© Michel Fingerhut 1996-8 ^  

 

Enzo Traverso:
La singularité d'Auschwitz. Hypothèses, problèmes et dérives de la recherche historique
in "Pour une critique de la barbarie moderne. Ecrits sur l'histoire des Juifs et de l'antisémitisme"
Nouvelle édition revue et augmentée
ISBN 2-904189-02-1 © Éditions Page deux 1997
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Nous remercions vivement Enzo Traverso et les Éditions Page deux de nous avoir autorisés à reproduire ces textes.
E.J. Hobsbawm, Age of Extremes. The Short Twentieth Century 1914-1991, Michael Joseph, London, 1994. Voir aussi, du même Hobsbawm, « Barbarism : A User's Guide », New Left Review, 1994, n° 206, p. 45. Cf. les statistiques (qui distinguent soigneusement les victimes civiles et militaires) publiées en annexe in Alan Bullock, Hitler et Staline, Albin Michel/Robert Laffont, Paris, 1994, vol. 2, p. 459. Je reprend ici le modèle proposé par Wolfgang Kraushaar, « Sich aufs Eis wagen. Plädoyer für eine Auseinandersetzung mit der Totalitarismustheorie », Mittelweg, 1993, n° 36, p. 6. D. Losurdo, « Marx et l'histoire du totalitarisme », in J. Bidet, J. Texier (éds), Fin du communisme ? Actualité du marxisme ?, Presses universitaires de France, Paris, 1991, pp. 75-95. H. Arendt, L'impérialisme, Fayard, Paris, 1982, p. 113. A. Gibelli, L'officina della guerra. La Grande Guerra e le trasformazioni del mondi mentale, Bollati-Boringhieri, Torino, 1990. G. Anders, Die Antiquiertheit des Menschen, C.H. Beck, München, 1985-1986, vol. I, p. 239, vol. II, p. 404. H. Arendt, Eichmann à Jérusalem, Gallimard Folio, Paris, 1991, p. 448. S. Friedländer, Memory, History and the Extermination of the Jews of Europe, Indiana University Press, Bloomington and Indianapolis, 1993, pp. 82-83. E. Jäckel, « La misérable pratique des insinuations. On ne peut nier le caractère unique des crimes national-socialistes », Devant l'Histoire, Éditions du Cerf, Paris, 1988, pp. 97-98 ("Historikerstreit". Die Dokumentation über die Kontroverse um die Einzigartikeit der nationalsozialistischen Judenvvernichtung, Piper, München, 1987, p. 118). Entre 4 et 5 millions selon Nicolas Werth, Histoire de l'Union soviétique, Presses universitaires de France, Paris, 1992, p. 229. N. Werth, « Goulag : les vrais chiffres », L'Histoire, 1993, n° 169, p. 42. L'ouverture des archives soviétiques a remis en cause le chiffre de 20 millions de victimes du stalinisme donnée par Robert Conquest en 1968 (La grande terreur, Laffont, Paris, 1995, p. 996). Ce type de « révision » est normal. Au lendemain de la guerre, les autorités polonaises indiquaient à 4 millions le nombre des victimes du camp d'Auschwitz-Birkenau. Nous savons aujourd'hui qu'elles furent entre 1 et 1,5 millions. W. Sofsky, L'organisation de la terreur, Calmann-Lévy, Paris, 1995, p. 61. R. Hilberg, La destruction des Juifs d'Europe, Fayard, Paris, 1988, p. 1045. Voir Arno J. Mayer, La « Solution finale » dans l'Histoire, La Découverte, Paris, 1990, p. 8. Cf. Ian Kershaw, « Retour sur le totalitarisme. Le stalinisme et le nazisme dans une perspective comparative », Esprit, 1996, n° 1-2, notamment pp. 113-114. Voir aussi, à ce propos, E. Traverso, Les Juifs et l'Allemagne. De la "symbiose judéo-allemande" à la mémoire d'Auschwitz, La Découverte, Paris, 1992, pp. 136-146. I. Kershaw, op. cit. C'est aussi la conclusion à laquelle parvient Alan Bullock dans sa biographie comparée des deux grands dictateurs du XXe siècle, Hitler et Staline. Vies parallèles, op. cit., p. 445. S. Combe, « S. K. Evstigneev, roi d'Ozerlag », in Alain Brossat (éd.), Ozerlag 1937-1964. Le système du Goulag : traces perdues, mémoires réveillées d'un camp sibérien, Éditions Autrement, Paris, 1991, pp. 226-227. Des conclusions analogues ont été tirées par Primo Levi, Les naufragés et les rescapés. Quarante ans après Auschwitz, Gallimard, Paris, 1989, p. 119. Cf. Dan Diner, « Zwischen Aporie und Apologie », Ist der Nationalsozialismus Geschichte ?, Fischer, Frankfurt/M, 1987, p. 73. S. Kracauer, « Die Photographie », Das Ornament der Masse. Essays, Suhrkamp, Frankfurt/M, 1977, p. 32, et Theory of Film, Oxford University Press, New York, 1960, p. 14. J.-M. Chaumont, « Connaissance ou reconnaissance ? Les enjeux du débat sur la singularité de la Shoah », Le Débat, 1994, n° 82, p. 87. E. J. Hobsbawm, « Universalité et identité de l'historien », Diogène, 1994, n° 168, p. 65. Un exemple classique de cette approche est celui de Yosef Haym Hierushalmi, Zachor. Histoire juive et mémoire juive, La Découverte, Paris, 1984. Cf. la correspondance entre S. Friedländer et Martin Broszat au sujet de l'historisation du national-socialisme, in Peter Baldwin (ed.), Reworking the Past. Hitler, the Holocaust and the Historians' Debate, Beacon Press, Boston, 1990, p. 129 (trad. fr. in Bulletin trimestriel de la Fondation Auschwitz, n° 24, 1990, p. 79). M. Weber, « Avant-propos », L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Plon-Agora, Paris, 1990, p. 7 ; M. Weber, Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996, p. 489. M. Weber, Le savant et le politique, Plon-10/18, Paris, 1990, p. 184. P. Vidal-Naquet, Réflexions sur le génocide. Les Juifs, la mémoire et le présent, III, La Découverte, Paris, 1995, p. 288. Le Monde du 16 novembre 1993. Voir à ce sujet Yves Ternon, « Lettre ouverte à Bernard Lewis et à quelques autres » in Leslie A. Davis, La province de la mort, Complexe, Bruxelles, 1994. Cit. in A. Finkielkraut, « La victoire posthume de Hitler », in J. Gillibert, P. Wilgowicz (éds), L'ange exterminateur, Éditions de l'Université de Bruxelles, 1995, p. 261. Cf. Karl Heinz Roth, « Revisionist Tendencies in Historical Research into German Fascism », International Review of Social History, 1994, 30/3, pp. 428-455. Nolte a présenté ses thèses dans plusieurs articles qui ont déclenché la « querelle des historiens », en Allemagne, au milieu des années quatre-vingt. Il les a ensuite développées et précisées dans son livre Der europäische Bürgerkrieg 1917-1945. National-sozialismus und Bolchewismus, Ullstein-Propyläen, Frankfurt/M, Berlin, 1987. J. Fest, « Le souvenir que nous leur devons. Contribution à la controverse portant sur le caractère incomparable des crimes de masse du national-socialisme », Devant l'Histoire, op. cit., pp. 85-86. James E. Mace, « The Man-Made Famine of 1933 in Soviet Ukraine », in Serbyn, Krawchenko (eds), Famine in Ukraine, 1932-1933, Canadian Institue of Ukrainian Studies, University of Alberta, Edmonton, 1986, p. 11, cité in Barbara B. Green, « Stalinist Terror and the Question of Genocide : The Great Famine », S. Rosenbaum (ed.), Ist the Holocaust Unique ?, Westview Press, Boulder, Oxford, 1996, p. 141. Cf. surtout l'introduction de R. De Felice à l'avant-dernière édition (1987) de son ouvrage désormais classique Storia degli ebrei italiani sotto il fascismo, Einaudi, Torino, 1993, pp. XXIX-XXX. Son affirmation à propos de l'exclusion de l'Italie fasciste du « cône d'ombre de l'Holocauste » est contenue dans une interview fracassante publiée par Il corriere della Sera du 27 décembre 1987 (maintenant in J. Jacobelli (éd.), Il fascismo e gli storici oggi, Laterza, Bari-Roma, 1988, p. 6). Pour une mise en parallèle du « révisionnisme » de Nolte et de celui de De Felice, cf. Wolfgang Schieder, « Zeitgeschichtliche Verschränkungen über Ernst Nolte und Renzo De Felice », Annali dell'Istituto italo-germanico di Trento, 1991, XVII, pp. 359-376. N. Tranfaglia, Un passato scomodo. Fascismo e postfascismo, Laterza, Roma-Bari, 1996, pp. 53-56. N. Tranfaglia, La prima guerra mondiale e il fascismo, UTET, Torino, 1995, p. 670. Une thèse analogue est défendue par Enzo Collotti, « Il fascismo nella storiografia. La dimensione europea », in A. Del Boca, M. Legnani, M.G. Rossi (éds), Il regime fascista, Laterza, Bari-Roma, 1995, pp. 17-44. Comme le rappelle à juste titre Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Arléa, Paris, 1995, p. 45.

1. L'âge barbare

Dans son bilan du « court XXe siècle » désormais révolu, Eric J. Hobsbawm cite une donnée statistique suffisant largement à situer cette époque - qu'il appelle l'« âge des extrêmes » - sous un horizon de barbarie : entre la Première Guerre mondiale et la fin des années 1980, les victimes de guerres, génocides et violences politiques de nature différente ont été au moins 187 millions, ce qui correspond à environ 9 % de la population mondiale à la veille de la Grande Guerre1. Cette comptabilité s'arrête en 1990, elle n'inclut donc ni les morts de la guerre du Golfe ni ceux de la Yougoslavie, ni non plus ceux du génocide au Rwanda. Pour avoir une idée un peu moins abstraite de ce que signifie un tel chiffre, il faudrait imaginer une carte de l'Europe sur laquelle auraient été rayées la France, l'Italie et l'Allemagne. Essayons de les remplacer par un énorme vide, par un désert ou plutôt par un immense cimetière et nous aurons une idée plus précise de ce qu'est la violence du monde moderne. Hobsbawm indique en effet la barbarie comme l'un des traits majeurs du « court » XXe siècle. Il souligne la régression sociale indiscutable représentée par notre époque par rapport aux niveaux de « civilité » atteints après la Révolution française, en ajoutant que si l'humanité n'a pas encore sombré, de manière définitive et irréversible, dans un abîme de barbarie, cela tient essentiellement à la persistance des valeurs héritées des Lumières2. En citant von Clausewitz, il rappelle qu'après la chute de Napoléon, le principe selon lequel les vainqueurs n'avaient le droit ni de massacrer les prisonniers de guerre ni de transformer les populations civiles en cibles militaires semblait définitivement acquis au sein des nations européennes. Pour avoir une idée de la mutation connue un siècle et demi plus tard, il suffit de rappeler que les victimes civiles de la Deuxième Guerre mondiale - pas le nombre global des morts, qui tourne autour de 55 millions, mais les seules victimes civiles - dépassent les 20 millions3. A l'aune des idéaux chevaleresques et, aurait-on presque envie de dire « humanistes », de von Clausewitz, le projet de la bombe à neutrons - à savoir une arme capable d'exterminer des vies humaines sans endommager les biens matériels - apparaît comme le signe d'un renversement de valeurs à peu près complet.

Le rappel du nombre global des victimes est important, car les violences et les génocides de notre époque doivent être placés et ne peuvent être expliqués que dans le contexte d'un siècle de barbarie. Mais l'historien ne peut pas s'arrêter à cette mise en perspective, sa tâche consiste à reconstruire - y compris factuellement, positivement, wie eigentlich gewesen - les événements et à essayer de les interpréter. Il ne peut pas éviter de distinguer, comparer, ordonner, classifier, au risque parfois de se transformer en un comptable froid et apparemment imperturbable devant des crimes horribles.

Essayons d'énumérer brièvement les horreurs du XXe siècle : deux guerres mondiales et plusieurs guerres régionales, dont l'une, celle du Vietnam, sans doute encore plus terrible, à son échelle, que les précédentes ; puis une chaîne de génocides, à partir de celui des Arméniens, à laveille de la chute de l'empire ottoman, jusqu'à celui du Rwanda, quatre-vingts ans plus tard, en passant par l'Ukraine, en 1930, et par Auschwitz, pendant la Seconde Guerre mondiale. Le XXe siècle a expérimenté, avec les camps de concentration staliniens et nazis, une nouvelle forme de domination, d'oppression et d'anéantissement à une échelle de masse qui concerne des millions d'êtres humains et qui va bien au-delà des massacres coloniaux du siècle dernier. Mais surtout, le XXe siècle a connu des formes historiquement nouvelles et inédites de violence, inimaginables pour ceux qui, comme mes grands-parents, étaient nés à la fin du siècle dernier. J'indiquerai les trois fondamentales : Auschwitz, le goulag et Hiroshima, autrement dit le génocide racial, l'univers concentrationnaire et la bombe atomique. J'essayerai maintenant de les décrire quoique de façon très synthétique4.

Auschwitz est une extermination conçue sur des bases idéologiques, planifiée, gérée bureaucratiquement et mise en oeuvre par des méthodes industrielles. Ses victimes sont désignées selon leur appartenance à un groupe qualifié de « race inférieure », dans le cadre d'un projet de remodelage biologique de l'humanité. Ce génocide racial est précédé par l'opération T4 (l'euthanasie) qui frappe les handicapés (dont la vie n'était pas « digne d'être vécue », selon la formule nazie), puis étendu, à une échelle bien plus vaste et avec d'autres moyens, aux Juifs et, dans une moindre mesure, aux Tziganes.

Le goulag est une forme d'extermination non théorisée et même en contradiction avec les principes affichés par le régime qui la pratique, gérée bureaucratiquement avec des méthodes paranoïaques, qui généralisent à une très vaste échelle une répression visant des ennemis, réels ou imaginaires, socialement et politiquement définis : les « criminels », les koulaks, les trotskistes, etc. A l'apogée du stalinisme, tout citoyen soviétique constitue une victime potentielle de l'univers concentrationnaire.

En dernier lieu, Hiroshima est une forme d'extermination sans motivations idéologiques, mise en oeuvre par un Etat non totalitaire, sans déportations ni camps de concentration, grâce aux moyens de destruction les plus puissants créés par la technique moderne, dont la cible est la population civile d'un pays ennemi, pendant une guerre.

La Deuxième Guerre mondiale est le moment de rencontre de ces trois formes d'extermination qui ne manquent certes pas de précédents historiques : Auschwitz n'est pas le premier génocide de l'histoire et le système concentrationnaire est déjà annoncé, dans ses formes embryonnaires, par les prisons et par les asiles de travail du XIXe siècle5, ainsi que par la combinaison d'administration et de massacres qui caractérise les conquêtes coloniales6. Mais Auschwitz et la Kolyma franchissent incontestablement, par rapport aux Workhouses et à la première guerre d'Algérie, un stade qualitatif nouveau. Quant à la bombe atomique, elle pulvérise tout simplement les moyens de destruction des siècles passés, en instaurant un nouveau seuil de la terreur face auquel il n'y a pas grande différence entre une balle de canon et les flèches d'un arc.

2. La singularité d'Auschwitz : définir et comparer

Ces violences ont parfois marqué de véritables césures historiques. Ainsi la Première Guerre mondiale, étudiée parles historiens comme un laboratoire de la modernité dans lequel les hommes ont expérimenté, pour la première fois, la destruction technologique et la mort anonyme de masse7. Et la deuxième, qui a transformé l'Europe, entre 1939 et 1945, en un champ de ruines et qui a trouvé son épilogue à Hiroshima, considérée par Günther Anders comme une sorte de Tag Null, point de départ d'une ère nouvelle dans laquelle l'humanité est désormais, et pour toujours, en mesure de procéder à sa propre auto-destruction8.

Une césure historique, celle d'Auschwitz, se distingue des autres, pour la conscience du monde occidental, jusqu'à s'ériger en paradigme de la barbarie de ce siècle. La reconnaissance de la singularité historique de la « Solution finale » fait depuis longtemps l'objet de querelles pas toujours fructueuses, parfois même tout à fait stériles, et susceptibles de cristalliser des conflits et des passions qui souvent tendent à sortir des limites d'un débat d'idées rationnel. Parmi les nombreuses variétés du discours sur la singularité d'Auschwitz, il ne sera question ici que de celles relevant du champ historique. Par exemple, on ne prendra pas en considération la thèse selon laquelle l'unicité de la Shoah tiendrait à l'élection du peuple juif, ni celle qui voudrait la ramener à une dimension supra-historique, c'est-à-dire à son caractère d'événement, selon les mots d'Elie Wiesel, transcendant l'Histoire. La confrontation historienne avec de telles approches est a priori impossible, même si elles ne manquent pas d'influencer le contexte dans lequel s'élabore le récit historique. Il ne s'agit ni de revendiquer la singularité d'Auschwitz (ce qui est absurde) ni de la nier (ce qui est en revanche douteux), mais de la reconnaître et de la définir. Il faudra s'interroger aussi sur les causes et les conditions d'un tel débat, inexistant pour d'autres grands tournants historiques. Même si elle ne fait pas l'unanimité, la reconnaissance de la singularité d'Auschwitz est aujourd'hui partagée par la majorité des historiens du monde contemporain. En deux mots, leur thèse pourrait se résumer ainsi : le génocide juif est le seul, dans l'Histoire, à avoir été perpétré dans le but d'un remodelage biologique de l'humanité, le seul complètement dépourvu d'une nature instrumentale, le seul dans lequel l'extermination des victimes ne fut pas un moyen mais une fin en soi. Cette thèse est défendue dans des dizaines de livres. Je me limiterai ici à citer deux passages, le premier dû à la plume d'un historien israélien, l'autre à celle d'un historien allemand.

En reprenant une intuition esquissée par Hannah Arendt dans son essai sur Eichmann à Jérusalem, où elle écrit que les nazis ont voulu « décider qui doit et ne doit pas habiter cette planète » 9, Saul Friedländer ajoute le commentaire suivant : « Il y a là quelque chose qu'aucun autre régime, quelle que soit sa criminalité, n'avait jamais essayé de faire. En ce sens, le régime nazi a atteint à mes yeux une sorte de limite théorique extérieure : on peut envisager même un plus grand nombre de victimes et des moyens de destruction technologiquement plus efficaces, mais lorsqu'un régime décide, sur la base de ses propres critères, que des groupes n'ont plus le droit de vivre sur terre, ainsi que le lieu et le délai de leur extermination, alors on a atteint le seuil extrême. De mon point de vue, cette limite n'a été touchée qu'une seule fois (only once) dans l'histoire moderne, par les nazis. » 10

Cette thèse a été défendue avec une grande force polémique par Eberhard Jäckel : « L'assassinat des Juifs par les nazis - a-t-il écrit lors du Historikerstreit - a été quelque chose d'unique (einzigartig) parce que jamais encore auparavant un Etat n'avait décidé et annoncé sous l'autorité de son responsable suprême qu'un certain groupe humain devait être exterminé, autant que possible dans sa totalité, les vieux, les femmes, les enfants et les nourrissons inclus, décision que cet Etat a, ensuite, appliquée avec tous les moyens qui étaient à sa disposition. » 11

Cette définition généalogique de la singularité d'Auschwitz est souvent argumentée par des comparaisons typologiques avec d'autres violences et génocides du XXe siècle. Les camps d'extermination nazis sont ainsi devenus les symboles de cette singularité qui distingue le génocide juif aussi bien des autres crimes nazis que des violences du stalinisme. Ce dernier fut terriblement meurtrier lors de la collectivisation des campagnes, entre 1929 et 1932, qui provoqua une famine de masse dans laquelle périrent plusieurs millions de paysans ukrainiens12. En une vingtaine d'années, entre 1934 et 1953, le système concentrationnaire soviétique accueillit environ 15 millions de déportés, dont au moins 2 millions ne sortirent pas vivants13. L'organisation des camps nazis eut une durée moindre (entre sept et huit ans en moyenne, avec l'exception de certains camps comme Dachau, créé dès 1933) et concerna un nombre beaucoup plus limité de déportés, mais ses effets meurtriers furent plus intenses. Wolfgang Sofsky a indiqué le chiffre de 1 100 000 victimes des dix principaux camps nazis sur 1 650 000 déportés14. Dans les centres de mise à mort, créés pendant la guerre et dont la durée d'existence ne dépassa pas quatre ans, furent éliminés au moins trois millions de Juifs15. Les camps nazis étaient peuplés par des détenus provenant de plusieurs pays européens, dans leur grande majorité non allemands ; la quasi-totalité des prisonniers des goulags, en revanche, était formée de Soviétiques.

Le goulag est une forme de terreur qui s'installe dans la longue durée, façonnant en profondeur la société soviétique et s'imposant comme une menace permanente qui pèse sur l'ensemble de la population. Auschwitz est une violence terriblement meurtrière mais de courte durée, inconcevable en dehors du contexte de la guerre à l'Est et de la conquête du Lebensraum allemand, une déchirure consommée dans un laps de temps extrêmement bref, qui semble presque démentir la vision braudelienne de l'histoire16. Autrement dit, Auschwitz et la Kolyma demeurent des gigantesques univers de mort, ce qui n'enlève rien aux différences de nature de ces deux crimes, liées autant à leurs objectifs qu'à leurs méthodes. Dans un cas, la terreur, les déportations et les exécutions à une échelle de masse visaient - avec des conséquences parfois non calculées - à réaliser des buts sociaux et politiques : procéder à une transformation de l'économie par la collectivisation des campagnes, puis consolider le régime en place en éliminant ses opposants réels ou potentiels ; dans l'autre, l'extermination à la chaîne des Juifs - de même que celledes Tziganes - avait perdu tout caractère instrumental, était devenue la finalité du régime et fut mise en oeuvre de façon systématique en dépit de son irrationalité économique et militaire dans les conditions de la guerre17. A l'encontre des rapprochements hâtifs effectués par la plupart des théoriciens du totalitarisme, un historien comme Ian Kershaw a indiqué que les crimes du stalinisme et ceux du nazisme sont « certes comparables, mais pas assimilables »18.

Récemment, Sonia Combe a souligné cette différence en procédant, de façon tout à fait originale, à une analyse comparée du rôle de deux commandants de camps : S.K. Evstigneev, le chef d'Ozerlag, le « camp du lac », près du lac Baïkal, à mille kilomètres au nord d'Irkoutsk, et le plus connu Rudolf Hoess, principal responsable d'Auschwitz. Ils partagent sans aucun doute la médiocrité bureaucratique, la personnalité autoritaire, la pauvreté d'esprit, bref la « banalité du mal » qui a fait d'une foule de fonctionnaires et de bureaucrates anonymes les exécutants implacables d'un massacre planifié. Mais l'analogie s'arrête là. Le but d'Evstigneev était celui de bâtir une voie ferrée, « la trace », un but qu'il fallait atteindre à n'importe quel prix, même au prix de la vie de milliers de zeks. Ozerlag demeurait un camp de travail, il n'était pas un camp d'extermination. « La mort - écrit Sonia Combe à ce propos - fut le métier de Rudolf Hoess, pas celui, à proprement parler d'Evstigneev. Ce dernier gérait un « matériau humain » qu'il pouvait « gaspiller » ou « économiser », selon les circonstances, pour mener à bien son entreprise. Que ce procédé d'« extermination par le travail » charge sa conscience d'un grand nombre de vies humaines n'enlève rien à la différence de finalité entre les camps d'Ozerlag et les camps d'extermination nazis. » 19

Cette définition de la singularité historique de la Shoah peut se révéler féconde, sur le plan méthodologique, comme hypothèse de recherche ; elle ne doit pas être postulée comme une catégorie normative ni imposée comme un dogme. Auschwitz n'est pas un événement historiquement incomparable. De plus, comparer, distinguer et ordonner ne signifie pas hiérarchiser. La singularité d'Auschwitz ne fonde aucune échelle de la violence et du mal. Il n'y a pas un génocide « pire » ou « moindre » qu'un autre et la qualité d'Auschwitz ne confère à ses victimes aucune aura particulière, aucun privilège au martyre et, par conséquent, à la mémoire collective. Ainsi définie, la singularité d'Auschwitz n'en exclut pas d'autres - par exemple celles du goulag ou de Hiroshima - car elle s'inscrit dans un contexte auquel appartiennent d'autres violences et génocides. Au lieu de favoriser une focalisation exclusive, elle devient un outil pour élaborer une herméneutique de la barbarie du XXe siècle. Sauf qu'une telle singularité se dérobe aux procédés traditionnels d'historicisation et le débat qu'elle suscite n'est pas du même ordre que les débats d'école sur les spécificités de la Renaissance italienne, de la Réforme en Allemagne ou de la Révolution française. La conscience historique ne peut pas intégrer Auschwitz comme un acte fondateur ou une étape du processus de civilisation mais seulement comme une déchirure d'humanité. Dans cette perspective, l'insistance sur la singularité d'Auschwitz n'est qu'une autre manière pour désigner les apories d'une historicisation inachevée20.

Une fois définie la thèse au centre du débat, il faut essayer d'en expliciter les problématiques sous-jacentes : d'abord celle du rapport de la mémoire à l'histoire (avec leurs singularités respectives), puis celle du rapport d'Auschwitz à l'histoire de l'Occident (qui remet en cause la rationalité propre à notre civilisation), et enfin celle, la plus controversée, qui tient à ce que Jürgen Habermas a appelé « l'usage public de l'histoire » (la conscience historique comme un des fondements de notre responsabilité éthico-politique dans le présent).

3. La singularité de la mémoire et celle de l'histoire

L'irruption du problème de la singularité de la Shoah dans le chantier de l'historien tient aussi aux parcours de la mémoire juive, à son émergence au sein de l'espace public, au cours de ces dernières années, et à son interférence avec les pratiques traditionnelles de la recherche, grâce notamment à l'essor de l'histoire orale, des archives audiovisuelles, etc. Or, la mémoire singularise l'histoire ; elle est par définition subjective, sélective, souvent irrespectueuse des linéarités chronologiques, des reconstructions d'ensemble, des rationalisations globales. Elle élabore l'expérience vécue et, par conséquent, sa perception du passé ne peut qu'être irréductiblement singulière. Là où l'historien ne voit qu'une étape d'un processus, qu'un détail dans un tableau complexe et mouvant, le témoin peut saisir un événement crucial, le basculement d'une vie. L'historien peut décrypter, analyser et expliquer les photos conservées du camp d'Auschwitz. Il sait que ceux qui descendent du train sont des Juifs, il sait que le SS qui les observe participera à une sélection et que la grande majorité des figures de cette photo n'ont plus que quelques heures de vie devant eux. A un témoin, cette photo dira beaucoup plus. Elle lui rappellera des sensations, des émotions, des bruits, des voix, des odeurs, la peur et le dépaysement de l'arrivée dans le camp, la fatigue d'un long voyage effectué dans des conditions horribles, peut-être la vision de la fumée des crématoires, autrement dit un ensemble d'images et de souvenirs tout à fait singuliers et complètement inaccessibles à l'historien, sinon sur la base d'un récit a posteriori, source d'une empathie comparable à celle éprouvée par le spectateur d'un film et non pas à celle revécue par le témoin. La photo d'un Häftling désigne aux yeux de l'historien une victime anonyme ; pour un parent, un ami ou un camarade de détention, cette photo évoque tout un monde absolument unique. Pour l'observateur extérieur, cette photo ne représente - dirait Siegfried Kracauer - qu'une réalité « non délivrée » (unerlöst) 21. L'ensemble de ces souvenirs forme la mémoire juive, une mémoire que l'historien ne peut pas ignorer et qu'il doit respecter, qu'il doit même, autant que possible, explorer et comprendre, mais à laquelle il ne doit pas se soumettre. Il n'a pas le droit de transformer la singularité incontournable et légitime de cette mémoire dans un prisme normatif d'écriture de l'histoire. Sa tâche consiste plutôt à inscrire cette singularité de l'expérience vécue dans son contexte historique global, en essayant d'&ea cute;clairer ses causes, ses conditions, ses structures, sa dynamique d'ensemble. Cela signifie apprendre de la mémoire mais aussi la passer au crible d'une vérification objective, empirique, documentaire et factuelle, en traquant si nécessaire ses contradictions et ses pièges. S'il peut y avoir une singularité absolue de la mémoire, celle de l'histoire sera toujours relative22. Pour un Juif polonais, Auschwitz signifie quelque chose de terriblement unique : la disparition de l'univers humain, social et culturel dans lequel il est né. Un historien qui n'arrive pas à comprendre cela ne pourra jamais écrire un bon livre sur le génocide juif, mais le résultat de sa recherche ne serait guère meilleur s'il en tirait la conclusion que le génocide juif serait le seul de l'histoire.

A une époque de discriminations et de persécutions, les Juifs ne pouvaient pas éviter de se poser la question : « Est-ce bon, est-ce mauvais pour les Juifs ? », dont la réponse déterminait en quelque sorte une norme de conduite. Or, cette attitude ne peut pas guider l'historien qui, selon Eric J. Hobsbawm, ne doit pas se soustraire à un devoir d'universalisme : « Une histoire destinée aux seuls Juifs (ou aux Noirs américains, aux Grecs, aux femmes, aux prolétaires, aux homosexuels, etc.) ne saurait être une bonne histoire, quand bien même elle peut réconforter ceux qui la pratiquent. » 23

Il ne s'agit évidemment pas d'opposer de façon mécanique, dans le sillage d'une assez vaste littérature en la matière, une mémoire « mythique » à l'approche scientifique et rationnelle de l'historien24. Ce dernier est loin de travailler enfermé dans la classique tour d'ivoire. Il subit les conditionnements d'un contexte social, culturel et national ; il n'échappe pas aux influences de ses souvenirs ni à celles d'un savoir hérité, des conditionnements et des influences vis-à-vis desquels il peut essayer de s'affranchir non pas en les niant mais par un effort de distanciation critique25. Dans cette perspective, sa tâche ne consiste pas à tenter d'évacuer la mémoire - personnelle, individuelle et collective - mais à l'inscrire dans un ensemble historique plus vaste.

4. Auschwitz ou la singularité de l'Occident

Il y a aussi une perception culturelle de la singularité d'Auschwitz. Loin d'avoir été immédiate, elle a pris forme graduellement, au fil des décennies, mais elle s'est désormais solidement installée dans l'opinion publique. En un mot, on pourrait dire que ce débat sur l'unicité de la Shoah est un débat essentiellement, pour ne pas dire exclusivement occidental, inconnu ou absolument marginal en dehors de l'Europe et des Etats-Unis. Si le génocide juif est appréhendé comme une césure historique majeure, c'est parce qu'il a eu lieu au coeur de l'Europe, parce qu'il a été conçu et mis en oeuvre par un régime surgi au sein du monde occidental, héritier de sa civilisation, dans un pays qui en a été l'un des centres, depuis la Réforme jusqu'à la république de Weimar, et c'est aussi parce que le judaïsme lui-même est à l'origine de cette civilisation et en a accompagné le trajet pendant des millénaires. La Shoah apparaît ainsi comme une sorte d'auto-mutilation de l'Occident. C'est à cause d'Auschwitz que la notion de génocide entre dans les consciences et même dans le vocabulaire de l'Occident. Et Auschwitz demeure une condamnation implacable de l'Occident. Le processus de destruction des Juifs d'Europe analysé par Raul Hilberg dans ses différentes étapes - la définition, l'expropriation, la déportation, la concentration et l'extermination - fait d'Auschwitz un laboratoire privilégié pour étudier l'immense potentiel de violence dont est porteur le monde moderne. Si à l'origine de ce crime il y a une intention d'annihiler, il implique aussi certaines structures fondamentales de la société industrielle. Auschwitz réalise la fusion de l'antisémitisme et du racisme avec la prison, l'usine capitaliste et l'administration bureaucratico-rationnelle. Pour étudier un tel événement on peut faire appel à Hannah Arendt, à Michel Foucault, à Karl Marx et à Max Weber. En ce sens, le génocide juif constitue un paradigme de la barbarie moderne.

Plusieurs caractéristiques de la Shoah se trouvent aussi dans d'autres formes de violences, ou massacres de masse. La déportation a précédé et accompagné le génocide des Arméniens et la destruction des koulaks ; les « unités mobiles de tuerie » décrites par Raul Hilberg ont trouvé leurs précurseurs dans l'empire ottoman et leurs épigones au Rwanda et en Bosnie ; le système des camps conçus comme lieux d'extermination par le travail trouve un parallèle dans le goulag et une prolongation dans le Cambodge de Pol Pot ; le marquage des victimes, signe de leur dégradation du statut d'individus à celui d'êtres anonymes et dépersonnalisés, a été d'abord expérimenté chez les esclaves africains déportés vers le Nouveau Monde ; le caractère moderne et industriel des chambres à gaz apparaît bien rudimentaire si on le compare à l'extermination atomique ; enfin le racisme biologique à l'origine du génocide juif a trouvé ses premières cibles chez les malades mentaux, dont 70 000 ont été éliminés par les nazis. Ces exemples ne visent pas à essayer des comparaisons systématiques entre des événements appartenant souvent à des contextes historiques, sociaux, culturels et politiques complètement différents ; ils indiquent seulement l'inscription d'Auschwitz dans un ensemble plus vaste de violences. Ils suffisent à montrer que, tout au moins sur le plan morphologique, beaucoup plus qu'un événement sans précédent, Auschwitz constitue une synthèse unique de différents éléments que l'on trouve dans d'autres crimes ou génocides, une synthèse rendue possible par son ancrage dans le système social, technique, industriel, bref dans la rationalité instrumentale du monde moderne.

A plusieurs égards, le débat sur la singularité du génocide juif ne fait donc que reposer, sous une forme tragique, l'interrogation sur les racines et le caractère universel du rationalisme occidental formulée par Max Weber au début du siècle26. Weber nous sollicite à inscrire Auschwitz dans une tendance du rationalisme occidental à se transformer, dialectiquement, en dispositif de domination, puis en source de destruction de l'Homme. Peu avant sa mort, Weber annonçait l'avènement d'une « nuit polaire, glaciale, sombre et rude » 27. Aujourd'hui nous pouvons donner un visage à cette funeste préfiguration.

La reconnaissance d'une singularité d'Auschwitz au sein de la culture occidentale implique un corollaire important. Il est tout à fait évident que le génocide juif ne peut pas apparaître comme un événement de la même valeur aux yeux d'un Européen, d'un Africain ou d'un Asiatique28. Cela ne veut pas dire qu'un Japonais serait autorisé à ignorer Auschwitz ou qu'un Européen pourrait tranquillement rester indifférent face au génocide des populations du Timor oriental, mais ceux qui ne veulent pas reconnaître ce banal constat s'exposent aux pièges d'un vieux préjugé eurocentrique.

5. La singularité d'Auschwitz et l'« usage public de l'histoire »

Considérer Auschwitz comme un paradigme de la barbarie du XXe siècle signifie en faire la voie d'accès à ses différentes manifestations, et non l'objet d'une focalisation exclusive. Cette dernière me paraît inacceptable tant sur le plan éthique, car elle contribue à hiérarchiser, marginaliser et oublier les victimes d'autres violences (sans oublier les victimes non juives du nazisme), que sur le plan épistémologique, car une fois expulsé de son contexte historique - l'ensemble des violences du siècle - le génocide juif devient à son tour complètement incompréhensible. Les exemples des dérives d'une telle focalisation exclusive sont nombreux. Il suffit de penser à l'historien américain Bernard Lewis, pour lequel l'unicité de la Shoah est indiscutable, mais qui doute du génocide des Arméniens perpétré dans l'empire ottoman en 1915 29. On pourrait évoquer aussi le débat suscité par la guerre en Yougoslavie. Pendant ce conflit, le scandale majeur, aux yeux de certains, n'était pas les épurations ethniques mais l'outrecuidance de ceux qui osaient - à tort - les assimiler aux crimes nazis. Un mauvais usage du comparatisme a ainsi révélé une sacralisation consternante de la singularité de la Shoah. C'est avec une attitude bien plus digne que Marek Edelman, l'un des derniers survivants de l'insurrection du ghetto de Varsovie, a présenté ces récents massacres comme une victoire posthume de Hitler30.

A l'autre pôle de la focalisation exclusive, il y a la relativisation apologétique. La singularité d'Auschwitz a été contestée dans le but de normaliser, voire même de réhabiliter le passé allemand, en relégitimant une tradition idéologique et politique qui prépara le terrain à l'avènement de Hitler. C'est une tendance pernicieuse dont le porte-parole le plus connu - mais il y a derrière lui toute une école et une partie des médias31 - est l'historien conservateur Ernst Nolte. Pour ce dernier, les crimes nazis ne furent rien d'autre qu'une réplique aux exterminations pratiquées par les bolcheviks, la matrice ultime et décisive de toutes les horreurs du XXe siècle. Hitler se serait ainsi rendu coupable d'un excès déplorable dans l'effort historiquement justifié de défendre l'Allemagne et l'Occident contre la menace communiste. C'est pourquoi sa « guerre civile européenne » ne commence pas en 1914, avec l'effondrement de l'ancien ordre impérial et l'éclatement de la Première Guerre mondiale, mais en 1917, au moment de la révolution d'Octobre 32.

Une fois Auschwitz érigé en parangon de la violence du XXe siècle, toute comparaison peut apparaître comme une tentative d'en amoindrir la portée ou d'amplifier l'importance d'autres événements meurtriers. Lorsque le codirecteur de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Joachim Fest, souligne qu'il n'y a aucune différence qualitative entre les chambres à gaz nazies et « les liquidations en masse au moyen d'une balle dans la nuque » 33 par le NKVD, le message est clair : arrêtez de montrer du doigt les Allemands, regardez plutôt ce qu'ont fait les communistes russes. Lorsqu'un Institut d'études ukrainiennes publie un livre dans lequel la famine de 1930-1932 est présentée comme « un acte délibéré de génocide » 34 comparable à la Shoah, le but de l'argumentation est tout aussi clair : attirer l'attention sur un génocide qui n'a pas obtenu, au sein de l'opinion publique, la même reconnaissance que l'« Holocauste ». Evidemment, on ne peut pas mettre sur le même plan ces deux types de relativisme, le premier visant à banaliser, l'autre à attirer l'attention sur un génocide trop souvent occulté.

Dans le contexte italien, où une autre querelle virulente divise depuis une vingtaine d'années les historiens à propos de l'interprétation du fascisme, les rôles semblent exactement renversés. Ici, le caractère prétendument incomparable des crimes nazis est devenu une arme pour réhabiliter le fascisme. Pour Renzo De Felice, qui a mené une longue bataille dans le but d'abandonner toute approche « viciée d'antifascisme », le régime de Mussolini demeure « en dehors du cône d'ombre de l'Holocauste » dont l'unicité exclurait de manière certaine toute parenté du nazisme avec le fascisme italien35. Pour l'historien antifasciste Nicola Tranfaglia, en revanche, trop souligner la singularité du génocide juif risquerait de jeter dans l'ombre les affinités essentielles qui existent entre l'Italie fasciste et l'Allemagne nazie, appartenant toutes deux, en dépit de leurs spécificités incontestables, à un même « modèle de fascisme européen » 36. Une telle sous-estimation risquerait aussi, ajoute-t-il, de mettre entre parenthèses les crimes du fascisme italien qui, même s'il n'a pas atteint les limites extrêmes du nazisme, « a frôlé le génocide en Afrique, a été le complice actif du régime hitlérien dans la déportation des Juifs et a été, comme la dictature allemande, un régime antilibéral, antidémocratique, impérialiste et belliqueux, traversé de tendances racistes » 37.

La mise en parallèle de ces deux querelles des historiens, l'une allemande et l'autre italienne, montre de manière assez éloquente jusqu'à quel point la définition de la singularité d'Auschwitz peut faire l'objet d'un usage public de l'histoire, dans lequel l'historien est appelé à forger, par son interprétation du passé, une identité nationale. Bien que différemment argumenté, le fait de nier ou de relativiser cette singularité sert dans un cas à réhabiliter le passé nazi, dans l'autre à ne pas banaliser le passé fasciste. Tous ces exemples montrent que le « relativisme historique » peut prendre des formes profondément différentes. Les négateurs de la singularité d'Auschwitz ne sont pas tous des révisionnistes ; ceux qui la revendiquent peuvent parfois faire preuve d'un grand aveuglement à l'égard d'autres violences38. Les uns et les autres peuvent instrumentaliser cet événement à des fins douteuses. La meilleure façon de préserver la mémoire d'un génocide n'est certes pas celle qui consiste à nier les autres, ni celle qui consiste à en ériger un culte religieux. La Shoah a aujourd'hui ses dogmes - son incomparabilité et son inexplicabilité - et ses redoutables gardiens du Temple. Reconnaître la singularité historique d'Auschwitz peut avoir un sens seulement si elle aide à fonder une dialectique féconde entre la mémoire du passé et la critique du présent, dans le but de mettre en lumière les fils multiples qui relient notre monde à celui, bien récent, dans lequel est né ce crime.

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