© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Un Eichmann de papier (1980) - Anatomie d'un mensonge (2)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

2. De la Vieille Taupe et des cannibales

S'il existe, on l'a vu, deux formes extrêmes et opposées du délire sur les cannibales: le délire réducteur de Harris et le délire négateur d'Arens, il faut s'attendre à rencontrer ces deux mêmes délires à propos d'un événement autrement traumatisant pour notre histoire d'aujourd'hui que les activités de tous les cannibales passés, présents et à venir: le massacre par l'Allemagne hitlérienne de quelques millions de Juifs européens. Il est toujours satisfaisant pour l'esprit de voir une logique en action. On se réjouira donc de constater que La Vieille Taupe a publié à quelques années d'intervalle deux explications également simplificatrices du génocide hitlérien: la réduction matérialiste et si l'on peut encore appeler ça une explication, la négation pure et simple.

La Vieille Taupe est, rappelons-le, une librairie devenue maison d'édition, qu'on appellera, faute de mieux, anarcho-marxiste. Du marxisme, ekke a retenu, non la philosophie critique, dominante chex Marx et quelques-uns de ses disciples, non la perversion étatique de Lénine et de Staline, mais certainement la hantise d'une explication totale du monde, dont le caractère purement «idéologique» est manifeste. A l'humanité un jour réconciliée avec elle-même, qui est l'espoir de l'avenir, s'opposent tous les régimes existants. Qu'ils soient démocratiques-bourgeois, stalino-brejnéviens, sociaux-démocrates, maoïstes, tiers-mondistes ou fascistes, tous ces régimes représentent autant de formes de la domination capitaliste. En particulier, La Vieille Taupe estime qu'il n'existe aucune différence fondamentale entre les deux camps qui se sont affrontés au cours de la Seconde Guerre mondiale, donc aucune perversité particulière du national-socialisme hitlérien. On devinera aussi qu'à partir de ces prémisses La Vieille Taupe est assez mal préparée à comprendre la place un peu particulère qu'occupent les Juifs dna sl'histoire de notre société depuis le triomphe de la dissidence chrétienne.

Donc en 1970, La Vieille Taupe publie une brochure intitulée Auschwitz ou le Grand Alibi, reproduction d'un article anonyme publié en 1960 dans Programme communiste, organe d'une autre secte marxiste, celle qui fut fondée par Amadeo Bordiga. Le «grand alibi» de l'antifasciste, c'est l'extermination des Juifs par Hitler. A lui seul ce crime creuse la distance qui séparele démocrate du fasciste. Mais, pensent les bordiguistes, il n'en est rien. Il faut donner, de l'antisémitisme de l'époque impérialiste, l'explication économico.sociale qui s'impose. «Du fait de leur histoire antérieure, les Juifs se retrouvent aujourd'hui essentiellement dnas la moyenne et petite bourgeoisie. Or cette classe est condamnée par l'avance irrésistible de la concentration du capital[7].» A cette condamnation, la petite bourgeoisie réagit «en sacrifiant une de ses parties, espérant ainsi sauver et assurer l'existence des autres». La petite bourgeoisie allemande «a donc jeté les Juifs aux luops pour alléger son traîneau et se sauver». Le grand capital, lui «était ravi de l'aubaine: il pouvait liquider une partie de la petite bourgeoisie avec l'accord de la petite bourgeoisie[8]». comment démontrer que la «petite bourgeoisie» est plus menacée en 1943 qu'en 1932, c'est ce que la brochure ne se propose pas de faire. Du moins s'efforce-t'elle de rendre compte di caractère méthodique de l'entrprise: «En temps normal, et lorsqu'il s'agit d'un petit nombre, le capitalisme peut laisser crever tout seuls les homems qu'il rejette du processus de production. Mais il lui était impossible de le faire en pleine guerre et pour des millions d'hommes: un tel désordre aurait tout paralysé.. Il fallait que le capitalisme organise leur mort.» Mais pour quel profit? «Le capitalisme ne peut exécuter un homme qu'il a condamné, s'il ne retire un profit de cette mise à mort elle-même.» Le profit sera donc recherché par l'épuisement des travailleurs, tandis que ceux qui ne peuvent travailler seront massacrés directement. Mais est-ce rentbale? «Le capitalisme allemand s'est [...] mal résigné à l'assassinat pur et simple [...] parce qu'il ne rapportait rien[9].» Aussi les auteurs de la brochure s'étendent-ils sur la fameuse mission de Joël Brand quittant la Hongrie avec la bénédiction d'Himmler pour troquer les Juifs hongrois voués «au moulin» d'Auschwitz, comme disaient entre eux les négociateurs, contre 10 000 camions[10]. Pas un instant les auteurs ne paraissent remarquer que nous sommes alors en 1944, non en 1942, que Himmler a de bonnes riasons de savoir que la guerre est perdue et qu'il faut tenter de jouer de la légendaire «influence juive» sur les alliés de l'Ouest. Les Juifs, en dépit de ces tentatives, ont été détruits «non parce que Juifs, mais parce que rejetées du processus de production, inutiles à la production[11]».

Est-ce le caractère décidément absurde de cette explication qui conduit La Vieille Taupe à une solution inverse, celle de la négation du génocide? Je ne sais, mais si mutation il y uet, ce fut une mutation brsuque, car Pierre Guillaume nous l'apprend: depuis 1970, «La Vieille Taupe partageait pour l'exxentiel les thèses de Paul Rassinier[12]», Je reviendrai tout à l'heuresur Paul Rassinier, sur les deux livres de lui que La Vieille Taupe a republiés[13] et sur quelques autres. Retenons seulement que de l'explication «matérialiste» on est passé à la négation pure et simple (Rassinier, Faurisson)[14] ou au doute plus ou moins méthodique (Serge Thion). Une formule de Serge Thion montre bien comment le rêve inassouvi de l'explication «matérialiste» se trouve derrière ses insatisfactions actuelles: «Il y a sans doute, écrit-il (p. 37-38), eu des gazages artisanaux, mais la question des méthodes industrielles d'extermination n'est pas traitée d'une façon qui répondrait à toutes les questions que l'on est en droit de se poser sur le fonctionnement de toutes autre entreprise indutrielle, dans un autre contexte.» De quoi s'agit-il? De technologie? Mais gazer en grand ne pose pas de problèmes essentiellement différents que gazer de façon «artisanale». Ou s'agit-il d'un interprétation économiste d'Auschwitz? Mais s'il en est ainsi, Thion montrerait qu'il ne comprend pas davantage l'entreprise nazie que Marvin Harris ne comprend le cannibalisme. Car exterminer des hommes même avec des méthodes industrielles, n'est. en ce XXe siècle, pas tout à fait la même chose que de mettre des petits pois en conserve. Et, de même, manger de la viande humaine et manger de la viande de bouvherie ne sont pas la même chose, n'ont pas la même charge de sacré. Que faut'il aux «matérislistes», de quoi rêvent'-ils? De vastes registres où les entrants seraient marqués vivants et les sortis morts? Nous ne sommes en réalité pas si loin, nous le verrons, de les posséder, à condition de faire l'élémentaire effort de décodage nécessaire. Voudraient-ils un tableau statistique du rendement des chambres à gaz?

Cette querelle sur la rationalité industrielle cache en réalité une ignorance profonde de ce qu'est un système totalitaire. Celui-ci n'est pas un organisme fonctionnant tout uniment sous la conduite d'un chef. Dans l'Allemagne nazie, par exemple, la Gestapo, le ministère des Affaires étrangères, le ministre des Territoires occupés formaient autant de clans qui n'avaient ni les mêmes intérêts ni la même politique. L'appareil judiciaire et l'appareil policier (et déportationnaire) ne fonctionnaient pas selon le même rythme[15]. Pendant longtemps, par exemple, les Juifs condamnés de droit commun échapaient à la déportation. Il a pu y avoir, très normalement, à Auschwitz, et des hôpitaux et des installations d'extermination où disparaissaient des personnes valides. Les oppositions d'intérêt entre ceux qui se souciaient avant tout de tuer et ceux qui voulaient avant tout utiliser la main-d'oeuvre, même juive, sont attestées aussi bien par les documents de l'époque que par les témoignages postérieurs. Par-delà les oppositions de clans et de couches sociales, on retrouvait pourtant, chez ceux qui parlent, une même peur devant le réel, une même langue masquée.

En vérité le meurtre de masse se heurte, chez ses auteurs eux-mêmes, à des résistances tellement tenaces que l'on voit par exemple Himmler user tantôt d'un langage direct, ou presque totalement direct: «La question suivante nous a été posée: que fait-on des femmes et des enfants? Je me suis décidé et j'ai là aussi trouvé une solution évidente. Je ne me sentais pas ke droit d'exterminer (exactement: extirper, auszurotten) les hommes- dites si vous voulez, de les tuer ou de les faire tuer- et de laisser grandir les enfants qui se vengeraient sur nos enfants et nos descendants. Il a fallu prendre la grave décision de faire diparaître ce peuple de la terre (diese Volk von der Erde verschwinden zu lassen)[16].» Himmler est ici, si je puis dire, au maximum de la franchise, encore qu'une description du processus réel serait mille fois plus traumatisante. Mais il lui arrive aussi, même devant un public «averti», d'introduire soudain un élément d'atténuation. Par exemple, devant des officiers SS, le 24 avril 1943 . «Il en va de l'antisémitisme comme de l'épouillage. Eloigner (entfernen) les poux ne relève pas d'une question de conception du monde. C'est une question de propreté[17].» C'est ici la métaphore des poux qui donne son véritable sens à cet «éloignement». Car «éloigne-t-on» un pou?Il arrive enfin que Himmler code et même surcode; ainsi quand il reçoit en Avril 1943 le rapport de R. Korherr, «Inpekteur für Statistik» de la SS, il lui fait dire rapidement qu'il souhaite que nulle part il ne soit parlé du «traitement spécial» (Sonderbehandlung) des Juifs[18]. Si l'on veut bien se souvenir que «traitement spécial» était déjà un mot codé pour désigner l'extermination[19]... Tout cela banal, tristement banal, mais peut-on demander au «matérialiste» S. Thion d'avoit ouvert les Langages totalitaires de Jean-Pierre Faye[20].

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