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Pierre Vidal-Naquet:
Un Eichmann de papier (1980) - Anatomie d'un mensonge (Introduction)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

Introduction

J'ai longtemps hésité avant de répondre à l'amicale demande de Paul Thibaud, directeur d'Esprit (et qui fut aussi, en 1960-1962, le directeur de Vérité-Liberté, Cahiers d'Informations sur la guerre d'Algérie), et d'écrire ces pages sur le prétendu révisionnisme, à propos d'un ouvrage dont les éditeurs nous disent sans rire:«Les arguments de Faurisson sont sérieux. Il faut y répondre.» Les raisons de ne pas parler étaient multiples, mais de valeur inégale. Historien de l'Antiquité, qu'avais-je à faire dans une période qui n'était pas «la mienne»? Juif, n'étais-je pas trop directement intéressé, incapable d'une totale objectivité? Ne fallait-il pas laisser le soin de répondre à des historiens moins concernés? Enfin, répondre, n'était-ce pas accréditer l'idée qu'il y avait effectivement débat, et donner de la publicité à un homme qui en est passionément avide?

Le premier argument ne m'impressionne pas beaucoup. Ayant toujours combattu l'hyperspécialisation des corporations historiennes, ayant toujours lutté pour une histoire désenclavée, j'avais l'occasion nullement nouvelle, de passer à la pratique. Au surplus, le sujet n'est pas d'une difficulté telle qu'il ne soit possible de se mettre au courant rapidement. Je récuse évidemment l'idée qu'un historien juif devrait s'abstenir de traiter certains sujets. Mais c'est hélas un fait que, dans son ensemble, la corporation historienne s'est, en France, peu intéressée à ces questions. Elles ont, il est vrai, quelque chose de répugnant qu'il faut affronter. Il n'est que de voir l'état de nos grandes bibliothèques. Ni à la Sorbonne ni à la Bibliothèque nationale n'existe la documentation de base sur Auschwitz, qu'il faut consulter, pour l'essentiel, au Centre de documentation juive contemporaine, qui lui-même ne possède pas tout, à beaucoup près. Bon nombre d'historiens ont signé la déclaration publiée dans Le Monde du 21 février1979[1], très peu se sont mis au travail, une des rares exceptions étant F. Delpech.

C'est la dernière objection qui est en réalité la plus grave. Il est vrai qu'il est absolument impossible de débattre avec Faurisson. Ce débat, qu'il ne cesse de réclamer, est exclu parce que son mode d'argumentation- ce que j'a appelé son utilisation de la preuve non ontologique- rend la discussion inutile. Il est vrai que tenter de débattre serait admettre l'inadmissible argument des deux «écoles historiques», la «révisionniste» et l'«exterminationniste». Il y aurait, comme ose l'écrire un tract d'octobre 1980 signé par différents groupes de l'«ultra-gauche», les «partisans de l'existence des '"chambres à gaz" homicides» et les autres, comme il y a les partisans de la chronologie haute ou de la chronologie basse pour les tyrans de Corinthe, comme il y a à Princeton et à Berkeley deux écoles qui se disputent pour savoir ce que fut, vraiment, le calendrier attique. Quand on sait comment travaillent MM. les révisionnistes, cette idée a quelque chose d'obscène.

Mais le sait-on? Et peut-on agir en France, dans notre société centralisée, comme on le fait aux Etats-Unis oû le principal et le plus habile révisionniste, Arthur Butz, enseigne tranquillement l'informatique à la petite université d'Evanston (Illinois), admiré par une minuscule secte, entièrement ignoré par ceux qui pratiquent, de NewYork à San Francisco, le métier d'historien?

Pour le meilleur et pour le pire, la situation française n'est pas la même. Du jour ou Robert Faurisson, universitaire dûment habilité, enseignant dans une grande université, a pu s'exprimer dans Le Monde, quitte à s'y voir immédiatement réfuté, la question cessait d'être marginale pour devenir centrale, et ceux qui n'avaient pas une connaissance directe des événements en question, les jeunes notamment, étaient en droit de se demander si on voulait leur cacher quelque chose. D'où la décision prise par Les Temps modernes et par Esprit[2] de répondre.

Répondre comment puisque la discussion est impossible? En procédant comme on fait avec un sophiste, c'est-à-dire avec un homme qui ressemble à celui qui dit le vrai et dont il faut démonter pièce à pièce les arguments pour en démasquer le faux-semblant. En tentant aussi d'élever le débat, de montrer que l'imposture révisionniste n'est pas la seule qui orne la culture contemporaine, et qu'il faut comprendre non seulement le comment du mensonge, mais aussi le pourquoi.

Octobre 1980.

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