© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Un Eichmann de papier (1980) - Anatomie d'un mensonge (4)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

4. De la méthode révisionniste

Il existe, en apparence, plus d'une chambre dans la demeure révisionniste. Serge Thion en présente une forme modérée, voire antifasciste, à faire pleurer Jean-Gabriel Cohn-Bendit. Il ne s'agit, en somme, que d'une opération limitée, visant à éliminer du répertoire des crimes hitlériens, ce qui est manifestement, au terme d'une saine critique, impossible. «Réduisons la question à son articulation centrale: ôter un crime majeur du catalogue des ignominies nazies reviendrait à réhabiliter le IIIe Reich ou à le gauchir, à le rendre comparable à d'autres régimes politiques. Cela procède d'un amalgame: on suppose aux auteurs qui mettent en doute l'existence des chambres à gaz l'intention de mettre en doute toutes les horreurs beaucoup mieux connues et attestées. Ce n'est qu'un procédé polémique (Vérité..., p. 39).» Il n'y a là en réalité ni amalgame ni procédé polémique. C'est Faurisson qui est dans la vérité révisionniste quand il profére la fameuse formule: «Jamais Hitler n'a ordonné ni admis que quiconque fût tué en raison de sa race ou de sa religion» (Vérité..., p. 91)[35]. En fait les «révisionnistes» partagent tous, plus ou moins, quelques principes extrêmement simples.

1. Il n'y a pas eu de génocide et l'instrument qui le symbolise, la chambre à gaz, n'a jamais existé[36].

2. La «solution finale» n'a jamais été que l'expulsion des Juifs en direction de l'Est européen, le «refoulement» comme dit élégamment Faurisson (Vérité..., p. 90). Puisque «la plupart [des Juifs de France] provenaient de l'Est», on en déduira qu'il ne s'agissait jamais que d'un rapatriement, un peu comme lorsque les autorités françaises rapatriaient les Algériens, en octobre 1961, vers leurs «douars d'origine».

3. Le chiffre des victimes juives du nazisme est beaucoup plus faible qu'on ne l'a dit: «Il n'existe aucun document digne de ce nom chiffrant la perte totale de la population juive durant la dernière guerre à plus de 200 000... Ajoutons également que l'on comprend dans le nombre total des victimes juives les cas de mort naturelle», écrit avec tranquillité l'avocat allemand Manfred Roeder[37], ce qui, démographiquement, signifie que le taux de la mortalité des communautés juives a été exceptionnellement bas. D'autres bons princes, poussant jusqu'au million (Rassinnier, Butz)[38] en attribuant une large part de ces morts à l'aviation alliée. Faurisson pour sa part,divise, ou à peu près, ce million en deux: quelques de milliers de morts sous l'uniforme (un beau témoignage de vaillance et autant de morts, tués «pour faits de guerre» (Vérité..., p. 197). Quant au chiffre des morts d'Auschwitz, Juifs et non-Juifs, il «s'est élevé à 50 000 environ» (ibid.).

4. L'Allemagne hitlérienne ne porte pas la responsabilité majeure de la Seconde Guerre mondiale. Elle partage cette reponsabilité, par exemple, avec les Juifs (Faurisson, in Vérité..., p. 187), ou même elle n'a pas de responsabilité du tout.

5. L'ennemi majeur du genre humain pendant les années trentre et quarante n'est pas l'Allemange nazie, mais l'URSS de Staline.

6. Le génocide est une invention de la propagande alliée, principalement juive, et tout partoculièrement sioniste, que l'ont peur expliquer aisément, mettons, par une propension des Juifs à donner des chiffres imaginaires[39], sous l'influence du Talmud.

Chacun peut constater, en recourant aux sources, que je n'invente rien. Au reste MM. les «révisionnistes» se sont réunis en congrés à Los Angeles en septembre 1979, ce qui leur a permis d'offrir une prime de 50 000 dollars à qui ferait la preuve d'une chambre à gaz pour tuer des Juifs[40]. On peut supposer qu'ils constitueraient eux-mêmes le jury. Ils possédent desormais un organe, The journal of Historical Review, dont j'ai le numéro 1 (printemps 1980) sous les yeux, avec quelques-uns des maîtres de ce mouvement idéologique, notamment Arthur Butz et Robert Faurisson. On y trouvera les actes du colloque de Los Angeles.

Voici par exemple quelques-uns des principes dégagés par le Dr Austin J. App, un Germano-Américain qui enseigna dans de nombreux collèges, catholiques et laïcs: «Le IIe Reich voulait l'émigration des Juifs, non leur liquidation. S'il avait voulu les liquider il n'y aurait pas en Israël 500 000 survivants des camps de concentration [chiffre imaginaire] touchant des indemnités allemandes pour des persécutions imaginaires. Pas un seul Juif n'a été "gazé" dans un camp de concentration. Il y avait dans ces camps des fours crématoires pour brûler les cadavres de ceux qui étaient morts pour une raison quelconque, et particulièrement à la suite des raids génocidaires des bombardiers anglo-américains. La majorité des Juifs qui moururent dans les pogroms et ceux qui ont disparu et dont la trace n'a pas été retrouvée sont morts dans des territoires contrôlés par l'URSS, non par l'Allemagne. La majorité des Juifs qui sont supposés avoir été tués par les Allemands étaient des éléments subversifs, des partisans, des espions et des criminels et aussi souvent, des victimes de représailles malheureuses, mais conformes au droit international[41]...».

On discerne aisément les différentes composantes de ce discours idéologique: nationalisme allemand, néo-nazisme, anticommunisme, antisionisme, antisémitisme. Ces ingrédients se retrouvent dous des formes et dans de proportions variées selon les différents auteurs (il est évident, par exemple, que le nationalisme allemand ne joue pas de rôle direct dans l'oeuvre du pacifiste français Paul Rassinier). La part de l'antisémitisme, de la haine pathologique des Juifs est énorme. Le but de l'opération est parfaitement clair: il s'agit de priver, idéologiquement, une communauté de ce qui représente sa mémoire historique. Car nous voilà obligés, à la limite, de prouver ce qui est arrivé. Nous qui, depuis 1945, savons, nous voilà tenus d'être démonstratifs, éloquents, d'user des armes de la rhétorique, d'entrer dans le monde de ce que les Grecs appelaient la Peithô, la Persuasion dont ils avaient fait une déesse qui n'est pas la nôtre. Se rend-on compte vraiment de ce que cela signifie?

Mais revenons à nos «révisionnistes». On se doute bien que, pour pasticher une formule attribuée au colonel Bigeard (depuis général et ministre), on ne parvient pas à de tels résultats historiques en utilisant des procédés d'enfants de choeur. Quelles sont donc les régles de la méthode révisionniste? Elles sont à tout prendre assez simples. Passons sur les procédés les plus évidents: le mensonge pur et simple[42], le faux, l'appel à une documentation de pure fantaisie. Ce sont là des pratiques courantes, mais à la limite, un révisionniste peut s'en passer. Mentionnons cependant, puisque Butz (non sans quelques réticences, p. 119-120, 128-130), Thion et Faurisson (p. 70, 88, 105-106, 156, 212 n.) en ont fait un de leurs témoins, le reportage dans le passé qu'a écrit Th. Christophersen, qui cultiva le pissenlit à caoutchouc en 1944, dans une ferme d'Etat à trois kilomètres d'Auschwitz, lieu bien réel, mais différent. Rien n'y manque, ni une imaginaire «constatation de l'ONU» expliquant que «les pertes incontestablement regrettables du peuple juif pendant la Seconde Guerre mondiale ne s'élèvent pas à 6 millions mais à 200 000» (Mensonges d'Auschwitz, p.15) ni la description idyllique d'un camp, ou plutôt d'une colonie de vacances où les femmes se fardaient et prenaient du poids. Constatons, puiqu'un tel témoin est utilisé, que la «révision», comme autrefois la révolution, est un bloc.

On peut en fait résumer ainsi les principes de la méthodes révisionniste:

1- Tout témoignage direct apporté par un Juif est un mensonge ou une fabulation.

2. Tout témoignage, tout document antérieur à la libération est un faux ou est ignoré ou est traité de «rumeur». Butz ou Rassinier ignorent entièrement, par exemple, les documents écrits par des membres du Sonderkommando d'Auschwitz, cachés par eux et retrouvés après la guerre, documents donnant une description précise et concordant avec tout ce qu'on sait par ailleurs du fonctionnement des chambres à gaz[43]. Faurisson se contente de dauber (Le Monde du 16 janvier 1979. Vérité..., p. 110) sur «des manuscrits- miraculeusement- retrouvés» dont il ne tente même pas de démontrer l'inauthenticité.

3. Tout document, en général, qui nous renseigne de première main sur les méthodes des nazis est un faux ou un document trafiqué. Ainsi Faurisson range-t-il d'un mot parmi les ouvrages faux, apocryphes ou suspects» (Vérité..., p. 284) l'heroïque «chronique» qui accompagnait les archives du ghetto de Varsovie tenues par Emmanuel Ringelblum et une équipe dont je connais personellement un membre. Renseignement pris, la chronique a été effectivement amputée, surtout dans son édition polonaise, lors de sa publication à Varsovie en 1952, essentiellement de quelques passages peu agréables pour l'orgueil polonais[44]. Ces amputations ne modifient en rien la qualité du document quant à la politique nazie.

4. Tout document nazi apportant un témoignage direct est pris à sa valeur nominale s'il est écrit en langage codé, mais ignoré (ou sous-interprété) s'il est écrit en langage direct, comme certains discours de Himmler, par exemple ceci qui date du 16 décembre 1943 . «Quand j'ai été obligé de donner dans un village l'ordre de marcher contre les partisans et les commissaires juifs- je le dis devant cet auditoire, et mes paroles lui sont exclusivement destinées-, j'ai systématiquement donné l'ordre de tuer également les femmes et les enfants de ces partisans et de ces commissaires[45]», ou encore ceci qui figure dans le Journal de Goebbels, à la date du 13 mai 1943: «Les peuples modernes n'ont donc pas d'autre solution que d'exterminer les Juifs[46].» En revanche toute manifestation de racisme de guerre dans le camps allié (et elles n'ont pas manqué, comme on peut bien penser) est prise dans son sens le plus fort.

5. Tout témoignage nazi postérieur à la fin de la guerre, qu'il soit porté dans un procés à l'Est ou à l'Ouest, à Varsovie ou à Cologne, à Jérusalem ou à Nuremberg, en 1945 ou en 1963, est considéré comme obtenu sous la torture ou par intimidation. Je reviendrai sur ce point important, mis je note tout de suite qu'il est un peu surprenant dans ces conditions qu'aucun dirigeant SS n'ait nié l'existence des chambres à gaz. PLus exactement P. Rassinier «croit savoir» (Ulysse trahi, p. 132) que le dernier commandant d'Auschwitz, Richard Baer, «déclare qu'il n'y avait jamais eu de chambres à gaz à Auschwitz sous son commandement», mais Baer mourut, providentiellement bien sûr dans sa prison en juin 1963.

6. Tout un arsenal pseudo-technique est mobilisé pour montrer l'impossibilité matérielle du gazage massif. Sur ce que valent les arguments «chimiques» de Faurisson on lira ci-dessous la note d'un chimiste. Quant à ses considérations sur les chambres à gaz qui servent à l'exécution des condamnés à mort dans certains Etats américains et sur les précautions dont leur usage est entouré (Vérité..., p. 301-309), elles ne prouvent nullement que les gazages de masses sont irréalisables; elles reviennent à comparer des choses incomparables, aussi éloignées l'une de l'autre que la voracité d'un affamà et un dîner chez Maxim's. L'opération de gazer, comme celle de se nourrir, peuvent être réalisées dans des conditions immensément différentes.

7. On prouvait jadis l'existence de Dieu par ceci que l'existence était contenue dans le concept même de Dieu. C'est la fameuse «preuve ontologique». On peut dire que, chez les «révisionnistes», les chambres à gaz n'existent pas parce que l'inexistence est un de leurs attributs. C'est la preuve non ontologique. Par exemple le mot Vergasung signifie bien gazage s'il apparaît à la forme négative dans une lettre de l'historien Martin Broszat à Die Zeit (19 août 1960): Keine Vergasung in Dachau (pas de gazage à Dachau), mais Vergasungskeller signifie «chambre de carburation» dans un document de janvier 1943 cité par Georges Wellers (Faurisson, in Vérité..., p.104 et 109).

8. Enfin et surtout tout ce qui peut rendre convenable, croyable, cette épouvantable histoire, marquer l'évolution, fournir des termes de comparaison politique, est ignoré ou falsifié. Pas une ligne chez Faurisson et Thion ne rappelle les exploits des Einsatzgruppen (le fameux ravin de Babi Yar par exemple). Pas une ligne chez Thion et Faurisson ne rappelle que les aliénés allemands ont été exterminés de 1939 à 1941 et que certains responsables de cette opération exerceront ensuite leurs talents sur les Juifs, par exemple F. Stangl à Treblinka[47]. Cet épisode est-il une invention de l'internationale des malades mentaux? Quant à Butz, il se contente d'affirmer que l'euthanasie des malades mentaux et la pseudo-extermination des Juifs n'ont rien de commun (The Hoax, p.174-175). Quelques lignes seulement de Butz (The Hoax, p. 124, 130, 220) sur la présence des Tsiganes à Auschwitz. Il ne tente même pas de détruire ce qui est enseigné par ailleurs au sujet de leur extermination. Quant à Faurisson, il se borne à affirmer que les Tsiganes sont internés non «pour des raisons raciales, mais pour des raisons de nomadisme et de "délinquance en puissance"», ce qui est tout simplement faux[48]; il précise que de nombreux enfants tsiganes sont nés à Auschwitz, sans dire ce qu'ils sont devenus (ils ont eét exterminés) et soutient qu'en France ce sont les résistants qui ont fait disparaître, le cas échéant, les Tsiganes (Vérité.., p.192 et 212, n. 53).

On voit peut-être mieux ce que signifie cette méthode historique; elle est, dans notre société de représentatin et de spectacle, une tentative d'extermination sur le papier qui relaie l'extermination réelle. On rescuscite des morts pour mieux atteindre les vivants. Eichmann parcourait l'Europe nazie pour organiser le cie ses trains. R. Faurisson n'a pas de trains à sa dispostion, mais il a des papiers... P. Guillaume nous le décrit: «Un homme possédant à fond son sujet (220 kg de documents de travail, représentant le dépouillement de plusieurs tonnes de textes)» (Vérité...., p. 139); le pire est que c'est vrai, que R. Faurisson a effectivement usé un nombre incalculable de journées de travail dans les archives françaises ou allemandes, à la recherche, non, comme il le prétend, du vrai[49], mais du faux, à la recherche d'un moyen de détruire un immense ensemble de preuves indestructibles, indestructibles précisément parce qu'elles constituent un ensemble, non, comme on tente de nous le faire croire, un faisceau de documents suspects.

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