© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Un Eichmann de papier (1980) - Anatomie d'un mensonge (1)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

1. Du cannibalisme, de son existence et des explications qui en ont été données

Marcel Gauchet a consacré sa première chronique du Débat (No 1, mai 1980) à ce qu'il a appelé «l'inexistentialisme». C'est en effet un des traits de la «culture» contemporaine que de frapper tout d'un coup d'inexistence les réalités sociales, politiques, idéelles, culturelles, biologiques que l'on croyait les mieux établies. Sont ainsi renvoyés à l'inexistence: le rapport sexuel, la femme, la domination, l'oppression, la soumission, l'histoire, le réel, l'individu, la nature, l'Etat, le prolétariat, l'idéologie, la politique, la folie, les arbres. Ces petits jeux sont attristants, ils peuvent aussi distraire, mais ne sont pas obligatoirement dangeureux. Que la sexualité et le rapport sexuel n'existent pas ne dérange guère que les amants, et l'inexistence des arbres n'a jamais enlevéle pain de la bouche à un bûcheron ou à un fabricant de pâte à papier. Il arrive cependant parfois que le jeu cesse d'être innocent. Il en est ainsi quand sont mis en cause non ces abstractions que sont la femme, la nature ou l'histoire, mais telle ou telle expression spécifique de l'humanité, tel moment douloureux de son histoire.

Dans la longue entreprise qu'est une définition de l'homme, face aux dieux, face aux animaux, la fraction de l'humanité à laquelle nous appartenons a choisi notamment, au moins depuis Homère et Hésiode au VIIIe siècle avant notre ère, de poser l'homme, en contraste avec les animaux, comme celui qui ne mange pas son semblable. Ainsi parlait, dans Les Travaux et Les Jours, Hésiode: «Telle est la loi de Zeus fils de Cronos a prescrite aux hommes: que les poissons, les fauves, les oiseaux ailés se dévorent, puisqu'il n'est point parmi eux de justice.» Il existe des transgressions de la loi, assez rarement dans la pratique, plus fréquentes dans les récits mythiques. Il existe surtout des transgresseurs catalogués comme tels: ce sont certaines catégories de barbares qui s'excluent par là même de l'humanité. Un Cyclope n'est pas un homme.

Toutes les sociétés ne placent pas la barre à ce niveau précis. Il en est qui sont ni moins ni plus «humaines» que la société grecque ou la société occidentale moderne, et qui admettent la consommation de chair humaine. Il n'en est, je crois, aucune qui fasse de cette consommation un acte comme les autres: la viande humaine n'entre pas dans la même catégorie que la viande chassée, ou la viande des animaux d'élevage. Naturellement ces différences n'apparaissent pas aux yeux des observateurs extérieurs, très empressés à traiter de non-hommes ceux qui sont simplement autres. Voici par exemple, comment s'eprime Bernal Diaz del Castillo, qui fut au début du XVIe siècle un des compagnons de Cortés au Mexique, dans son Histoire véridique de la Nouvelle-Espagne (1575): «J'ai à dire que la plupart des Indiens étaient honteusement vicieux [...]: ils s'adonnaient presque tous a faire des sodomies. Pour ce qui est de manger de la chair humaine, on peut dire qu'ils en faisaient usage absolument comme nous de la viande de boucherie. Dans tous les villages, ils avaient l'habitude de construire des cubes en gros madriers, en forme de cages, pour y enfermer des hommes, des femmes, des enfants, les y engraisser et les envoyer au sacrifice quand ils étaient à point, afin de se repaître de leur chair. En outre, ils étaient sans cesse en guerre, provinces contre provinces, villages contre villages, et les prisonniers qu'ils réussisaient à faire, ils les mangeiant après les avoir préalablement sacrifiés. Nous constatâmes la fréquence de la pratique honteuse de l'inceste entre le fils et la mère, le frère et la soeur, l'oncle et la nièce. Les ivrognes étaient nombreux, et je ne saurais dire la saleté dont ils se rendaient coupables[3].» L'auteur de ce récit mélange ici deux sortes de données : des informations factuelles, recoupées par d'autres sources sur les sacrifices humains et la cannibalisme, et un discours purement idéologique visant à justifier la conquête chrétienne. Il va sans dire que l'inceste généralisé, qui est décrit ici, n'existe dans aucune société.

Faire la part du réel et de l'imaginaire, donner un sens à l'un comme à l'autre, tel est le travail de l'anthropologue, de l'historien, qu'il s'agisse d'anthropophagie, des rites du mariage ou de l'initiation des jeunes gens.

L'anthropophagie, ou, comme on dit en généralisant un mot qui signifie dans la langue des Caraïbes «hardi», le cannibalisme, a suscité au cours de ces toutes derniéres années deux modèles de réactions, parfaitement symétriques et opposées. La première interprétation qui est de type «matérialiste» a été notamment proposée par Marvin Harris dans un livre où il s'agissait tout simplement d'expliquer à la fois «les origines de la guerre, du capitalisme, de l'Etat et de la suprématie masculine». Si les hommes mangent de la chair humaine, c'est en dernière analyse, parce qu'ils ont besion de protéines: exemple même d'une explication totalitaire qui, en réalité n'en est pas une[4]. Comment rendre compte, dans ces conditions, du fait que la société aztèque jouissait de très abondantes ressources alimentaires? Comment rendre compte de cet autre fait: les habitants de Mexico assiéges et affamées par les hommes de Cortés en 1521, sacrifièrent leurs prisonniers, et eux seuls, mais sans consommer autre chose que les parties rituellement consommables (les membres), ce qui ne les empêcha pas de mourir de faim? Comme l'écrit Marshall Sahlins: «Il est évident que le contenu culturel en cause- ce prodigieux système sacrificiel- est trop riche, logiquement et pratiquement, pour que puisse en rendre compte le besoin naturel de protéines que Harris propose comme explication. Pour accepter son idée, il nous faudrait en quelque sorte marchander avec la réalité ethnographique [ou] renoncer à ce que nous savons d'elle. Il faut à tout le moins un acte héroïque de foi utilitariste pour conclure que ce système sacrificiel était pour les Aztèques un moyen de se procurer de la viande.» poser le problème du sacrifice humain et de l'anthropophagie en termes de rationalité économique et de rentabilité conduit à d'incroyables absurdités: le système n'était en aucune façon rentable et relevait même d'une économie de gaspillage.

Mais que faire alors des cannibales s'ils ne cherchent ni à se nourrir ni à maximiser les profits? C'est alors qu'intervient une autre explication: les cannibales n'existent pas, autrement dit ils sont un mythe.

Ouvrons ici une parenthèse: comme beaucoup d'historiens, mes prédécesseurs et mes contemporains, je me suis intéressé à l'histoire des mythes, à l'histoire de l'imaginaire, estimant que l'imaginaire est un aspect du réel, et qu'il faut en faire l'histoire comme on fait celle des céréales et de la nuptialité en France du XiXe siècle. Sans doute mais ce «réel»-là est tout de même nettement moins «réel» que ce qu'on a l'habitude d'appeler par ce nom. Entre les fantasmes du marquis de Sade et la Terreur de l'an II, il y a une différence de nature, et même, à la limite, une opposition radicale: Sade était un homme plutôt doux. Une certaine vulgarisation de la psychanalyse a joué son rôle dans cette confusion entre le fantasme et la réalité. Mais les choses sont plus complexes: une chose est de faire dans l'histoire la part de l'imaginaire de la société, une chose est de définir comme Castoriadis l'insitution imaginaire de la société, une autre est de décréter, à la façon de J. Baudrillard, que le réel social n'est composé que de relations imaginaires. Car cette affirmation extrême en entraîne une autre, dont je vais avoir à rendre compte : celle qui décréte imaginaires toute une série d'événements bien réels. Historien, je me sens une part de responsabilité dans les délires dont je vais traiter.

C'est à W. Arens que nous devons cette éblouissante évidence: il n'y a jamais eu de cannibales[5]. Comme il est de règle dans ce genre de découvertes, Arens est passé par plusieurs étapes qu'il nous explique longuement. Persuadé que l'anthropophagie àtait une pratique fort commune, il fut surpris du caractère imprécis de la littérature ethnographique. Il se mit alors à la recherche d'une preuve décisive, et mit une petit annonce dans une revue à la recherche d'un témoin occulaire. Les réponses furent vagues, mais un jeune chercheur allemand, Erwin Frank, lui précisa qu'il avait dépouillé toute la littérature sur le cannibalisme chez les Indiens du bassin de l'Amazone du XVIe au XXe siècle, et qu'il n'avait pas pu trouver un seul témoignage de première main sur l'action consistant à mager son prochain. De proche en proche, il parvint ainsi à cette constatation à la fois réjouissante et amère: il n'a a pas eu de cannibales, l'anthropophagie est une invention des anthropologues à partir de témoignages inconsistants. La fonction de cette invention est de justifier la domination des sociétés conquérantes sur les sociétés conquises.

Que cette théorie soit proprement grostesque peut être démontré en quelques lignes: sans doute nous manquera-'t'il toujours le témoignage des victimes, le seul sans doute qui pourrait satisfaire aux exigences de W. Arnes, mais il existe un nombre tout à fait suffisant de témoignages et d'informations pour qu'il ne subsiste aucun doute. Marshall Sahlins et d'autres nous l'ont rappelé, mais l'anthropologues américains a eu le mérite singulier d'analyser la logique qui sous-tend ce type d'opérations, qui relévent non de la recherche, mais du spectacle universitaire. Il a fait aussi en conclusion, le rapprochement qui s'impose avec ce qui sera désormais le thème essentiel de cet article: «Le livre d'Arens suit un modèle traditionnel des entreprises journalistico-scientifiques en Amériques: le professeur X émet quelque théorie monstrueuse- par exemple : les nazis n'ont pas véritablement tué les Juifs; ou encore: la civilisation humainevient d'une autre planète; ou enfin : le cannibalisme n'existe pas. Comme les faits plaident contre lui, l'argument principal de X consiste à exprimer, sur le ton le plus élevé qui soit, son propre mépris pour toutes les preuves qui parlent contre lui [...]. Tout cela provoque Y ou Z à publier une mise au point telle que celle-ci. X devient désormais le très discuté professeur X et son livre reçoit des comptes rendus respectueux écrits par des non-spécialistes dans Time, Newsweek et le New Yorker. Puis s'ouvrent la radio, la télévision et les colonnes de la presse quotidienne[6].» Autrement dit, il s'agit dans ce genre d'affaires non de vérité, non de silense, mais tout bonnement de publicité ou de spectacle universitaire.

Disons les choses autrement: soit un personnage mal connu de l'histoire ancienne, dont l'existence a été jusqu'ici acceptée sans problème: par exemple le lègislateur athénien Clisthène, fin du VIe siècle av. J.-C. Je décide un beau jour qu'il n'a pas existé et je le prouve: Hérodote n'était pas en position de savoir: Aristote répétait des sources elles-mêmes peu dignes de foi. Mais mon objectif réel est autre: il s'agit d'imposer un clivage entre historiens selon mes propres termes. J'appellerai «clisthèniens» tous les historiens mes prédécesseurs: moi-même et ceux qui me suivent, nous serons les anticlisthèniens. Chacun saura que ma théorie est absurde, mais, comme j'aurai respecté les règles du jeu, ma considération n'en souffrira pas. Marshall Sahlins dit durement ce qu'il faut dire au sujet de ces moeurs: «La publication ou la non-publication par les éditions universitaires et, en fin de compte, la nature même de la recherche érudite sont attirées irrésistiblement dans l'orbite de l'opinion moyenne du public consommateur. C'est un scandale.»

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