© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Un Eichmann de papier (1980) - Anatomie d'un mensonge (6)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

6. Les comptes fantastiques de Paul Rassinier

Je ne suis pas ici pour « juger » Paul Rassinier. Lucien Febvre rassembla un jour deux études « contre les juges suppléants de la vallée de Josaphat[68].» S. Thion parle des « incroyables calomnies dont il a été la victime » (p.60). Il accorde « qu'on trouve dans ses écrits des outrances de langage et, parfois, des affirmations discutables », mais il conclut : « Il faudra bien,un jour, réhabiliter Rassinier » (p. 165). Quant à Faurisson : « Révolutionnaire authentique, résistant authentique, déporté authentique, [Rassinier] aimait la vérité comme il faut l'aimer : très fort et par-dessus tout » (Vérité..., p. 195). On comprendra que cet éloge, avec cette insistance sur l'amour de la vérité qui caractérise tous les faussaires, ne soit pas exactement de nature à attirer ma propre sympathie[69].

Il y a, en vérité, quelque chose de tragique dans le destin de Paul Rassinier, non pas une coupure selon l'ordre du temps, comme il en est beaucoup : Mussolini, Doriot..., mais une coupure à l'intérieur même de l'être. Ce qui se passe lors de sa mort (28 juillet 1967) symbolise assez bien son destin. A Paris, son éloge funèbre fut prononcé par Maurice Bardèche ; à Bermont, près de Belfort où il fut enterré, c'est un représentant du groupe pacifiste « La Voie de la paix » qui prit la parole [70]. Instituteur, professeur d'histoire et géographie dans un CEG, Rassinier fut communiste, puis socialiste, d'abord de la tendance Marceau Pivert, puis de la tendance Paul Faure. Nombre de militants de cette tendance glissèrent après 1940 au vichysme et à l'antisémitisme (le Juif étant volontiers symbolisé par Léon Blum). Ce ne fut pas le cas de Rassinier. Munichois, il fut pourtant résistant, arrêté par la Gestapo en octobre 1943 et déporté à Buchenwald puis à Dora. Son expérience de déporté fut moins celle d'un militant politique que d'un petit, d'un bagnard de la base. C'est cette expérience qui donne son prix à Passage de la ligne (1948), première partie du Mensonge d'Ulysse (1950), et à sa critique de la bureaucratie et de la littérature concentrationnaires. Le Mensonge d'Ulysse dénonce aussi l'arbitraire français et colonial. Dès 1950 il est préfacé par un anarchiste d'extrême droite, Albert Paraz, antisémite et ami de Céline. L'avant-propos de la seconde édition du Mensonge d'Ulysse (1954) rend un hommage remarquable à Maurice Bardèche (Mensonge, p. 235, n.6) qui avait commencé en 1948 sa campagne politique avec Nuremberg ou la Terre promise. Il est bon de lire cet « admirable livre » (Rassinier, Véritable procès Eichmann, p. 43). Maurice Bardèche n'avait pas alors découvert que le génocide hitlérien n'avait pas existé : « Il y avait une volonté d'extermination des Juifs sur laquelle les preuves sont nombreuses » (p. 187). Mais cette extermination ne nous concerne pas : « Ce qui s'est passé à Auschwitz, à Maïdanek et autres lieux regarde les Slaves ; nous, nous avons à nous occuper de l'Occident » (p. 115). Aussi la vraie question est-elle : « Combien de Français ont été à Auschwitz et à Treblinka ? » (p. 162). « Il n'y eut pas de déportation de Français, il y eut une déportation de Juifs ; et, si certains Français furent déportés en même temps qu'eux, c'est qu'ils avaient accepté ou qu'ils avaient paru accepter la défense de la cause juive. » Le livre se terminait par une formule lapidaire : « Il nous faut choisir d'avoir les SS avec nous ou chez nous. ». A partir de 1955, Rassinier se fit éditer par des éditeurs d'extrême droite, Les Sept Couleurs et La Librairie française de l'antisémite professionnel H. Coston. La Vieille Taupe déclare aujourd'hui : « Ceux qui reprochent à Paul Rassinier de s'être fait éditer par un éditeur d'extrême droite sont ceux qui eussent souhaité qu'il ne fût pas publié du tout[71]. »

Ces publications, la collaboration à Rivarol, sont-elles donc le fait d'un « compromis » héroïque, tel celui, prisé par certains, de Lénine regagnant la Russie à travers l'Allemagne impériale en guerre ? Pas tout à fait. On trouve dans les publications de Rassinier de quoi rassembler tout un florilège des formes les plus stupides et les plus éculées de l'antisémitisme. Dans cette tâche, il se fait du reste aider par des citations d'un extrémiste sioniste délirant : Me Kadmi Cohen. La puissance juive comme centre du commerce et de la banque mondiale remonte très haut dans le temps. Saül, David et Salomon ont fait en leur saison ce que fait Israël aujourd'hui, cet « État-comptoir » qui se trouve « sur les plus importantes artères commerciales du monde moderne » ; Saül, David et Salomon, donc, « tentèrent de l'installer [le peuple juif] au point d'intersection des deux grandes artères commerciales de leur temps ». Le résultat, au bout de dix siècles, fut que « tout l'or » du monde romain fut placé « par des chargements périodiques sur des galères à destination de la Judée ». Rassinier ne précise cependant pas si ces chargements étaient organisés par la banque à l'enseigne du rubrum scutum, en français de l'écu rouge (en allemand, Rothschild). « Si, à deux reprises, Rome mandata Titus (70 ans apr. J.-C.) puis Hadrien (135 apr. J.-C.) pour détruire le royaume de Judée et en disperser tous les habitants dans l'Empire, entre autres raisons, elle avait au moins celle-ci : récupérer ce qu'elle considérait comme son or. Jusqu'à Titus, elle avait été très bienveillante pour les Juifs, l'affaire Bérénice en est la preuve » (Drame, p. 128-129). Un historien de l'Antiquité est-il obligé de préciser que tout cela est intégralement grotesque ? Quant à l'idylle entre Titus et Bérénice, elle est, dans son moment essentiel, postérieure à la prise de Jérusalem. Mais il s'agit bien de l'Antiquité : dans le monde moderne également, l'accaparement juif menace. Que demain le mouvement sioniste international mette « la main sur Wall Street » et « le port d'attache israélien de la Diaspora deviendrait non seulement le toit commercial du monde atlantique, mais [grâce au pétrole] le poste de commande aussi de toute son industrie ». Ainsi se réalisera la prophétie biblique, imparfaitement : « Les femmes d'Israël continueront, bien sûr, à enfanter dans la douleur, mais leurs hommes, c'est à la sueur du front des autres qu'ils leur gagneront leur pain et celui de leurs enfants » (Drame, p. 129). Simples « outrances de langage » comme dirait S. Thion. Faut-il préciser que les prises de position jugées bellicistes de Léon Blum en 1938 (Rassinier était alors socialiste) « étaient alors inspirées par les prises de position maintes fois réitérées du judaïsme mondial[72] » ? En fait, Rassinier est littéralement obsédé par le thème du complot juif international. Le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC), lieu fort pacifique d'une bibliothèque et d'archives où Faurisson put travailler jusqu'en 1978, devient le « Centre mondial de documentation juive » et une « entreprise de fabrication et de falsification de documents historiques » (Drame, p.8 et passim), et cette erreur doublée d'une calomnie franchit l'Atlantique et se retrouve chez Butz (The Hoax, p. 248). L'alliance des Juifs et des communistes est une donnée permanente de la politique mondiale. En 1950, Moscou, Tel-Aviv et Varsovie se coalisent contre l'Europe naissante et il en résulte des publications comme le Bréviaire de la haine de Poliakov (1951) [73]. « Depuis, dit Rassinier, ça n'a plus arrêté » (Drame, p. 9).

La gloire de Rassinier est d'avoir, le premier, exposé de façon systématique qu'il n'y avait pas eu de génocide et exonéré les nazis de « l'horrible et infamante accusation » (Drame, p. 107). Car « le drame des Juifs européens [...] est non pas que six millions d'entre eux ont été exterminés comme ils le prétendent mais seulement dans le fait qu'ils l'ont prétendu » (Drame, p. 12). Les amis de Rassinier sont, certes, fondés à soutenir qu'en droit ce ne sont pas les sentiments d'un auteur qui comptent, mais la valeur scientifique de ses affirmations. J'en demeure d'accord en principe, encore qu'une paranoïa antisémite ne soit peut-être pas tout à fait la préparation la meilleure à une étude de la politique hitlérienne à l'égard des Juifs. Comme le dit S. Thion, « il importe que ces affaires restent entre honnêtes gens et gens honnêtes » (p.45). Mais, de la valeur scientifique des travaux de Rassinier, nous avons un garant, Serge Thion, sociologue, membre du CNRS, titulaire d'un doctorat, et qui doit donc savoir lire. Il nous dit que, dans Le Drame des Juifs européens, Rassinier « pulvérise l'étude la plus solide des statistiques concernant le nombre des disparus dans les communautés juives d'Europe, celles de l'Américain Hilberg » (Vérité..., p, 164). Voyons un peu.

Je ne suis pas un spécialiste de la démographie historique, mais je suis tout de même capable de suivre un raisonnement élémentaire. Je n'affirmerai ici rien sur le nombre des disparus, notant simplement que, selon le rapport déjà mentionné de Richard Korherr, inspecteur SS pour les questions de statistiques (que l'ouvrage de Thion ne mentionne pas une seule fois), à la fin de mars 1943, plus de deux millions et demi de Juifs avaient déjà été « évacués », ce qui signifie sans le moindre doute dans l'immense majorité des cas : tués, et que ce chiffre ne comprenait pas « les décès survenus [...] dans la zone du front », ce qui, peut-être, en exclut les victimes des actions des Einsatzgruppen (Wellers, Mythomanie, p. 43) [74]. Rassinier, lui, estime que le chiffre total des pertes juives se situe autour d'un million, un peu plus ou un peu moins (Drame, p. 212). Mais comment raisonne-t-il ?

Je dois ici marquer un peu d'étonnement : Rassinier ne raisonne pas ou, plus exactement, il tient le raisonnement suivant : je prends un pâté d'encre, j'y ajoute un pâté d'alouette (avec la proportion usuelle de cheval) et enfin un pâté de maisons et j'obtiens très exactement... 3 268 471 Juifs prétendument exterminés par Hitler mais ayant survécu à la guerre. Comment Rassinier parvient-il à ce chiffre [75] ? En ajoutant les unes aux autres des données de nature entièrement différente. Le noeud du problème est évidemment la masse considérable des Juifs qui vivaient en Pologne, pays partagé en 1939, dans les États Baltes, en Ukraine, en Russie blanche, en Bessarabie : plus de cinq millions d'êtres humains.

Pour sauver, sur le papier, la majorité de ces Juifs de l'extermination, Rassinier dispose d'une source unique : un article du journaliste juif soviétique David Bergelson, qui dans un journal yiddish de Moscou, Die Einheit du 5 décembre 1942, article cité, selon Rassinier, dans un journal allemand de Buenos Aires, Der Weg, de janvier 1953 [76], a affirmé que « la majorité (80%) des Juifs d'Ukraine, de Lituanie et de Lettonie a été sauvée », grâce à l'Armée rouge, s'entend (Drame, p. 125). Mais l'aire géographique du salut s'accroît un peu plus dans le livre, puisque, p. 218, il s'agit des « Juifs polonais, baltes et roumains qui, dans les années 1941-1942, ont été évacués sur l'Asie centrale et qui, si on en croit le joumaliste juif David Bergelson, auraient été au nombre d'environ 2 à 2,2 millions en 1942 » (Drame, p. 218). Comme le dit Thion (p. 33), « il y a les bonnes sources et les mauvaises, l'astuce étant de les bien jauger ». Il se trouve que cette source-là ne vaut rien du tout, et des hommes qui parlent à tout bout de champ de propagande de guerre auraient pu s'apercevoir que nous en avons là un exemple typique (cf. G. Wellers, Mythomanie, p. 38). D. Bergelson était un écrivain faisant partie d'un comité juif créé par les autorités soviétiques, à fin de propagande précisément, notamment auprès des Juifs américains. Après la guerre, en 1952, mission accomplie, il fut fusillé. Cela, Rassinier ne le dit pas, et pas un instant il ne se demande comment il pouvait être informé et comment l'Armée rouge, surprise et piégée, aurait pu sauver tant de Juifs. Elle en sauva, certes, quelques-uns. Combien ? Nous ne le savons pas.

Cela étant établi, il est inutile de poursuivre l'analyse et de montrer comment Rassinier « sauve » encore un million et demi de Juifs russes. Comme il l'écrit (Drame, p. 221), « une étude démographique ne peut être que de caractère technique ». Mais, un peu inquiet devant le résultat de ses propres calculs, Rassinier a ce mot désarmant : « Il faut pourtant bien que, s'ils ne sont plus en Europe et pas en Israël, ces 3 268 471 Juifs [pas un de plus, pas un de moins !] qui étaient bien vivants en 1945 soient quelque part ailleurs - avec le nombre de ceux dont ils se sont naturellement accrus depuis ! » (Drame, p. 217). Car, comme le disait un chansonnier après la libération de la France, « les fours crématoires étaient donc des couveuses ». Que faire de ces Juifs en trop ? On peut, bien sûr, provisoirement, les installer en Asie centrale, mais ils ne peuvent y rester indéfiniment. Alors Rassinier a trouvé une solution. Une filière d'évasion clandestine a permis, entre 1945 et 1961 [77], à plus d'un million d'entre eux, « au prix de difficultés sans nombre... [de] quitter l'Asie centrale pour le continent américain » (Drame, p. 218), c'est-à-dire en traversant la Chine et le Pacifique. En conclusion, « ils sont forcément aux États-Unis » (ibid.).

Mais d'autres surprises sont possibles, la brouille entre Khrouchtchev et Mao Tsé-toung aidant (Rassinier écrit en 1963), il va sans dire que Mao aidera les Juifs à quitter le territoire soviétique. « Dans ce cas, il se pourrait aussi que la présence d'un nombre très important de Juifs se révélât soudain, un jour, dans tous les pays du continent américain, peut-être également en Israël » (Drame, p. 214). Au XVIIème siècle, il arrivait que les gazettes annoncent soudain la réapparition des dix tribus perdues d'Israël. Rassinier a réussi un exploit de ce type. Mais, comme il l'a dit, « ce ne sont là que conjectures et non certitudes : l'hypothèse de travail dont tous les chercheurs ont besoin comme base de départ de leurs recherches » (Drame, p. 219). Et c'est sur la base de raisonnements de ce type - il en est beaucoup d'autres - que Rassinier se croit fondé à écrire du génocide hitlérien qu'il est, en vérité, « la plus tragique et la plus macabre imposture de tous les temps[78] ».

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