© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Pierre Truche:
Le crime contre l'humanité
in Les cahiers de la Shoah n° 1, 1994. ISSN 1262-0386 © Les Éditions Liana Levi, 1994
Conférences et séminaires sur l'histoire de la Shoah, Université de Paris I, 1993-1994
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions vivement Pierre Truche et les Éditions Liana Levi de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

Dans une rubrique récente du Monde, Bertrand Poirot-Delpech craignait les « effets pervers » d'un procès du chef de crime contre l'humanité: « La question se pose un peu plus après chaque audience, tant la logique juridique se révèle distincte de l'historienne, donc de la pédagogique... »

Cela renvoie à Hannah Arendt prenant à partie le procureur du procès Eichmann pour lui rappeler que « le but d'un procès est de rendre justice, rien de plus ». Et de louer le tribunal qui déclare dans son jugement qu'il ne pouvait pas « se permettre d'être entraîné dans des domaines qui ne sont pas le sien » et qu'il ne dispose pas des « instruments nécessaires pour l'investigation des problèmes généraux ». Cependant, à un accusé de crime contre l'humanité, on ne reproche pas sept, cent ou mille crimes isolés, distincts les uns des autres, mais des crimes commis en exécution d'une politique étatique dont il faut prouver qu'elle était criminelle. Il importe donc d'examiner les actes et les instructions officielles ou secrètes d'un gouvernement de droit ou de fait, ce qui est normalement la tâche des historiens. D'où une confusion que les magistrats doivent résoudre selon les règles qui leur sont propres. L'article 156 du Code de procédure pénale dispose que toute juridiction d'instruction ou de jugement, dans le cas où se pose une question d'ordre technique, peut ordonner une expertise: au juge de rechercher les textes, les témoignages, de recueillir des aveux sur une politique; aux historiens de renommée, reconnus comme tels, agissant comme experts, d'apporter une analyse critique des textes et des événements; aux juges, enfin, de confronter la masse des documents et des analyses avec les éléments du crime pour décider de la culpabilité ou non.

Appelé à trancher des litiges mettant en cause des questions de médecine ou de chimie alors qu'il n'a généralement aucune connaissance sérieuse en ces domaines, le juge s'adresse à des experts; pourquoi en irait-il différemment lorsqu'il s'agit de procéder à une analyse historique, quelle que soit la culture personnelle qu'il a pu acquérir en ce domaine ?

Mais il est une autre difficulté. La Shoah est revendiquée comme une persécution à nulle autre comparable, que l'on considère la doctrine qui l'a inspirée, le nombre des victimes ou la cruauté du sort qui leur fut infligé.

Elle a été l'occasion de l'apparition en droit du concept de crime contre l'humanité. Mais le législateur ne peut concevoir un texte que pour une seule situation du passé. La règle doit s'appliquer à des situations comparables et pour l'avenir.

La Shoah est alors un ferment capital de l'évolution du droit. Mais, en élargissant, on peut blesser en donnant l'impression de banaliser. L'horreur à venir est inimaginable, elle peut revêtir une forme et une ampleur qu'aucune loi pénale ne peut codifie. Le législateur ne peut, s'appuyant sur les concepts du passé, que s'efforcer de fixer des catégories d'infractions pour tenter d'en prévenir l'accomplissement, même si l'expérience montre la difficulté de cette ambition, et assurer la répression de celles qui viendraient à être commises.

Ce serait cependant dénaturer la spécificité de l'infraction que de vouloir l'étendre à un trop grand nombre de conduites criminelles.

Le crime contre l'humanité dans l'histoire

Avant d'en venir à la situation du droit aujourd'hui, l'histoire de la notion de crime contre l'humanité doit être esquissée.

Il faut pour cela partir de la caractéristique de cette infraction: il s'agit de crimes planifiés, ordonnés par une autorité de droit ou de fait exerçant son pouvoir par la contrainte légale ou la force sur un territoire donné.

Il s'agit donc d'agissements qui peuvent être soit légaux, lorsque la loi les autorise, soit illégaux selon la loi commune mais permis en application d'une norme considérée comme supérieure à la loi: la doctrine de l'État.

Un exemple de crime contre l'humanité légal est bien connu. Le code noir signé par Louis XIV en mars 1685 règle « ce qui concerne l'état et la capacité des esclaves dans mes îles d'Amérique ». L'esclavage est considéré non comme un crime contre l'humanité, ce qu'il est incontestablement, mais comme une réponse aux besoins manifestés par les officiers de ces îles « de l'autorité et de la justice du Roi pour y maintenir la discipline de l'Église catholique, apostolique et romaine ». A cet effet, les Juifs doivent être chassés dans les trois mois et tous les esclaves baptisés. « Déclarons les esclaves être meubles », proclame l'article 44, ce qui justifie leur incapacité juridique et les restrictions de droits auxquelles ils sont soumis.

Dans d'autres cas la situation est plus subtile. Le statut du tribunal militaire international de Nuremberg prévoit que le crime contre l'humanité est punissable qu'il ait constitué ou non « une violation du droit interne du pays ». Il est certain que l'Allemagne nazie n'incriminait pas un tel crime en tant que tel, mais son code pénal réprimait, entre autres, l'assassinat. Or des organes de l'État ont pu assassiner en toute impunité, que ce soit lors d'exécutions sommaires ou dans des camps de concentration et d'extermination. Il y a alors des lois qui s'imposent aux particuliers mais pas à l'État, à ses dirigeants et à ceux, appartenant à des groupes sélectionnés, qui exécutent sa politique.

Dans cette hiérarchie des normes, la raison d'État, sa doctrine sont supérieures à la loi.

L'inhumanité de telles situations est apparue dans des textes internationaux au XIXe siècle alors que l'ère industrielle mettait les autorités en possession de moyens de destruction importants et que, depuis 1789, les droits de l'homme étaient proclamés et, depuis 1848, l'esclavage aboli. La convention de Saint-Pétersbourg du 11 décembre 1868 pose le principe que l'emploi d'armes qui « aggraverait inutilement les souffrances des hommes mis hors de combat ou rendrait leur mort inévitable » serait « dès lors contraire aux lois de l'humanité ».

La convention de La Haye du 18 octobre 1907 relative aux lois et coutumes de la guerre constate que « les populations et les belligérants restent sous la sauvegarde et sous l'empire des principes du droit des gens, tels qu'ils résultent des usages établis entre nations civilisées, des lois de l'humanité et des exigences de la conscience publique ».

Ces proclamations solennelles n'eurent aucun effet. Le traité de Sèvres du 10 août 1920, qui faisait obligation à la Turquie de livrer les auteurs de massacres d'Arméniens, n'entra jamais en vigueur. La Hollande refusa de livrer l'empereur Guillaume II réfugié sur son territoire pour qu'il fût mis en accusation devant un tribunal international en application du traité de Versailles. Et le régime nazi se livra aux persécutions et aux massacres que l'on sait. Lorsque, dans Mein Kampf, Hitler utilise exceptionnellement le mot « humanité », c'est pour proclamer que toute question ne peut être considérée qu'en fonction de son avantage pour le peuple allemand. Alors « on doit éliminer impitoyablement toutes considérations de politique de partis, de religion, d'humanité, bref de toutes les autres considérations quelles qu'elles soient ».

Une étape importante est la déclaration de Moscou, du 30 octobre 1943, par laquelle les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'URSS proclamaient que le châtiment des coupables était un des buts de la guerre.

Cette menace n'eut aucun effet sur les responsables nazis; les persécutions s'amplifièrent .

La législation internationale tardant à se mettre en place (il a fallu attendre le 8 août 1945 et le 19 janvier 1946 pour que soient créés respectivement le tribunal militaire international de Nuremberg et le tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient), on va constater, en France, un décalage qui va se faire sentir durablement.

En effet, la répression des crimes commis tant par des Allemands que par des Français va se faire en application d'ordonnances prises à Alger les 27 et 28 juin 1944 et à Paris les 26 et 28 août, le 16 octobre et le 18 novembre 1944.

L'ensemble est trop complexe pour apporter à chaque situation une réponse.

Le chef de l'État, le président du Conseil, les ministres et de hauts responsables seront jugés par une haute cour de justice (ord. 18.11.44).

Les autres Français ayant commis des crimes ou des délits pour favoriser les entreprises de toute nature de l'ennemi seront jugés par les cours de justice (ord. 28.6.1944). A un degré moindre, ceux qui ont apporté une aide directe ou indirecte à l'Allemagne ou porté atteinte à l'unité de la nation, à la liberté, à l'égalité des Français seront privés de droit pour indignité nationale par des chambres civiques de ces mêmes cours (ord. 26.8.1944).

Des sanctions disciplinaires contre les fonctionnaires et des sanctions dans les entreprises privées seront prononcées respectivement par les autorités hiérarchiques (ord. 27.6.44) et par des comités d'épuration (ord. 16.10.44).

Enfin les nationaux ennemis seront jugés par les tribunaux militaires pour les crimes et délits commis contre les personnes et les biens des Français et protégés (ord. 28.8.44).

Au pénal, les infractions qui sont poursuivies sont celles prévues par les lois françaises. Tout au plus l'ordonnance du 28.8.1944 interprète-t-elle des textes à la lumière des faits apparus au cours de la guerre; ainsi sont qualifiés d'empoisonnement l'exposition dans les chambres à gaz et de séquestration le travail obligatoire des civils.

On aura donc une répression par des juridictions d'exception mais pour des crimes de droit commun. Ce sont sur ces bases que les responsables et les exécutants du régime de Vichy ont été condamnés, notamment pour avoir entretenu des intelligences avec une puissance en guerre avec la France en vue de favoriser les entreprises de l'ennemi.

L'apparition dans le traité du 8.8.1945 et dans le statut du tribunal militaire international de Nuremberg du crime contre l'humanité -- en plein procès de Philippe Pétain -- ne changera rien aux pratiques françaises.

Il faut dire que le jugement de Nuremberg n'incitait pas à une mise en cause. Selon le juge français, la notion de crime contre l'humanité, entrée par la petite porte, s'était « volatilisée du fait du jugement ». Selon le statut ce crime devait, en effet, être commis à la suite de ou en liaison avec un des autres crimes prévus -- crime contre la paix et crime de guerre -- de telle sorte que la notion ne trouvait pas d'autonomie. La volonté des États-Unis d'Amérique de ne pas ouvrir la porte à un droit d'intervention dans les affaires intérieures d'un État en dehors du cas de guerre explique cette situation.

Le jugement de Tokyo ne devait pas être plus satisfaisant, le juge français refusant même de s'associer à une décision préparée par les juges de certains pays. Les discussions sur le crime contre l'humanité étaient alors réservées de droit pénal international. La Shoah n'entrait pas en ligne de compte même si le jugement de Nuremberg la décrit complètement, de la persécution à l'extermination. Ainsi le jugement condamnant Philippe Pétain ne comportait-il qu'une brève mention des persécutions en indiquant « que la France adoptait bientôt une législation raciale calquée sur celle de l'Allemagne ».

Le temps passant, les pays qui avaient souffert de la guerre ne voulant pas que les criminels pussent bénéficier de la prescription pour se soustraire aux poursuites, on vit naître plusieurs lois déclarant les crimes contre l'humanité imprescriptibles. Ce fut fait en France par la loi du 26 décembre 1964, votée à l'unanimité mais par des parlementaires qui ne donnaient pas tous de l'infraction la même définition. Il a fallu attendre 1973 pour que des plaintes soient déposées en France du chef de crime contre l'humanité, seule infraction pouvant alors être poursuivie compte tenu du temps écoulé.

Les procédures ouvertes, si elles sont en très petit nombre, ont, en revanche, donné lieu à des discussions tant dans les enceintes de justice qu'à l'extérieur avec la participation de philosophes et d'historiens. L'aboutissement en droit français se trouve dans le nouveau code pénal qui incrimine les crimes contre l'humanité.

Mais la notion a aussi évolué en droit international dans le cadre de l'ONU, et cela en deux étapes.

Il y a d'abord les traités internationaux.

11.12.1946: résolution « confirmant les principes du droit international reconnus par le statut de la cour de Nuremberg et par l'arrêt de cette cour ».

09.12.1948: convention pour la prévention et la répression du crime de Génocide.

12.08.1949: quatre conventions de Genève sur le droit humanitaire des prisonniers de guerre, des populations civiles et des blessés en cas de conflit.

20.11.1968: convention sur l'imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l'humanité.

30.11.1973: convention qualifiant l'apartheid de crime contre l'humanité.

03.12.1973: résolution posant les principes d'une coopération internationale pour le dépistage, l'arrestation, l'extradition et le châtiment des auteurs de crimes de guerre et contre l'humanité.

18.12.1992: résolution qualifiant de crimes « de l'ordre du crime contre l'humanité » les enlèvements de personnes suivies de leur disparition.

Mais une seconde étape vient d'être franchie à l'occasion du conflit dans l'ex-Yougoslavie.

Par une résolution 827 du 25.5.1993, le Conseil de sécurité de l'ONU a créé un tribunal pénal international siégeant à La Haye. En découlent deux innovations importantes:

D'abord, la répression des crimes, qui ne peut être accomplie par les juridictions locales compte tenu qu'il s'agit d'infractions « autorisées » par le commandement, est confiée à une juridiction internationale dont les membres sont élus par l'assemblée générale des Nations unies. Mais il ne s'agit pas encore d'un tribunal permanent réclamé depuis des décennies; le Conseil de sécurité mettra fin à ses fonctions lorsque seront restaurées et maintenues la paix et la sécurité sur le territoire. Ce tribunal voit encore ses pouvoirs limités; à la différence de ce qui s'est passé à Nuremberg, il ne peut juger par contumace, ce qui restreindra forcément le nombre des procès dont il aura à connaître.

Ensuite et surtout est affirmée l'existence d'un droit international humanitaire qui fait partie, sans aucun doute possible, du droit coutumier. Autrement dit, il y a des textes internationaux qui s'imposent à tous, quel que soit l'état du droit interne. Et ce droit coutumier est plus large que les crimes contre l'humanité. Il est fondé sur quatre textes internationaux:

- les quatre conventions de Genève du 12 août 1949 qui prévoient des « infractions graves » au droit humanitaire;

- la convention de La Haye du 18 octobre 1907 relative aux lois et coutumes de guerre;

- la convention du 9.12.1948 sur le Génocide;

- le traité du 8 août 1945 confirmé par la convention du 11.12.1946 sur les crimes contre l'humanité.

Ces deux derniers textes, relatifs aux crimes contre l'humanité, entrent donc dans un ensemble plus vaste. On passe du crime contre l'humanité au crime contre le droit humanitaire qui ne protège pas seulement les personnes mais encore, dans certaines circonstances, les biens lorsque, par exemple, les destructions ne sont pas justifiées par les nécessités de la guerre.

Mais s'il y a des textes énumérant les infractions, s'il y a un tribunal pour juger, il n'y a pas de sanction prévue. Ainsi le Conseil de sécurité a-t-il décidé que le tribunal, écartant la peine de mort, s'inspirerait de la grille générale des peines d'emprisonnement appliquées par les tribunaux de l'ex-Yougoslavie

Que dire de cette évolution ?

D'abord, qu'elle fut lente. Un demi-siècle sépare la déclaration de Moscou de la création du tribunal de La Haye et du nouveau code pénal français. Ensuite, que les définitions juridiques ne s'imposent pas avec la force de l'évidence et que leur recherche a donné lieu, en France, à des controverses. C'est ainsi qu'il a fallu attendre la réunion d'une commission paritaire mixte pour que l'Assemblée et le Sénat arrivent à élaborer un texte définitif tant étaient grandes leurs divergences. Enfin, qu'actuellement le droit tant national qu'international dispose d'instruments pour agir mais que leur efficacité n'est pas toujours évidente tant que n'aura pas été créé un tribunal international permanent capable d'intervenir rapidement

Doivent être suivis avec attention le rôle que tiendra le tribunal de La Haye mais aussi, et de cela on parle peu, les jugements que les juridictions éthiopiennes vont être amenées à rendre prochaine ment pour juger, selon les normes internationales, les responsables de crimes contre l'humanité commis par le régime précédent.

L'état du droit en France

Mais revenons en France pour rechercher l'état du droit par rapport à la Shoah et pour l'avenir.

Pour les faits commis au cours de la Seconde Guerre mondiale, deux questions juridiques essentielles sont à examiner en partant de la définition des crimes contre l'humanité telle qu'elle s'imposait en France, c'est-à-dire celle tirée de l'article 6c du statut de tribunal de Nuremberg. La première a trait aux victimes, la seconde aux auteurs.

Le crime contre l'humanité est défini par l'article 6c du statut du tribunal de Nuremberg: « L'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux. »

Qui sont donc ces victimes qui doivent appartenir à la population civile ? Le problème s'est posé à l'occasion du procès de Klaus Barbie, auquel il était reproché d'avoir déporté par le même train du 11 août 1944 environ 650 personnes, moitié juives et moitié résistantes. Il ne faisait aucun doute que les faits perpétrés contre les Juifs, dont le seul crime était « d'être nés », étaient des crimes contre l'humanité, donc imprescriptibles, qui pouvaient donc être poursuivis quatre décennies plus tard. Mais quelle solution adopter pour les résistants, ayant le statut de combattants volontaires, qui devaient connaître des conditions de vie inhumaines dans les camps et pour certains y trouver la mort ? Si l'on considérait leur qualité de combattants, les crimes commis contre eux pouvaient donc être qualifiés de crimes de guerre au sens de l'article 6b du statut qui incrimine « l'assassinat et les mauvais traitements des prisonniers de guerre ». Mais, dans cette hypothèse, ils étaient prescrits et ne pouvaient plus être poursuivis.

La Cour de cassation, le 20 décembre 1985, n'a pas voulu faire de différence entre les victimes et a estimé que toutes étaient visées par la définition de crimes contre l'humanité appréciés comme étant des « actes inhumains et des persécutions qui, au nom d'un État pratiquant une politique d'hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique, non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique, quelle que soit la forme de leur opposition ». Ainsi, alors qu'à Nuremberg la notion de crime de guerre avait absorbé celle de crime contre l'humanité, ici l'inverse s'est produit.

La deuxième grande question avait trait à la qualité des auteurs. Le régime de Vichy, compte tenu des lois antijuives du 3.10.1940 et du 2.6.1941, des règlements recensant les Juifs et restreignant leurs libertés, des arrestations par les services de police français, pouvait-il être considéré comme ayant eu une politique d'hégémonie idéologique de persécutions ?

Lorsque la question s'est posée à la Cour de cassation, celle-ci l'a éludée en se référant strictement au texte de l'accord de Londres qui ne vise que les actes commis par les puissances de l'Axe, c'est-à-dire l'Allemagne et l'Italie. Elle a donc décidé le 27 novembre 1992 qu'un Français ne pouvait être poursuivi que s'il avait agi pour le compte de l'Allemagne, c'est-à-dire comme complice des Allemands, mais que s'il avait agi de son propre chef ou en exécution d'ordre du gouvernement de Vichy il ne pouvait avoir commis de crime contre l'humanité, faute de texte le prévoyant.

En résumé, pour le passé, les victimes d'actes inhumains commis par les seuls Allemands dans la Shoah comme dans la lutte armée sont seules protégées.

Notons au passage que cette interprétation n'est pas celle du Conseil de sécurité des Nations unies, qui se réfère au statut du 8 août 1945 pour fonder ses poursuites pour crime contre l'humanité en raison de faits commis depuis 1991 dans l'ex-Yougoslavie; solution conforme à la résolution du 11 décembre 1946 qui déclare confirmer comme principes du droit international ceux qui ont été reconnus à Nuremberg.

Pour l'avenir, la situation juridique française est plus claire puisque le nouveau code pénal a placé le crime contre l'humanité au premier rang des infractions. Il faut toutefois remarquer que, depuis la loi du 1er février 1994 qui prévoit une peine perpétuelle incompressible mais qui n'applique pas cette disposition aux crimes contre l'humanité, ceux-ci ne sont plus l'infraction la plus sévèrement punie.

Il faut remarquer d'emblée que, comme sur le plan international, le crime contre l'humanité n'a pas été défini par une seule formule. Celle d'André Frossard (dans le crime contre l'humanité on veut atteindre un homme « sous le prétexte qu'il est né ») ne peut fonder tout le droit. Elle ne vise que le Génocide. Or les juristes, au vu de l'évolution des crises et des guerres, ont voulu, dans la même catégorie, placer d'autres situations inhumaines.

Madame le professeur Delmas-Marty, parlant de lèse-humanité, souligne que ce qui est en cause, c'est la contestation de la singularité d'un être unique et son égale appartenance à la communauté des hommes. Pour elle, le crime contre l'humanité est alors « toute pratique délibérée, politique, juridique, médicale ou scientifique comportant soit la violation du principe de singularité (exclusion pouvant aller jusqu'à l'extermination de groupes humains réduits à une catégorie raciale, ethnique ou génétique ou, à l'inverse, fabrication d'êtres identiques) soit la violation du principe d'appartenance à la communauté humaine (pratiques discriminatoires telles que l'apartheid, création de surhommes par sélection génétique ou de sous-hommes par croisement d'espèces) ».

A y regarder de près, ce double critère permet d'expliquer les différents crimes prévus par le nouveau code pénal et qui sont:

- En premier lieu, le Génocide que le législateur a tenu à distinguer et qui vise, en temps de paix ou de guerre, à l'extermination d'un groupe de population civile arbitrairement déterminé, par exemple un groupe national, ethnique, racial ou religieux.

Cinq crimes distincts sont prévus par le texte comme par la Convention des Nations unies du 9 décembre 1948. Est considéré comme auteur de Génocide celui qui commet le crime, mais aussi celui qui le fait commettre, le parlement n'ayant pas voulu que ce dernier n'apparaisse que comme complice de son subordonné.

a) Est tout d'abord visée l'atteinte volontaire à la vie qui figurait déjà en tête de l'énumération du statut du tribunal de Nuremberg du 8 août 1945, sous les termes d'assassinat et d'extermination.

Ce moyen d'arriver à la destruction d'un groupe n'est cependant pas le seul. D'autres, plus indirects, peuvent être choisis pour parvenir au même résultat: l'extinction d'un groupe.

b) Est introduite dans la définition du crime l'atteinte grave à l'intégrité physique ou psychique. Les manipulations génétiques que peuvent permettre l'évolution de la science, les « camisoles chimiques » peuvent détruire un homme tout en lui préservant une vie précaire, sans avenir.

c) La soumission à des conditions d'existence de nature à entraîner la destruction totale ou partielle du groupe est également un crime. Est pris en compte un élément que la Seconde Guerre mondiale a particulièrement développé au travers de l'enfermement dans des camps, accompagné de l'obligation d'accomplir des travaux pénibles avec une nourriture et des soins insuffisants, ainsi que de brimades et de violences.

d) Un quatrième crime concerne les mesures visant à entraver les naissances, à savoir l'avortement, la stérilisation, la séparation des adultes des deux sexes en état de procréer.

e) Est enfin considéré comme entrant dans la définition du Génocide le transfert forcé d'enfants, afin qu'ils soient séparés de leur groupe d'origine et qu'ils perdent ainsi leurs racines.

- Les autres crimes sanctionnés de la même peine que le Génocide mais distincts par nature en ce qu'ici ce n'est pas l'appartenance des victimes à un groupe identifié qui est prise en compte mais les motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux des auteurs.

a) La déportation, déjà prévue par le statut du 8 août 1945, consiste en l'envoi dans un lieu éloigné de la résidence habituelle, accompagné d'une lourde contrainte pour forcer les personnes concernées à y demeurer. Ce lieu peut être dans le pays même ou dans un pays étranger placé sous contrôle du groupe auteur du plan concerté.

b) La réduction en esclavage était également prévue par le statut de 1945. La convention du 25 septembre 1926 définit l'esclavage comme « l'état ou la condition d'un individu sur lequel s'exercent les attributs du droit de propriété, ou certains d'entre eux ».

c) Est aussi prise en compte la pratique massive et systématique d'exécutions sommaires.

d) La pratique massive et systématique d'enlèvements de personnes suivis de leur disparition entre dans la définition des crimes visés. Le décès n'a pas à être prouvé, puisqu'il reconduirait au cas précédent.

e) Est enfin prise en compte la pratique massive et systématique de la torture ou d'actes inhumains. Le statut du 8 août 1945 incriminait déjà tout acte inhumain.

Ces crimes peuvent être commis en temps de paix comme de guerre, contre des populations civiles pour des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux.

S'ils sont commis en temps de guerre contre des combattants, ils sont réprimés par un texte différent. Même si la qualification de crimes contre l'humanité s'applique aussi dans ce cas, le législateur a voulu distinguer les adversaires menant la lutte des populations civiles inoffensives.

L'entente en vue de la préparation d'un crime contre l'humanité, caractérisée à l'intérieur d'un groupe par plusieurs faits matériels préparatoires, est également un crime.

Ce qu'il est important de relever, ce sont les grands principes de droit international qui régissent le crime contre l'humanité:

- il peut être commis en tout temps, en temps de guerre extérieure ou intérieure comme en temps de paix,

- il est imprescriptible,

- personne ne peut échapper à la répression, des chefs de l'État aux exécutants.

Ce n'est pas seulement en cas de guerre que l'on peut souhaiter l'extermination de groupes de population considérés comme hostiles ou même seulement indésirables. Si la notion de race est aujourd'hui considérée comme sans signification scientifique par les biologistes, elle a pris en droit, y compris dans le droit français (art. 32, 33, 48, de la loi du 29.7.1881 sur la presse, art. 211-1, 225-1, 225-18, 132-7, R 624-3, R 624-4, r 625-7 du nouveau code pénal), une signification juridique à l'intérieur d'une énumération de groupes déterminés en fonction de leur ethnie, de la nation, de la religion mais aussi de l'origine, du sexe, de la situation de famille, de l'état de santé, du handicap, des moeurs, des opinions politiques, des activités syndicales.

Le droit rejoint ici l'opinion courante, le langage commun. Ce qu'il s'agirait de protéger, c'est l'autre, celui qui est différent parce qu'il est un homme. Et de le protéger, lorsque cela aboutit à des crimes contre l'humanité, sans limitation de temps. Le criminel contre l'humanité peut être recherché partout et jusqu'au dernier jour de sa vie. Le temps n'apporte pas l'oubli pour les victimes; elles attendent d'une décision de justice une reconnaissance officielle de leur martyre. L'expérience montre que le temps conduit rarement les auteurs à la contrition. Le temps ne fait pas disparaître les preuves que les travaux d'historien, au contraire, confortent. Enfin, lorsque c'est la communauté des hommes, leur humanité, leur dignité qui a été bafouée sur une grande échelle, il importe, pour l'histoire des hommes, que justice soit rendue, faute de quoi les survivants du groupe opprimé, leurs descendants pendant plusieurs générations -- il en est ainsi, par exemple, pour les Indiens et les Noirs du Nouveau Monde -- revendiqueront la reconnaissance de leurs droits jadis bafoués.

Enfin, le crime contre l'humanité ne saurait épargner les responsables au plus haut niveau. L'article 7 du statut du tribunal militaire international de Nuremberg l'a définitivement établi: « La situation officielle des accusés, soit comme chefs d'État, soit comme hauts fonctionnaires, ne sera considérée ni comme une excuse absolutoire ni comme un motif de diminution de la peine. » Le même principe est repris par l'article 4 de la Convention des Nations unies sur le Génocide.

Il faut ajouter que le nouveau Code pénal français permet de sanctionner également les personnes morales qui commettraient des crimes contre l'humanité, ce qui serait le cas, par exemple, pour des sociétés qui utiliseraient des esclaves dans leurs usines. Des peines allant jusqu'à la dissolution de la société pourraient alors être prononcées.

Au moment de conclure, vous êtes en droit de vous demander, dans ce cycle consacré à la Shoah, quelle est la place des juristes. Qu'ont-ils fait pour sanctionner les auteurs et prévenir le renouvellement de telles monstruosités ?

La réponse est double.

Si l'on considère la jurisprudence française, la réponse, à l'exemple de ce qui s'est passé à Nuremberg, est plutôt négative.

Si le procès des responsables de Vichy a été fait après la Libération et sans faiblesse, la Shoah en était absente. D'où les tentatives pour demander que justice soit rendue, mais aussi l'ambiguïté relevée par Bertrand Poirot-Delpech.

Mais lors du procès Barbie le martyre des Juifs a été mis sur le même plan que la répression inhumaine exercée contre les résistants.

Lors du procès Touvier, portant sur une seule action, il a fallu se référer, non sans contestation, à la notion de complicité faute de pouvoir apprécier la part française dans la Solution finale.

Mais il faut dépasser ce constat négatif.

La Shoah a été l'occasion d'une formidable évolution du droit. Une évolution certes lente, trop lente et encore imparfaite dans la mesure où n'a pas encore été institué le tribunal pénal international permanent prévu déjà par la convention sur le Génocide du 9 décembre 1948 et qui pourrait intervenir dès qu'apparaît dans un pays du monde une volonté de « purification ethnique ».

Sans la Shoah, il n'y aurait pas eu l'article 1er de la Déclaration universelle des droits de l'homme voté le 10 décembre 1948, au lendemain de la convention sur le Génocide, ce qui marque le lien: « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Un est égal à un. La dignité de l'homme, droit qui ne souffre aucune restriction, est proclamée. Cela concerne chacun d'entre nous...

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