miel du prochain siècle. Devant le retard mis à atteindre cette virtuelle Terre promise, les largués du progrès et les errants de la modernité se mettent à préférer les valeurs connues de la nostalgie.

De ce désespérant paysage l'extrémisme politique fait son miel devant une classe politique autiste, sourde à tout ce qui n'est pas elle. Seule la règle du jeu cynique, endogamique et carriériste du microcosme compte pour ses distingués membres. Les victoires du national‑populisme signent d'abord la sanction de ce rapport‑là à la politique, au profit, hélas, de la plus exécrable forme de contestation dans un système démocratique. Le refus de l'ordre technocratique, l'abandon des formes de la véhémence populaire au profit d'un consensus d'attitudes ont fait du Front national le seul parti populaire protestataire. Les succès de l'extrême droite constituent aussi le solde des dérives morales et politiques, le dévergondage des « années Mitterrand » autant que les contorsions du libéralisme actuel. La bonne conscience des beaux quartiers ne suffit plus pour combattre le Front national.

La France n'a pas su garder de mémoire préventive parce que celle‑ci fut instrumentalisée dans des politiques à courte vue. À la politique de l'oubli des régences post‑gaulliennes la gauche a substitué une overdose mnésique rétrospectivement d'autant plus indigeste qu'elle valorisait une mémoire sélective. La révélation tardive du passé ambigu de François Mitterrand ne pouvait qu'aggraver le trouble chez ceux‑là mêmes qui avaient fait de la transparence, de la vérité et de la mémoire autant de principes politiques de l'identité de gauche. Quel est aujourd'hui le solde de toutes les commémorations‑spectacle des vertus passées sinon l'idée d'un subterfuge, d'un dispositif alibi servant à dissimuler les turpitudes du présent ? Plus Mitterrand commémorait dans le faste et le spectacle, moins il inscrivait dans le présent la mémoire vivante des héros de la République. La gauche qui venait de succomber aux grâces du libéralisme devait conforter son image, reconstruire le mythe, serrer les rangs devant l'ennemi repoussoir. Par la dénonciation‑promotion de l'ennemi on faisait de l'antifascisme ou de l'antiracisme la posture identitaire d'une gauche défaillante minée par les affaires. L'antiracisme rock et branché semblait se substituer aux ringardes 110 propositions.

Ce jeu pervers, on en mesure aujourd'hui les effets : le diable est sorti de sa boîte et chacun se demande comment l'y faire retourner. Sur ce paysage incertain et parfois chaotique le FN sème ses graines de magie brune. Jean‑Marie Le Pen propose sa potion magique : il parle de résistance et le leader du Front national sait faire chanter « Le Chant des partisans » aux nostalgiques de Vichy partisans de l'inégalité des races.

Cependant, si la menace apparente a le visage d'un Mussolini de chez nous, ce qui l'a fait naître, croître et mis en scène n'a pas uniquement trouvé ses ressources à l'intérieur de son camp. La lepénisation des esprits a‑t‑elle eu pour seul ferment l'activisme du Front national ? On ne peut saisir cette résurgence sans la considérer d'abord comme une résultante et peut‑être comme un bilan: c'est la rencontre d'un désarroi social, d'un climat culturel, de dérives politiques accumulées, d'étranges rencontres intellectuelles, de dérapages de langage qui ont permis aux mots de Le Pen de prendre corps dans le corps social, de rendre celui‑ci perméable à ses idées, à ses discours. Un film d'Ingmar Bergman, L'Oeuf du serpent, nous montrait dans les années 70 les ravages de cette peur dans l'Allemagne des années 20. On sait quelle monstruosité elle engendra. Chez nous, en France, quelques apprentis légionnaires n'ont fait que défenestrer en 1983 un Algérien dans le train Bordeaux‑Vintimille, quelques colleurs d'affiches du FN n'ont fait qu'assassiner un jeune Français comorien à Marseille, d'autres nazillons en herbe n'ont fait que profaner un cadavre juif à Carpentras et quelques crânes rasés n'ont fait que noyer un Marocain dans la Seine un 1er‑Mai. À Vitrolles, par son élection démocratique, et sa victoire à la majorité absolue, face à un candidat socialiste, le Front national était devenu, potentiellement, un parti de pouvoir. On connaît le chemin parcouru depuis grâce à l'alliance de démocrates irresponsables sinon complices.

S'agit‑il d'un mauvais rêve ? Peut‑on limiter la perception des symptômes de ce délitement aux seuls furoncles d'extrême droite ? N'y a‑t‑il pas d'autres signes qui font système avec la lepénisation ambiante même si ces signes s'apparentent au camp politique supposé diamétralement opposé à celui de l'extrême droite ? D'un autre côté, c'est le modèle républicain d'intégration qui bat de l'aile. D'ailleurs, que veulent dire ces mots dans certaines banlieues ? République ? Intégration ? Citoyen ? Égalité ? Quand les mots et les paroles sont à ce point en déficit et manquent pour seulement dire bonjour, c'est la baston et « Nique la République » qui triomphent et c'est un Islam relu par les GIA et Mac Donalds qui fait office de lien identitaire. Ce sont là quelques symptômes minoritaires et quelques moments paroxystiques de cristallisation ou de passage à l'acte. Le procès Carlos, le procès Garaudy ont aussi rappelé des séductions passées et mis en lumière des dispositifs idéologiques toujours actifs qui font du « signe juif » un objet de fascination‑répulsion dans les constructions idéologico‑culturelles françaises. Quand le lien social se disloque, tout devient possible et s'il n'est pas question de se payer de mots et de comparaisons abusives il est question de maintenir l'oeil et la mémoire vifs. D'une certaine manière, le succès électoral de mars 1997 à Vitrolles, tout comme les balbutiements de black‑beurs panthers à la française sonnent comme autant de sonnettes d'alarme.

OVNI, facho et vidéo : un air du temps négationniste

C'est dans cette redistribution des cartes que s'inscrivent les migrations du discours antisémite contemporain. Il va des énoncés explicites que l'on trouve du côté du Front national jusqu'au Hezbollah en passant par Pamiat, les communistes russes, le FIS et son compère GIA. Sous nos latitudes il peut prendre des formes plus subtiles inspirées par l'air du temps : celui‑ci cultive le doute, lequel est à la mesure de l'errance idéologique actuelle. On entend à la télévision que Jean Moulin n'était pas le résistant que l'on a cru. La vérité serait ailleurs. On entend que Raymond Aubrac non plus ne serait pas le résistant que l'on a cru. La vérité serait ailleurs. Phénomène étrange dans un monde hautement technicisé et savant qui brutalement bascule dans des soubresauts de déraison. Un détour paraît nécessaire pour comprendre ces phénomènes. Ils ne sont pas nouveaux. Le remettre à jour permet de comprendre quelques signaux actuels.

C'est un souvenir un peu estompé. Ça devait être au cours des années 60, au coeur de ce qui allait être plus tard nommé les « trente glorieuses » qu'ils sont arrivés massivement. La France se redessinait, elle se recomposait, aujourd'hui d'autres diraient qu'elle se restructurait. À la Libération, le peuple entier s'était découvert une âme résistante. Unanimement gaullistes ou communistes, les habitants de l'Hexagone se souvenaient tous d'avoir été dans le bon camp. À la fin de l'Épuration, un peuple aux mains propres pouvait regarder l'avenir. Il n'y avait pas de doute à cela et, si l'affaire Finaly révélait un rapport trouble aux victimes du nazisme et de la collaboration, elle ne jetait qu'une ombre passagère sur cet océan de vertu résistante, le bilan des années noires avait rapidement été soldé de toute autre dette. La « période où les Français ne s'aimaient pas », pour reprendre l'expression de Georges Pompidou, était close. Le départ du général de Gaulle sanctionnait la fin des moments héroïques. La Quatrième République pouvait se distraire dans la frivolité des faits divers : ballets roses ou attentat de l'Observatoire. Avec Brigitte Bardot, la France se mit à danser, tandis que se dissipaient les souffrances de l'hiver 54. La belle se mariait, en vichy. Rose pour cette fois.

Le monde changeait et la France changeait de visage en devenant urbaine et industrielle. La France paysanne, commerçante, laborieuse et bistrotière freinait bien des quatre fers et les émules de Pierre Poujade pouvaient dénoncer le capitalisme juif et le verre de lait de Mendès France c'est une autre France qui émergeait au début des années 60 dans la douleur de la décolonisation. Le premier Spoutnik présentait un avenir radieux interplanétaire, tandis que l'Europe naissante dessinait l'espoir d'une nouvelle frontière. C'est par la littérature que vint le retour de la mémoire du nazisme. Le Dernier des justes d'André Schwartz‑Bart constitua le grand moment de ce rappel. Mais ce souvenir du mal était ailleurs, il était allemand, étranger à notre responsabilité. C'est dans ces temps qu'en Indochine puis en Algérie, le coeur vaillant et l'âme fière, on défendit les couleurs de la République. La chute des masques et des illusions n'en fut que plus dure, au prix de l'humiliation, du déshonneur et, au bout du compte, de la défaite. L'ordre du monde avait changé à l'insu de tous.

C'est dans ce climat étrange, à la fois confiant, frivole et craintif devant les diverses formes de cette mutation insidieuse qu'il en fut de plus en plus question. La métamorphose hexagonale réservait des mystères. Certains les avaient vu traverser le ciel de France à la vitesse de l'éclair. Les signes de leur présence étaient multiples. Une peur diffuse, une inquiétude sourde, se mit en place voyant dans les catastrophes de l'époque d'autres signes que des défaillances techniques ou naturelles. Le pouvoir, la police, cachait la vérité. Les soucoupes volantes inondaient la presse. Les extra-terrestres étaient‑ils déjà parmi nous ? Ou bien était‑ce le KGB ? Une foule de devins, de médiums inspirés se branchèrent sur l'étrange, le paranormal, la parapsychologie, les pouvoirs inconnus. Il y eut même le récit d'un faux lama tibétain dont les lévitations imaginaires firent la bonne fortune de l'éditeur. Le goût de l'occultisme répondait à la demande incantatoire de sens que le marxisme dominant ne pouvait combler. Qui était le chef d'orchestre de ce monde bouleversé ? La vérité était sûrement ailleurs. Au‑delà du réel. Tandis que certains de ces médiums‑martiens des années 60 profitaient de ce filon éditorial de gogoterie généralisée, c'est en France, comme toujours que les ambitions furent plus sophistiquées et moins innocentes. Le Matin des magiciens eut un impact intellectuel et politique bien plus large qu'un simple coup d'édition flairant un air du temps sensible aux fadaises du surnaturel. Sous le magicien Louis Pauwels couvait la Nouvelle Droite. Sous la boule de cristal, les OVNI et autres colifichets pagano‑chamanoïdes rampaient l'inégalité naturelle, la biopolitique, la vision raciale du monde, la réhabilitation du nazisme. Sous le Pauwels des années 60 germait le Figaro Magazine des années 80. Depuis cette période païenne le mage Pauwels, récemment rappelé à Dieu, avait déclaré avoir retrouvé la Vierge Marie et abandonné son néo‑paganisme.

Pourquoi ce rappel et pourquoi ce détour? Parce que les époques rassemblent les mêmes ingrédients et leurs effets sont identiques. Le succès éditorial de Planète s'inscrit dans ce moment de mutation des années 60 tout comme le fantastique succès télévisuel de Au‑delà du réel ou de l'Alchimiste témoigne de la mutation présente, des peurs qu'elle engendre et des effets de ces peurs. Le syndrome X files raconte avec talent la même ritournelle : le vrai n'est pas ce qui est donné à voir. La vérité serait ailleurs, au‑delà du réel, elle serait cachée, dissimulée par ceux‑là mêmes qui dans l'ombre tirent les ficelles du pouvoir. Cette puissance occulte serait l'artisan d'un complot invisible qui a corrompu ou asservi les pouvoirs en place. Ce que nous voyons du pouvoir ne serait que la face émergée de l'iceberg. C'est en dessous que se situerait l'empire invisible, celui qui commande, organise le chaos du monde pour mieux le soumettre. Le scénario des Protocoles des Sages de Sion n'est pas prêt de se tarir. Si le thème du complot juif se vend ici sous le manteau ou s'il est en tête du top 50 des ventes en Russie, en Iran ou en Arabie Saoudite, sa dramaturgie reste un succès planétaire. En les classant dans la catégorie des sous‑hommes, les nazis avaient bien fait des Juifs des êtres à part sur la terre, des extra‑terrestres.

Les peurs millénaristes, la peur du Jugement dernier, l’Apocalypse ou plus simplement les craintes d'un avenir incertain demandent d'en connaître les lignes de force, d'avoir quelques indices sur ce que le thème astral réserve. Les mutations du monde demandent de la magie. Puisque la raison ne rassure pas, les chamanes viennent conter la bonne aventure au peuple en manque. À la fin d'un XXe siècle techniciste et calamiteux, il n'aura jamais été autant simultanément question dans le village global internétisé de fausses sciences, d'astrologie, d'alchimisterie « new age », de sectes sataniques mais aussi de fanatisme identitaire, de xénophobie, de racisme, de néo‑fascisme, de génocide au nom de l'ethnie, de sadisme débridé et, au bout du compte, cinquante ans après Nuremberg, du triomphe posthume d'Hitler. Qui pouvait imaginer il y a trente ans la barbarie d'une guerre intra‑européenne menée au nom du principe énoncé de « purification ethnique » ? Qui pouvait imaginer après la chute du Mur de Berlin une telle régression nationaliste et ethnique ? Qui pouvait surtout imaginer qu'elle pût s'accomplir dans une telle indifférence ? Le « plus jamais ça ! » a vu le « ça » sans cesse reconduit.

Le fond de l'air est glauque : la victoire de la pensée libéralo‑libertaire, ou « il est interdit d'interdire »

Comment ces discours, ces représentations de l'Histoire sont‑elles devenues possibles voire, pour certains, acceptables ? Comment ces discours figurent‑ils au sein de la panoplie argumentative mettant en cause le droit d'Israël à exister? Le négationnisme qui sévit chez les ennemis radicaux d'Israël ou paradoxalement au sein des intelligentsias appartenant aux pays ayant signé la paix avec l'État juif, n'est pas né au Proche‑Orient. C'est un produit culturel importé d'Europe.

Tout se mêle dans les maux et les mots de la France fin de siècle avec une sorte d'incapacité collective à sortir de ce passé, à penser le présent au profit d'un piétinement, d'une délectation morbide pour les aspects les plus sordides de notre histoire. Quand les États ou les sociétés ont mal à leur passé, alors ils inventent des miroirs déformants permettant de regarder le passé d'une manière supportable. De Gaulle en fut le premier artisan. Il était simultanément l'histoire incarnée et le mythe vivant d'une France héroïque. Le mythe ne devait pas survivre à la disparition du vieux grand chef. On mit de Gaulle en terre sans exhumer Vichy. Ce refoulement ne peut se comprendre que par l'absence de thérapie historique ou par une thérapie faussée à la fois tardive et inachevée qu'aucun pouvoir n'a voulu mener à terme.

Inventée à gauche avec Paul Rassinier dans les années 50, récupérée à l'extrême droite par Maurice Bardèche dans les années 60, promue par Robert Faurisson dans les années 80, aidée par l'ultra‑gauche de La Vieille Taupe, diffusée par Jean‑Marie Le Pen, reprise par Roger Garaudy dans les années 90 et bénie par l'abbé Pierre, l'idée qu'il fallait réviser l'histoire de la Seconde Guerre mondiale et reconsidérer le sort que les nazis avaient réservé aux Juifs, cette idée‑là, ô combien innovante, n'aurait pu avoir le succès qu'elle eut sans l'effet libérateur de Mai‑68. La France de Vichy avait besoin de blanchir son passé, elle va trouver un allié providentiel dans la radicalité contestataire de l'ultra‑gauche.

En prétendant mettre à bas les tabous, l'ivresse soixante‑huitarde mettait simultanément à bas des clés de lecture et rendait aveugle à la vérité des choses par le dévoiement des mots. « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde. » C'est sans doute aujourd'hui que cette phrase de Camus prend toute sa mesure. Le moment présent paie au prix fort les errances de langage et donc les errances de sens des trente dernières années. En prétendant libérer la société d'un moralisme patriarcal, « il est interdit d'interdire » a sans doute simultanément ouvert toutes grandes les vannes de la transgression dont le sadisme, l'esprit pervers, la haine de l'autre, le passage à l'acte raciste, le viol d'un enfant constituent aussi, autant de «  jouissances sans entraves ». On dira que ces rapprochements sont abusifs et que ce rapport amalgame des éléments incompatibles et des moments qui n'ont rien à faire ensemble. Les mots ont des trajets qu'il faut suivre dans la durée car ils construisent ces grandes régularités de langage, ces « migrations du récit »2 constantes dans leurs métamorphoses. Cela mérite un retour en arrière pour analyser cette surprenante convergence emblématique de la confusion actuelle autour du fait négationniste. Un discours libertaire (La Vieille Taupe) rejoint les positions révisionnistes ou négationnistes de l'extrême droite avec le soutien ultérieur d'un Roger Garaudy et de l'abbé Pierre et c'est Michel Tournier qui compare au nom de la liberté d'expression3 le sort fait à Garaudy à celui de Salman Rushdie. Il suffit de lire l'actualité, les faits divers, la presse quotidienne pour mesurer ce mauvais solde de la pensée 68. Ce n'est définitivement pas la plage qui se trouvait sous ces pavés.

Dans un abus de mémoire toute une génération frustrée de l'héroïsme supposé de la génération précédente perpétuera au cours des années 70 une résistance imaginaire vécue par procuration. Toute une génération d'après‑guerre avait savouré ce « Messieurs les censeurs bonsoir ! » lancé par Maurice Clavel claquant la porte de la télévision après que l'on eut censuré le rappel qu'il faisait de « l'aversion » de Georges Pompidou pour l'héroïsation de la Résistance. La grâce présidentielle accordée par le président Pompidou au milicien Paul Touvier donnait au pouvoir un visage qui semblait préférer une politique de l'oubli et de compromission à l'illustre mémoire des représentations gaulliennes. On pouvait même lire à l'époque, sous la plume d'Alfred Fabre‑Luce, dans Le Monde, le rappel fait aux Juifs du choix nécessaire entre leur double allégeance. Si la régence pompidolienne était perçue comme ayant dévoyé l'héritage de la Résistance, à plus forte raison, le giscardisme incarnait tout à la fois la symbiose des enfants de Pétain, de l'affairisme et de l'inégalité. De leur côté, les maos issus de « Normale sup » n'étaient pas avares d'abus symboliques. C'est la « Nouvelle Résistance Populaire » que le ménage Sartre-Beauvoir portait sur les fonds baptismaux, tandis que Geismar cumulait avec Arafat la représentation fusionnée de Jean Moulin et de Che Guevara. L’extrême gauche des années 70 inscrivait la défense de la cause du peuple dans un panthéon de mémoire. Cet apparent impératif politique actualisait ses référents. Tout un jeu de représentations substitutives fit de la Résistance la matrice des résistances ultérieures. Du Viet minh au Viet cong en passant par le FLN algérien ou le FNL vietnamien, le partage symbolique des représentations du bien et du mal ne souffrait d'aucune nuance. Toutes les alliances étaient bonnes contre l'ennemi principal impérialiste dont le sionisme faisait figure de forme aboutie. Les contradictions internes sur la qualité de la violence, sur le terrorisme, sur les alliés nazis de certaines causes arabes étaient perçues comme secondaires. Il faudra attendre la fin de toutes les dérives sanglantes de la bande à Baader, des Brigades rouges italiennes ou de l'Armée rouge japonaise pour que cette génération d'après cesse d'exorciser la culpabilité des crimes de la génération d'avant par le massacre symbolique et réel des enfants des victimes. Toujours radicalement chic, l'ensemble du comité de rédaction de Tel quel voyait dans le massacre des athlètes israéliens à Munich en 1972 un acte d'émancipation du genre humain4 et c'est à propos de la guerre civile au Liban que Libération titrait en 1975 « Malraux dans la montagne libanaise » en concluant « le Liban est notre Espagne »5, faisant des Palestiniens les nouveaux Républicains et des phalangistes (alliés à l'époque à la Syrie) les nouveaux franquistes. On pouvait en conclure que le rôle dévolu à Israël était celui de l'Allemagne nazie dans ces jeux de substitution. On vit apparaître un monstre politique : l'antisémite antiraciste. C'est au nom de l'antiracisme, de l'anti‑impérialisme ou de l'anti‑antisémitisme que des énoncés antisémites de gauche furent abondamment produits à la fin des années de plomb.

De la révolution‑fiction à la confusion mentale

Dans les années de plomb, gauchistes allemands, italiens et japonais, tous petits enfants de l'axe nazi‑fasciste, ont cru s'affranchir de la charge de culpabilité héritée de la génération d'avant en combattant par les armes ce qu'ils pensaient être la survivance de cet héritage. Dans un délire de représentations renversées, Israël devint la représentation substitutive du nazisme. Les fils des bourreaux se mirent à jeter des bombes contre les fils des victimes, estimant que tout Israélien, voire tout Juif, portait en fait le masque d'Hitler. Ceux qui ne font pas dans le genre décadent s'inventent des Résistances. C'est dans les pays de l'ex‑Axe, Allemagne, Italie, Japon que les groupes révolutionnaires d'ultra‑gauche, Fraction armée rouge, Brigades rouges, Armée rouge japonaise prétendent combattre les formes survivantes ou substitutives du passé honni, celui de la génération d'avant, celui de leurs parents. L'ennemi à abattre est désormais incarné par l'impérialisme américain dont la forme achevée serait le sionisme et son pion avancé, Israël. Ainsi se trouve‑t‑on face à un paradoxe insensé : des révolutionnaires d'extrême gauche, avec le nazisme en héritage, ne trouvent pas de meilleure démarche rédemptrice que d'aller tuer des Juifs au nom de la lutte contre la survivance du nazisme. Israël est la cible privilégiée : à Lod, à Entebbe, à Mogadiscio, la bande à Baader, alliée de Georges Habbache, tue des Juifs au nom de l'émancipation du genre humain... En France, la Nouvelle Résistance Populaire, maoïste, fait de la lutte palestinienne le symbole des luttes d'émancipation. Peu importe les bavures antijuives, il faudra attendre le bain de sang de l'attentat de Munich en 1972 pour que les délires des années 70 commencent à s'estomper sous leur forme la plus meurtrière. En 1975, la motion de l'ONU, sionisme = racisme, achève de conforter la ligne des clichés renversant une image et un symbole. Le camp de la vertu et de l'émancipation a basculé du côté arabe, même si les pétrodollars et les Protocoles des Sages de Sion l’alimentent financièrement et intellectuellement.

C'est à travers les derniers balbutiements sanglants du terrorisme issu des diverses mouvances d'extrême gauche que l’on voit poindre la nouvelle configuration idéologique et politique de l'antisémitisme contemporain. En France, les scories d'Action directe avaient mis à jour la pauvreté politique de la pensée de ses leaders. La branche lyonnaise de la bande devait se surpasser dans l'antisémitisme de ses écrits théoriques. Il faudra attendre la publication du livre d'un ancien complice de Carlos, Hans Joachim Klein, La Mort mercenaire, et la rupture de ce dernier avec le terrorisme pour que l'on prenne toute la mesure de l'errance politique et meurtrière de ceux qui croyaient combattre pour l'émancipation du genre humain.

En Europe et en France, c'est sur le terrain des idées, de la culture, de l'expression artistique que va se construire progressivement le terreau fertilisateur du projet négationniste. Par quels chemins étonnants a‑t‑il progressé ? Les anciens idolâtres d'hier vont faire de leur amertume idéologique l'aliment d'un doute tout aussi radical que les certitudes des anciens dogmes. Cette « déconstruction » prend la pose : on doute de tout sauf de soi. Dans les films, le roman, l'art, s'élabore au cours des années 70‑80 un double mouvement d'amnésie et de surenchère de fausse mémoire. Saisi du vertige de ses outrances, le champ idéologique bascula d'un extrême à l'autre. Aux certitudes absolues héritées des mythologies gaullistes, communistes, chinoises vinrent se substituer le doute, le scepticisme radical, le tout interprétatif mettant à bas les précédentes images pieuses. Les héritiers du lacano‑progressisme découvraient un nouvel outil conceptuel majeur : «  quelque part », concept essentiel des années Deleuze‑Guattari‑Lacan, était devenu le passe‑partout interprétatif qui permet de tout dire et son contraire. L'hypercritique post‑68 va prétendre mettre à bas les icônes et les idoles, elle va mettre en cause les vérités jusque‑là établies, d'autant plus suspectes qu'elles apparaissent pour des vérités officielles. La vague de contestation emporte tout, prétend remettre tous les compteurs à zéro, ceux de l'Histoire et ceux des référents moraux dominants. La pensée 68 sombre dans le scepticisme radical dont les seules issues proposées relèvent de l'esthétisme morbide ou d'un psychologisme tordu: Liliana Cavani avec Portier de nuit ou Daniel Schmidt avec L'Ombre des anges livrent au cinéma des oeuvres qui bouleversent les termes de l'Histoire : Auschwitz devient un vaste lupanar pour sadomasos, tandis que l'Allemagne de l'après‑guerre est livrée aux promoteurs juifs. La part maudite du nazisme s'estompait au profit d'une complaisance pour sa part sadienne. « Quelque part les victimes ne sont pas totalement innocentes » devait commenter Liliana Cavani. Ces «  remake innocents du Juif Süss », pour reprendre l'expression de Jean‑Pierre Faye à propos du film de Daniel Schmidt, L'Ombre des anges, ont constitué autant d'éléments de mise en acceptabilité, esthétique ou psychologique, de la barbarie. Le mal ou plutôt les pulsions de mort, le sadisme ont trouvé dans cette mauvaise soupe un aliment et un allié intellectuel inespéré.

Les années Giscard voient simultanément l'effondrement de la marxolâtrie et le retour de la biopolitique. Les « nouveaux philosophes » et la « Nouvelle Droite  » font des grands succès d'Audimat. Sur papier glacé on lit que le bombardement allié sur Dresde constitue « l'autre Holocauste ». Les années Mitterrand vont aggraver la confusion par le mélange des genres : « battre le tambour » contre le retour de la « bête immonde » et cultiver dans l'ombre des amitiés frelatées. L'ancien président de la République avait fait de Vichy la mauvaise parenthèse de l'Histoire. La République n'en serait ni comptable, ni responsable, ni coupable. Il faudra attendre encore une fois l'arrivée des Alliés, le débarquement éditorial des Américains Marrus et Paxton pour que les Français commencent à lire leur propre histoire et la responsabilIté de Vichy. Pourtant, c'est toujours autour de « ce passé qui ne passe pas » que se joue ce mauvais présent, comme si Vichy était non seulement la part enfouie, détestable et toujours à l'oeuvre de la mémoire nationale, mais aussi la part désirée de cette mémoire, comme si ce retour à Vichy était le seul prisme pertinent de lecture, l'unique référent pour les adversaires de sa résurgence dans notre modernité.

Ainsi, les pôles symboliques nés après‑guerre se renversent. Le camp des vainqueurs, celui qui a Jugé les nazis à Nuremberg, voit sa prétention à la vertu corrigée à la baisse : la guerre d'Algérie, celle du Viet‑Nam donnent à voir le spectacle de sales guerres où la torture avilit le tortionnaire, désormais français ou américain. La génération de 68 avait cru reconnaître dans de Gaulle le défenseur du grand capital plutôt que l'homme du 18‑Juin. Les lunettes déformantes élaborées rue d'Ulm donnent à la jeunesse une vision enchantée d'un monde revu et corrigé par la pensée Althusser. C'est aujourd'hui une banalité de dire que le fameux slogan de Mai‑68 « CRS SS » tout comme l'affiche des Beaux‑Arts en 68, d'un de Gaulle affublé du masque d'Hitler furent les premiers germes de confusion des repères. Moshe Dayan prend la relève dans le registre des répulsions progressistes, le vainqueur de la « guerre des Six‑jours » a eu tort de gagner la guerre. La nouvelle radicalité n'aime qu'un Israël spirituel et souffrant, sûrement pas un Israël temporel, guerrier et vainqueur. Dayan = Massu dans l'imaginaire des gauches, tandis que Pompidou = Pétain.

Bruit et brouillage : les habits neufs du vieil Adolf

Un certain nombre de signes se sont mis à faire système dès le milieu des années 70 autour d'un double mouvement d'origine idéologique diamétralement différente : d'une part, la relecture de l'histoire du nazisme et de la Collaboration par l'extrême droite soucieuse de sa revanche ou par la droite soucieuse de sa réhabilitation, d'autre part les confusions de sens dans les référents et dans les énoncés de la part de la gauche ou l'extrême gauche dans la lecture qu'elles faisaient du conflit israélo‑arabe.

Après la publication par L'Express de l’interview de Darquier de Pellepoix, ancien commissaire aux questions juives sous Vichy où il était question d'un Auschwitz où « on n'aurait gazé que des poux », les « Eichmann de papier », pour reprendre l'expression de Pierre Vidal‑Naquet ont culminé en France en 1980, avec en particulier la déclaration du principal d'entre eux, Robert Faurisson, au micro d’Europe 1 en octobre 1980: « Le prétendu massacre des Juifs et la prétendue existence des chambres à gaz ne forment qu'une seule et même escroquerie politico‑financière dont les principaux bénéficiaires sont l'État d’Israël et le mouvement sioniste international et les principales victimes sont le peuple allemand, mais pas ses dirigeants, et le peuple palestinien tout entier6.  » Le révisionnisme faisait une entrée médiatique fracassante à partir d'une posture simple et efficace : c'est prétendument au nom de la quête de vérité historique que se fonde la démarche révisionniste. Ce piège absurde et pervers a fonctionné à partir du succès potentiel que tout discours de contestation peut rencontrer auprès d'un public amnésique, fasciné et amusé par le scandale. En Allemagne, dans la même période, la « querelle des historiens allemands » mettait aux prises Ernst Nolte et Jürgen Habermas et attribuait une responsabilité relative à l'Allemagne nazie dans le génocide des Juifs. La dimension unique de la Shoah disparaissait au profit d'une inscription, parmi d'autres, dans la liste noire des génocides du XXe siècle. C'est au plus haut niveau des lieux de pensée que l'on se mit à débattre en Europe des chambres à gaz, de leur taille, de la fiabilité de leur architecture, du nombre des morts, du temps mis à mourir, de l'évacuation des corps, des preuves de la mort de ceux qui étaient partis en fumée. À l'abri d'une prétention historienne, de faux historiens mais de vrais idéologues ont progressivement fait du révisionnisme une machine à déconstruire la vérité historique.

De François Genoud, le banquier nazi, ami du mufti de Jérusalem et ami du FLN algérien, à Jacques Vergès le tiers‑mondiste, avocat de Barbie et de Garaudy, en passant par Ulrike Meinhof, la terroriste gauchiste, Jean‑Edern Hallier l'« Idiot international » ou Jean‑Marie Le Pen le néofasciste, le discours anti‑juif semble être le dénominateur idéologique commun de ces extrêmes antagoniques. Si le négationnisme à l'extrême droite peut être perçu comme une attitude logique destinée à blanchir l'héritage, il est aussi présent au pôle politique opposé. Est‑ce un paradoxe ? C'est dans l'extrême gauche que dès les années 70 s'exprime sous couvert d'anti‑israélisme radical ou au nom du « il est interdit d'interdire » un renouveau de l'antisémitisme « de progrès ».

C'est autour du conflit israélo‑arabe et de la haine radicale d'Israël que s'est nouée la rencontre permettant la reconversion positive du vieil antisémitisme de droite dans l'anti‑impérialisme tiers‑mondiste. Israël constitue cet unique lieu symbolique repoussoir à la fois transidéologique et transnational qui a permis, au nom des vertus émancipatrices de l'antisionisme, quelques extraordinaires convergences entre anciens nazis, gauchistes, néo‑fascistes ou encore arabolâtres délirants. Le conformisme de gauche aime le Juif spirituel et pleure le Juif temporel. Un Israël vivant et politiquement incorrect ne correspond pas aux catégories des vertus progressistes. Le politiquement correct perpétue une vision du monde héritée d'un Yalta de signes, S'ils ne correspondent plus à aucune réalité, ils demeurent efficaces dans l'imaginaire qui façonne les codes de conduite, les apparences, le look des modes et des passions politiques. Woody Allen et la Shoah sont à la mode. « Jewish is beautiful » au début des années 80. En revanche, Israël est le non‑être des nations : des votes de l'UNESCO refusant d'inclure Israël dans une région du monde à la motion de l'ONU en 1975 assimilant sionisme à racisme, l'israélophobie progressiste domine la scène politique des années 70‑80. La violence paroxystique des commentaires sur la guerre du Liban menée par Israël en 1982 a mis à jour des discours étrangers à la seule critique de cette guerre. Le Juif temporel acceptable ne peut être que victime.

Quand la gauche prend le pouvoir politique en 1981 pour « changer la vie », elle y parvient dans un état d'épuisement idéologique que les affres de la gestion, les charmes du pouvoir vont achever de consumer. À droite, la défaite donne des ailes à une opposition en manque d'idées. C'est dans cette béance que vont s'engouffrer les nouveaux idéologues de la bio‑politique et de la révision de l'Histoire. S'il apparaît évident que le travail de l'historien n'est jamais clos, à plus forte raison quand il reste des sources documentaires à investiguer (les archives de l'Est viennent seulement d'être ouvertes), ce qui était avancé relevait bien évidemment d'une stratégie politique de réhabilitation du nazisme par le dévoiement de l'approche historienne. Ce surréaliste scandale intellectuel est devenu à la fois loi de l'Audimat, débat d'idées, confrontation d'opinions. Dix ans plus tard, on peut en récolter les fruits et en mesurer les effets. C'est Claude Autan‑Lara, député européen du Front national, qui estimait, en 1989, à propos de la déportation de Simone Veil « Elle se porte bien... Bon, alors, quand on me parle de génocide, je dis en tout cas, ils ont raté la mère Veil7 ! » Il ne fut pas seulement question de décompter les morts. En Italie, en Autriche, aux États‑Unis, en Russie, au Japon, dans le monde arabe, c'est une Internationale révisionniste qui s'est mise en place. En Pologne, il fut aussi question d'effacer la qualité juive des victimes. En installant un couvent de carmélites à l'intérieur du camp d'Auschwitz, l'Église de Mgr Glemp noyait les cendres des Juifs dans un amalgame de confusion. De thèses de doctorat révisionniste en articles ou prestations télévisées du même acabit, la liste est trop longue pour énumérer les signes de la progression intellectuelle du phénomène.

Cette question récurrente intrigue à la fois par sa dimension quasi universelle, son aspect obsessionnel autant que par sa fonction de point de rencontre entre des pôles politiques ou intellectuels supposés être opposés.

Les rouges‑bruns‑verts : l'antisionisme radical comme ultime passion idéologique

Si le génocide des Juifs européens par les nazis constitue, après 1945, un facteur indirect de légitimation d'Israël par la responsabilité de l'Occident, il suffirait de s'attaquer à la réalité de cette histoire, de la réduire ou de la nier pour éroder l'un des fondements d'Israël, pour lui ôter son statut d'État des survivants. Ce qui est contesté c'est bien pour Israël son droit à être puisqu'il serait le produit d'une escroquerie planétaire inédite dont les Juifs et le projet sioniste seraient les auteurs. Le regretté Léon Poliakov avait déjà analysé les différentes étapes historiques de ces mécanismes pervers dont le livre de Roger Garaudy est l'aboutissement ponctuel. Il n'est pas nouveau. D'autres, sous d'autres noms ont défendu des positions proches. Ce qui est nouveau aujourd'hui, c'est la rencontre de ce discours jadis sectaire et minoritaire avec un auditoire qui le plébiscite. Ce qui est nouveau, et c'est là le désastre, c'est le succès du propos garaudien chez les intellectuels arabes. Le nouvel antisémitisme fondé sur le révisionnisme n'est plus seulement un fait occidental brun ou rouge, il est désormais vert et s'inscrit dans les mythes fondateurs des politiques arabes contemporaines.

On connaît à l'avance la méthode, le procédé, l'argument de la secte, ce qui surprend c'est qu'elle croisse en nombre et qu'elle ait mobilisé à Paris tout le panel transpolitique qui de l'extrême droite à l'extrême gauche se rassemble pour clamer sa haine des Juifs. La dimension argumentative avait moins d'intérêt que le spectacle donné par le procès intenté à Roger Garaudy. On rencontrait dans la salle des Pas perdus jouxtant la XVIle chambre correctionnelle ce début de janvier 1998 au Palais de justice de drôles de gens dans une drôle de communion, des jeunes fascistes au poil court en blouson bombers, des néo‑nazis rasés en rangers, des post‑gauchistes hirsutes et barbus, des crânes rasés en keffieh, des femmes en tchador, des intégristes de tous poils avec crucifix à la boutonnière, des avocats arabes félicitant un avocat fasciste, des néo‑nazis applaudissant un avocat tiers‑mondiste. Cette vision provoque un intense sentiment de malaise qui va au‑delà de ce que l'on peut éprouver à la vue des divers spectacles des barbaries modernes. L'angoisse que l'on ressent naît d'un sentiment d'échec, de salissure, comme si on avait marché sur une crotte indétachable.

Pendant quatre jours, en janvier 1998, devant la XVIle chambre correctionnelle de Paris au cours du procès intenté à Roger Garaudy au double titre de contestation de crimes contre l'humanité et de diffamation raciale, le président Montfort a fait l'analyse de l'ouvrage Les mythes fondateurs de la politique israélienne. Quelle stratégie développe‑t‑il ? L’objectif est limpide. Il est énoncé par l'auteur : « Dénoncer l'hérésie du sionisme, politique qui consiste à substituer au dieu d’Israël, l’État d’Israël, porte-avion nucléaire et insubmersible des provisoires maîtres du monde : les États‑Unis.  » Il s'agit de délégitimer Israël et de désigner cet État comme l'essence de la perfidie, du mensonge, de l'escroquerie et de la violence. Sa malfaisance se nourrit d'une stratégie simple : les Juifs se plaignent de maux imaginaires, de malheurs construits de toutes pièces, de souffrances boursoufflées dans un seul but : donner une légitimité à leur projet par la culpabilisation du monde. Forts de cette légitimité larmoyante, les Juifs peuvent mettre en oeuvre leur projet de domination en escroquant la terre de Palestine et en faisant des Palestiniens les perpétuateurs des crimes dont les Juifs prétendent avoir été les victimes. Ainsi, les Juifs, fausses victimes mais vrais coupables, feraient la preuve de leur malfaisance, déjà inscrite dans le récit biblique qui raconte à travers le livre de Josué le premier génocide de l'Histoire mené par les Hébreux contre le peuple cananéen. Le raisonnement est simple, lumineux, efficace. À la différence de Robert Faurisson, son inspirateur méthodologique, Garaudy ne nie pas l'existence des chambres à gaz, il attend d'avoir la preuve de leur existence ; il propose un débat, un colloque sur le sujet où auraient pu s'exprimer des points de vue différents, mais le complot sioniste est si omniprésent que cette intéressante confrontation scientifique ne pourra pas avoir lieu ; il ne nie pas qu'il y ait eu un massacre des Juifs pendant la guerre, mais de là à le qualifier de génocide ! Six millions de victimes ? Non, recomptons bien, voulez‑vous. Garaudy n'affirme pas, il dit qu'il doute, il est sceptique sur les vérités officielles, il cherche la vérité au milieu des ténèbres, comme il cherchait déjà la vérité au moment du procès Kravtchenko quand il l'accablait en bon stalinien qu'il fut. C'est toujours en quête de lumière et de vérité que Garaudy a adoré successivement Marx, Staline, Jésus et aujourd'hui Mahomet. C'étaient probablement des paroles pieuses qu'il déclara en affirmant que lui « au moins n'avait pas ouvert un commerce avec les ossements de ses grands‑pères ».

Si les conversions spirituelles de Garaudy sont connues, communisme, christianisme, islam, les à‑côtés extrémistes le sont moins. Pierre‑André Taguieff révèle dans Esprit8 le plagiat d'une revue néo‑nazie, Nationalisme et République (n° 8, 1er juin 1992) et d'un article de Robert Tolédano, que l'homme de lettres Garaudy recopie textuellement pour son propre ouvrage Les Mythes fondateurs. Qu'importe, dit Garaudy au cours de son procès assumant et revendiquant son plagiat. « Je suis un homme libre victime de censures multiples. J'écris et je vais où l'on m'invite. » L'homme libre, l'homme de lettres ne marchande pas ses collaborations : il participe à un colloque du GRECE sur « Le monothéisme du marché » (!) en 1995, au XXIVe colloque du GRECE sur « Nations et empires » placé sous l'invocation de Pierre Gripari et de Saint‑Loup9 ; publication dans la même revue néo‑nazie Nationalisme et république des bonnes feuilles d'un livre Les Fossoyeurs (cf. Pierre‑André Taguieff. Esprit, n° 224)10 ; participation à un colloque à Tripoli (Libye) en avril 1997 à l'invitation de l'Université de Tripoli « contre l'hégémonie et la globalisation » et en présence du Front européen de libération, réseau national-bolchévique avec une participation de la revue rouge‑brune russe Zastra et de Rousslan Kasbulatov, l'un des putschistes russes de 1993.

Le Monde devait produire un surprenant titre pour un compte rendu de ce procès : « Le philosophe antisioniste Roger Garaudy reçoit le soutien d'intellectuels arabes » créditant ainsi Roger Garaudy du qualificatif qu'il souhaite pour lui‑même. « Antisioniste » est un qualificatif positif dans la palette idéologique du politiquement correct. Le Monde n'a pas titré « antisémite ». Bien au contraire, Garaudy, labélisé « philosophe », reçoit ainsi un crédit de sérieux académique.

Avec près de quatre cent mille exemplaires diffusés et deux millions de lecteurs potentiels (selon les estimations de l'auteur), Les mythes fondateurs de la politique israélienne représente probablement l'un des très grands best‑sellers littéraires dans le monde arabe et dans le monde de l'édition en général. Reçu en héros à la foire internationale du livre du Caire, en février 1998, Ragaa Garaudy (son nouveau prénom après sa conversion à l'islam) a dénoncé « devant des centaines d'intellectuels » le pouvoir sioniste qui « contrôle 95 % des médias occidentaux ». Quand on sait par ailleurs que cet ouvrage a été, en Europe, fortement mis en cause, refusé par les maisons d'édition, et son auteur et son éditeur discrédités et condamnés par la justice, on ne peut que prendre à la fois la mesure de la performance et la mesure du gouffre culturel et politique qui sépare plus que jamais monde arabe et Occident.

Le basculement côté arabe

C'est dans le monde arabe que la causalité diabolique juive trouve aujourd'hui son champ d'épanouissement le plus fort. À la haine radicale d'Israël, à l'antisionisme s'ajoute désormais un antisémitisme fondé sur l'adoption des thèses négationnistes. Il complète le registre déjà abondant des délires accusant les Juifs de tous les maux du monde arabo‑islamique. Le désastre politique du monde arabe n'aurait qu'une unique raison historique : les Juifs, le sionisme, Israël.

La guerre du Liban en 1982 devait offrir une occasion inespérée de conforter le nouvel antisémitisme et de lui fournir une légitimité d'apparence. Israël devint l'objet d'attaques qui avaient fort peu à voir avec sa politique mais bien plus avec son droit à exister. La politique d'Israël serait non pas le produit d'un nouveau projet inspiré par la droite nationaliste au pouvoir à l'époque, ou de l'aventurisme de certains de ses généraux, mais serait la conséquence de la nature même de l'État. Le produit du projet sioniste, l'État d'Israël, développerait une politique consubstantiellement malfaisante dont la source serait à investiguer dans ses gènes. Les poupées gigognes s'emboîtent au gré des fantasmes de ses ennemis : le général Sharon est dans Israël, Israël est dans le sionisme et le sionisme est dans le judaïsme. Un placard publicitaire « Le sens de l'agression israélienne » signé par Roger Garaudy11, le père Lelong et le père Mathiot énonce dans Le Monde, en 1982, cette équation simple. Témoignage chrétien renchérit avec son titre : « Les Palestiniens dans Beyrouth comme les Juifs dans le ghetto de Varsovie. » Dès lors, Israël est définitivement cloué au pilori. Les sinistres massacres de Sabra et Chatila achèveront de faire d'Israël l'héritier substitutif de son ancien bourreau : les Juifs, devenus israéliens, se seraient métamorphosés en nazis bourreaux des Palestiniens, nouveaux Juifs persécutés. Ce raccourci historique permet de camper le décor dans lequel le négationnisme va renouveler l'argumentaire arabe. Si les rapprochements entre la Croix gammée et le Croissant avaient existé depuis l'alliance du Grand Muphti de Jérusalem, Hadj Amin El Husseini pendant la Seconde Guerre mondiale, l'évolution du nationalisme arabe sous l'influence du nassérisme ou des divers partis Baas avait su tempérer un antisémitisme trop ostensible. Il y avait bien eu des nazis dans l'entourage de Nasser, et Aloïs Brunner officiait toujours en Syrie, mais l'influence soviétique d'alors teintait d'un tiers‑mondisme de façade ce qui n'était que nationalisme aux couleurs locales. Les alliances et mésalliances entre laïcs et religieux, entre Nasser, Assad, Hussein, le Baas, les communistes et les Frères musulmans ont toujours obéi à des logiques qui échappent à tout regard rationnel puisqu'elles relèvent en fait de comportements tribaux et claniques, eux très cohérents. L'itinéraire du banquier nazi suisse François Genoud est emblématique de ce glissement politiquement pervers qui déroule un fil continu allant du nazisme au soutien au FLN algérien ou à la lutte palestinienne ou encore à Klaus Barbie. Il faudra donc attendre 1982, et surtout les esquisses de paix entre Israël et ses voisins, y compris palestiniens, pour que ce produit occidental qu'est le négationnisme s'exporte au Proche‑Orient et dans le monde arabe. Les Protocoles des Sages de Sion avaient déjà obtenu des succès éditoriaux en Arabie Saoudite, mais le négationnisme est un produit innovant dans le marché antisémite du Proche‑Orient. Il constitue l'argument suprême prouvant la malfaisance absolue du « complot sioniste ».

Le succès intellectuel et politique de Roger Garaudy semble n'intéresser que très modestement les commentateurs ou observateurs occidentaux du monde arabe, alors qu'il représente un formidable révélateur d'une recomposition idéologique au sein de ce monde et de sa sphère d'influence autour du projet révisionniste. Roger Garaudy serait devenu le héros emblématique d'un renouveau de l'imaginaire politique dans le monde intellectuel arabe ou islamique. Dans une absence quasi totale de critiques ou de mises en cause des thèses qu'il avance, Roger Garaudy a reçu bien au contraire un accueil triomphal. Supposé être la victime de la toute‑puissance du pouvoir sioniste manipulant les médias et les gouvernements, Roger Garaudy se positionne comme l'homme libre, le dernier des résistants qui dit la vérité et qui combat la dernière figure du Mal, le sionisme international.

Ce continuateur des Protocoles des Sages de Sion semble probablement voué à un succès durable pour les années à venir, tant nombre d'esprits en Occident ou dans le monde arabe paraissent friands de cette pensée magique qui donne enfin, par la révélation de la toute‑puissance du complot, l'explication de sa fameuse «  humiliation ». Ce thème de «  l'humiliation arabe » est un thème récurrent dans le discours arabe. Si le monde arabe se vit comme humilié, il le serait au nom d'une défaite non pas due à une quelconque défaillance de sa bravoure ou de ses qualités mais par la perfidie et la ruse suprême de son ennemi. Le monde arabe serait victime, comme Garaudy, de cette puissance occulte, cet empire invisible qui de Washington à Tel‑Aviv tire les ficelles de l'univers. Garaudy est la figure renversée de Roland à Roncevaux. Victime des médias et d'une justice aux mains du lobby sioniste, il prend la pose du héros solitaire, vieil homme avide de vérité, de Justice et de lumière. Quelques autres esprits éclairés ont entendu ce message. En France, son éditeur le libre‑penseur révisionniste de La Vieille Taupe, Pierre Guillaume, son avocat néo‑fasciste ; Éric Delcroix12, son avocat tiers‑mondiste, Jacques Verges, l'avocate de Carlos, M. Coutant‑Peyre, ses supporters, Robert Faurisson, Henri Roques ainsi que d'autres esprits avides de vérité étaient présents au Palais de justice de Paris pour s'affronter à la toute‑puissance de la perfidie sioniste qui leur faisait procès. On pourrait rire de tout cela, considérer que c'est un phénomène sans importance, que cela fait partie des diverses fantasmagories remises au goût du jour par le blocage du processus de paix entre Israël et les Palestiniens. Dramatiquement, le succès de Garaudy semble ne pas avoir eu besoin de la politique Netanyahu pour s'affirmer. Bien au contraire, on ne comprend pas très bien pourquoi aujourd'hui la cause arabe et la cause palestinienne en particulier auraient eu besoin de l'argumentaire révisionniste pour prétendre à une légitimité. Il faut croire que la passion antisioniste et antijuive pèse plus lourd que le soutien à la cause palestinienne auprès de certains intellectuels ou guides spirituels ou politiques du monde arabe. Le projet Garaudy s'inscrit en aliment complémentaire du phénomène islamiste qu'il conforte dans sa volonté d'anéantissement des apostats, des Juifs et d'Israël. Il permet, d'autre part, la jonction entre ce dernier et toutes les catégories du révisionnisme ou négationnisme en Europe ou en Occident.

Bien avant le procès de Roger Garaudy en janvier 1998, dans le journal algérien La Nation, interdit de parution depuis décembre 1996, dirigé par Salima Ghézali qui a reçu en décembre 1997, le prix Sakharov des droits de l'homme décerné par le Parlement européen et qui vient de recevoir le prix Olof Palme pour féliciter « son courage » et «  témoigner de la violence faite au peuple algérien », on pouvait lire trois pleines pages d'hommage et d'interview de Roger Garaudy13. Sous la plume d'Abdlkader Djeghloul on pouvait lire : « Ce grand homme de la culture française qui a publié pendant un demi‑siècle de très nombreux ouvrages dans les grandes maisons d'édition françaises s'est vu interdire de publication pour son dernier livre »... « Seule l'instance médiatique et intellectuelle a décidé au nom des droits de l'homme d'attenter à la dignité et au droit à la liberté de deux vieillards courageux et intègres [il est question de l'abbé Pierre]  ». Répondant aux questions, le « grand homme de culture » fait lui aussi de la Shoah un point de détail de l'histoire de la Seconde Guerre mondiale : « Sans aucun doute les Juifs ont été l'une des cibles préférées d’Hitler... alors je nie le droit que s'arrogent les sionistes de minimiser les crimes d’Hitler en les réduisant à l'incontestable persécution des Juifs... Sa volonté d'expansion a fait cinquante millions de morts dont seize millions de Slaves, Russes ou Polonais... Je rejette cet apartheid des morts qui sous le nom théologique d'Holocauste rend le martyre des Juifs irréductible à tout autre. » Prenant la défense de l'abbé Pierre : « Alors fut lâchée contre lui la meute des apostats de la grande foi universaliste des prophètes : Jacques Attali, Schwartzenberg, Kouchner et les grands prêtres Sitruk et Kahn qui le firent comparaître comme Jésus devant le Sanhédrin, devant le nouveau tribunal de l'Inquisition chargé de la police de la pensée, la LICRA. Il refusa d'abjurer et fut exclu... »  Présentant la lettre de soutien de l'abbé Pierre à Garaudy, Abdelkader Djeghloul poursuit le commentaire : « Comme lui [Garaudy] l'abbé Pierre dénonce la manipulation sinistre et occidentaliste des massacres de Juifs par le nazisme et leur transformation en génocide, concept fondateur et légitimant l'agression permanente de l’État israélien et de l'Occident dans ce même espace et le reste du monde. »

Plus récemment dans le journal égyptien Al‑Ahram Hebdo14 (édition française), une double page résume et ramasse le point de vue arabe sur la question : « Le procès de Roger Garaudy est ressenti dans l'ensemble du monde arabe comme un scandale... Un choc ressenti tant dans les milieux libéraux trahis par la patrie des libertés que par les islamistes qui ont vu la face cachée de l'Occident. » Garaudy est présenté comme l'avocat de la cause arabe et de la cause palestinienne, « centre de la vie intellectuelle et politique du monde arabe. » Néguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988, rescapé d'un attentat islamiste, déclarait en accueillant Garaudy en Égypte : « Nous sommes tous deux victimes de la même intolérance » et s'insurge contre la loi Gayssot au nom de laquelle Garaudy est jugé.

Cette vague déferlante de soutien à Garaudy va de l'Atlantique au golfe Persique. L'Association des écrivains palestiniens a publié le 11 janvier 1998 un communiqué exprimant la « solidarité avec le penseur et l'homme de lettres pour son combat courageux en faveur de la liberté de création ». En Iran, le neuvième anniversaire de la fatwa contre Salman Rushdie a été l'occasion pour le Guide de la Révolution de relever la contradiction de « ceux qui en Occident condamnent Garaudy mais protègent Rushdie ». Dans les Émirats arabes unis des collectes organisées par la presse ont réuni des sommes considérables, tandis que sur le Net le site Radio Islam qui vante la pensée faurissonienne et les vertus du Hezbollah ouvre une page spéciale Garaudy.

On est stupéfait devant ces discours, ces attitudes‑réflexes, on ne saisit pas bien comment aujourd'hui en Algérie ou en Égypte des intellectuels, placés sous la menace mortelle des tueurs islamistes, puissent faire de Garaudy le héros de leurs libertés perdues et le Zola du monde arabe. Comment ce négationnisme voilé qui avance à mots couverts pour contester à Israël toute légitimité, pour en faire un État criminel par nature, cause déclarée de tous les malheurs arabes, va‑t‑il s'accommoder de sa responsabilité nouvelle, éclairée par les prix accordés au nom des droits de l'homme ? Comment concilier cette vision démoniaque de l'adversaire avec ce propos lucide de Salima Ghezali sur la situation algérienne : « Ce sont nos enfants [les terroristes]. Ils sont sortis de nous. Il faut en finir avec cette arrogance imbécile qui décrète que nos malheurs viennent d'ailleurs, comme si notre société était pure », déclare‑t‑elle dans une interview au Monde. À cet effort de lucidité s'oppose la paranoïa politique qui semble une constante des attitudes politique arabes : c'est la faute des autres, la faute du complot de l'étranger et plus particulièrement du complot sioniste. Faut‑il rappeler les délires de la presse arabe au moment du décès de Lady Di, victime du Mossad, ou les récents déboires de Bill Clinton avec Monica Lewinsky, autre espionne potentielle du Mossad.

Seules quelques exceptions viennent sauver l'honneur perdu des intellectuels arabes : Edward Saïd aux États‑Unis, Elias Khouri au Liban et Samir Kassir qui écrit dans AI‑Nahar publié à Beyrouth15 : « Les intellectuels arabes auraient pu éviter de ruiner davantage leur réputation... Nul doute que nous faisons partie du camp des victimes. Des avocats tels que Zola ou Sartre, il faudrait les chercher dans l'autre camp, Israël. Et, de fait, nombreux sont ceux qui assument cette responsabilité chez l'ennemi: citons Israël Shahak, David Grossman, Amos Oz ou encore Tom Séguev. Eux sont occupés à dénoncer toutes les falsifications contenues dans le discours israélien et à défendre le droit des Palestiniens... Depuis une décennie, la pensée arabe connaît un net recul... Ce repli atteint aujourd'hui son paroxysme avec la campagne de soutien à Garaudy ... Il ne suffit pas que Garaudy soit pro‑arabe pour qu'il soit respectable ... Il est inutile de s'aligner sur l'opinion qui voit dans les Protocoles des Sages de Sion la base du conflit israélo‑arabe... L'intellectuel engagé se doit de dire que les six millions de victimes juives sont les martyrs d'un crime commis par l'Occident, sans pour autant accepter qu'elles soient utilisées pour bafouer nos droits. »

Faut‑il désespérer de ce monde arabe qui voit toujours ailleurs que dans sa propre histoire la source de ses carences démocratiques ? Quelques voix solitaires se sont élevées : Edward Saïd, intellectuel palestinien vivant aux États‑Unis, Elias Sambar, directeur de la Revue d'études palestiniennes, Tahar Ben Jelloun, écrivain marocain, Selim Nessib, intellectuel libanais ont tous dénoncé avec force la nocivité pour l'émancipation du monde arabe, pour la légitimité de la cause palestinienne, le succès remporté par Roger Garaudy auprès des intellectuels arabes. Il faut aussi noter que c'est dans les pays ayant signé une paix politique avec Israël que s'affiche désormais un antisémitisme fondamental, comme si ce rejet par les élites compensait une paix signée par les politiques. L’antijudaïsme radical, d'origine religieuse, participe de ce rejet voulu par les islamistes de tout ce qui n'est pas musulman. Les massacres en Algérie contre des Européens, l'égorgement des sept moines de Tibehirine considérés comme des « croisés » par les GIA s'inscrivent dans cette même logique de guerre contre l'Occident qui va de l'Atlantique au golfe Persique.

Les soutiens de la cause arabe ou palestinienne relèvent‑ils du seul souci de solidarité pour une cause déclarée juste pour son statut de victime d'une injustice historique ? La fascination que le « signe arabe » entretient en Occident ne relève pas que de la seule solidarité politique pour les humiliés et les offensés de l’Histoire. Du colonel Lawrence à Jean Genet, de Gide à Gabriel Matzneff, c'est aussi pour sa capacité de séduction, pour l'amour ou la fascination érotique qu'elle inspire à l'Occident que la cause arabe devient une cause amoureuse. Si le signe arabe est un objet du désir homosexuel, le signe juif apparaît a contrario comme une censure, un interdit, une sanction contre cette liberté de jouissance, La cause arabe ne se réduit plus à sa part politique mais à sa part désirante. La « juste lutte » fait partie des figures érotiques d'un Orient transgressif dans les catégories de l'imaginaire occidental.

Une histoire sans fin : une maladie de l'âme

Au bout du compte, les Juifs n'en feraient‑ils pas trop ? Le statut de victime emblématique confère‑t‑il une innocence qui ferait du Juif le débiteur éternel du reste d'une humanité imprescriptiblement coupable ? Israël est‑il à ce point innocent de ce que ses adversaires ou ennemis disent de lui ? Les Juifs seraient‑ils à ce point les éternelles victimes des frustrations humaines ? Ne faut‑t‑il pas construire une critique de la responsabilité juive ? « L’exception juive » autoproclamée ne confère‑t‑elle pas un statut abusif nourrissant au bout du compte la judéophobie ?

De distingués universitaires, anciens idolâtres de Mao ou de Lénine dressent aujourd'hui des comptabilités comparées : celle des morts du communisme pour les mettre en balance avec celle du nazisme. 85 millions de morts contre 6 millions de Juifs. Suivez mon regard: mais qu'ont donc ces Juifs avec leur singularité de la Shoah ? Ainsi, il y aurait eu quantité d'autres Shoah dans l'histoire humaine. La première ayant commencé avec Josué génocidant les Cananéens, nous raconte l'abbé Pierre, le compère de Garaudy. Tant de bonnes intentions historiennes dissimulent mal le projet : rendre incompréhensible la lecture de l'Histoire qui pose cette question récurrente : pourquoi ? Pourquoi un tel acharnement aussi divers, aussi complexe, aussi durable ? La contestation de l'unicité de la Shoah est bien le dernier subtil avatar des discours révisionnistes et négationnistes. Ils cherchent à mettre en cause le statut des Juifs dans l'histoire humaine. Les Palestiniens ne s'y sont pas trompés en invoquant le terme de nakba, la catastrophe, pour nommer 1948. Nakba à mettre en vis‑à‑vis de Shoah, catastrophe contre catastrophe. S'il n'est pas contestable que la naissance de l'État d'Israël fut pour les Palestiniens une « catastrophe », en quoi celle‑ci peut‑elle être comparée au sort des Juifs dans l'Europe sous le joug nazi ?

Parce qu'il recouvre des objets intellectuels à la fois spirituels et temporels, le signe juif, c'est‑à‑dire cet ensemble de signifiants situés dans l'Histoire et hors l'Histoire apparaît comme rétif aux catégories communes de l'entendement. Faut‑il voir dans cette fonction perturbante ou interrogeante la source du rejet du signe juif, la raison du rapport de fascination et de répulsion que le signe juif porte dans sa besace ? Les différents système d'interprétation ont laborieusement peiné à trouver la bonne clef d'ouverture du signe juif dans l'Histoire.

Il n'y a pas de réponse à cette énigme récurrente. Qu'est‑ce qui est attaqué par l'antijuif ? Est‑ce le Juif en tant qu'être‑symbole questionnant l'Histoire ou bien le judaïsme en tant que texte énonçant la Loi et par là même l'interdit ? Est‑ce la Loi, l'idée de la Loi que le Juif porte symboliquement sur ses épaules ? Est‑ce la vérité historique présentant la preuve de la barbarie, est‑ce le rôle symbolique que le Juif joue dans l'Histoire ? Comment penser l'obsessionnalité de la haine antijuive, anti‑israélienne, antisioniste ou anti‑judaïque quand ces attaques s'inscrivent dans le registre irrationnel des passions et du fantasme ? Comment analyser les séductions que cette haine cristallise ? De quelle charge symbolique Israël est‑il porteur pour jouer à ce point ce rôle de répulsion‑fascination dans l'histoire politique ? Comment interpréter que dans des pays éloignés de tout rapport historique avec les Juifs ou désormais sans Juifs, ceux‑ci ou l'idée que l'on a d'eux servent de passions répulsives exutoires ? La Loi donnée à Moïse est‑elle le péché originel d'Israël ?

Il fallait ce fil continu de l'Histoire et noter que les esprits curieux sont rares pour le questionner, à croire que ce qui fait problème c'est la qualité interrogative du fait juif dans l'histoire du XXe siècle et dans l'histoire des hommes. À défaut de le penser, les catégories de la pensée totalitaire, mais aussi quelques esprits éclairés ont préféré supprimer la question plutôt que de tenter d'en comprendre le sens. Pourtant cette question et sa réponse se situent au coeur des notions de bien et de mal, dans la matrice de notre univers de pensée. Fuir cette question serait accepter cet ordre détraqué, se soumettre au nouvel ordre pervers du monde. La rhétorique du « devoir de mémoire », les pompes commémoratives resteront comme autant de simulacres, si l'on ne prend pas soin de s'attaquer aux sources de cette confusion. Mais sans doute le mal est‑il trop grand quand qu'il s'agit d'une maladie de l'âme. Incurable.

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