© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Thèses sur le révisionnisme (1)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

1. D'un révisionnisme l'autre

J'appelerai ici « révisionnisme » la doctrine selon laquelle le génocide pratiqué par l'Allemagne nazie à l'encontre des Juifs et des Tsiganes n'a pas existé mais relève du mythe, de la fabulation, de l'escroquerie[1]. Je parle ici du « révisionnisme » au sens absolu du terme, mais il existe aussi des révisionnismes relatifs dont je dirai quelques mots.

Le mot lui-même a une histoire qui est étrange et qui mériterait d'être développée. Les premiers
« révisionnistes » modernes ont été, en France, les partisans de la « révision » du procès d'Alfred Dreyfus (1894), mais le mot a été très rapidement retourné par leurs adversaires[2] et ce renversement doit être considéré comme symptomatique. Le mot a pris par la suite un sens tantôt positif, tantôt négatif, impliquant toujours la critique d'une orthodoxie dominante. Révisionnistes, Bernstein et ses amis face aux marxistes orthodoxes, et le terme s'est transmis aux maoïstes qui qualifient ainsi leurs ennemis soviétiques. Révisionnistes aussi, par rapport au sionisme traditionnel, les disciples de Vladimir Jabotinsky, actuellement au pouvoir en Israël, révisionnistes les historiens américains qui contestent la version, officiellement et traditionnellement reçue, des origines de la guerre froide.

Les révisionnistes du génocide hitlérien se réclament cependant, en partie à bon droit, d'une autre école historique américaine, celle que l'on peut symboliser par le nom de H. E. Barnes (1889-1968) [3]. Historien et sociologue, « radical » au sens américain du terme, au moins au début de sa carrière, anti-impérialiste et anticolonialiste [4], Barnes s'insurgea contre l'orthodoxie historienne qui attribuait aux seuls empires centraux la responsabilité de la Première Guerre mondiale. Pour n'être pas totalitaire, cette orthodoxie n'en était pas moins réelle, en France, en Angleterre, comme aux États-Unis. Le « livre jaune » français de 1914 gommait les épisodes les plus gênants et se livrait parfois à un pur et simple truquage, par exemple en présentant la mobilisation générale russe (30 juillet 1914) comme postérieure à la mobilisation austro-hongroise (31 juillet). Pendant la guerre, la propagande avait, pour la première fois, agi d'une façon massive[5]. Les historiens étaient, dans les deux camps, entrés en jeu. Un historien américain, par exemple, publia en 1919 un recueil qui s'intitulait, paradoxalement et significativement, Salves d'un non-combattant[6]. L'orthodoxie, dans le monde libéral, n'était certes pas imposée comme elle l'était et devait l'être dans le monde totalitaire, elle n'en existait pas moins. L'historien français Jules Isaac, auteur de manuels bien connus pour les élèves des lycées, voulut, en 1935, déposer à la Sorbonne un sujet de thèse sur le ministère Poincaré (janvier 1912-janvier 1913), ce qui posait, dans le contexte historiographique de l'époque, le problème de la responsabilité de Poincaré aux origines de la guerre. La Sorbonne demanda que, « par raison de convenance », le nom de Poincaré ne figurât pas dans le libellé du sujet. Isaac refusa ce compromis et écrivit au doyen de la Faculté des lettres : « Si, "par raison de convenance", la Faculté m'interdit de faire figurer dans le titre le nom de Poincaré, "par raison de convenance" également la Faculté pourra me demander de ne pas mettre en pleine lumière dans le cours de l'ouvrage le rôle personnel de Poincaré[7]. » Ce qui est vrai après la Première Guerre mondiale le demeura après la seconde. Aux Etat-Unis, le président Truman s'adressa le 22 décembre 1950 au congrès de l'American Historical Association et lui demanda de l'aider à mettre en oeuvre un programme historique fédéral de lutte contre le communisme[8]. Il s'agissait, bien sûr, d'opposer la vérité au mensonge, mais la vérité peut-elle être aisément fédérale ?

H. E. Barnes ne se contenta malheureusement pas de détruire l'orthodoxie de l'Entente et de leur allié américain, il l'inversa. Son livre sur La Genèse de la Guerre mondiale[9] découvre, ou plutôt invente, un « complot franco-russe qui causa la guerre ». Il n'hésite pas à
« révéler », par exemple que Jaurès fut assassiné « sur l'instigation d'lswolski et de la police secrète russe [10] ».

Jules Isaac pourra dire, avec modération, qu'il est « téméraire, et d'une extrême fantaisie dans l'application de la méthode historique[11] ».

Ce livre de Barnes a encore un enseignement à nous apporter. S'adressant au public français, le patriarche du révisionnisme américain invoque l'affaire Dreyfus ; c'est aussi en rappelant l'exemple de l'Affaire qu'il aboutit à blanchir entièrement l'Allemagne de toute responsabilité dans la genèse du conflit mondial - ce qui est aussi absurde que la thèse inverse[12]. L'Affaire est donc une référence, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, elle le demeurera pour nombre de révisionnistes du génocide hitlérien[13].

Référence, elle l'est en vérité, mais dans un tout autre sens. C'est à bon droit que Hannah Arendt a vu en elle un des premiers temps de la genèse du totalitarisme modeme [14]. Mutatis mutandis, l'évidence de la culpabilité de Dreyfus, en dépit des « preuves » qui déferlent et que l'on s'acharne à retourner est, pour le noyau antidreyfusard, un dogme aussi incontournable que l'innocence de Hitler, accusé de génocide, pour le révisionniste d'aujourd'hui. Innocenter Hitler au nom des valeurs dreyfusardes, et avec l'obstination des nationalistes les plus bornés, c'est là un raffinement moderne particulièrement digne d'intérêt.

Affaire Dreyfus, lutte contre les versions nationalistes de la guerre de 1914-1918[15], lutte contre les
« mensonges » de la Seconde Guerre mondiale, et contre le plus gros de tous les « mensonges », le génocide hitlérien, cette « escroquerie du xxe siède[16] », voilà les trois éléments qui permettent de rendre compte de la « bonne conscience » des révisionnistes et tout particulièrement des révisionnistes
« radicaux » ou « gauchistes », de Paul Rassinier à Jean-Gabriel Cohn-Bendit[17]. Le cas de Rassinier est particulièrement remarquable : socialiste, pacifiste et cependant résistant, déporté, il est le vrai père du révisionnisme contemporain. « Rassinier, dans un mouvement d'obstination dont on ne peut tout à fait débrouiller l'énigme, reste fidèle jusqu'au sein de cette nouveauté absolue, le monde concentrationnaire, à la leçon de 14. S'il décrit son expérience dans tous ses détails, s'il travaille à la conceptualiser, à la thématiser, ce n'est pas pour la transmettre, mais bien pour la supprimer en tant qu'expérience, pour la nettoyer de tout ce qui en elle échappe au répétitif. Il ne magnifie pas les SS par fascination ou bien en vertu de je ne sais quel masochisme, il les banalise dans le seul dessein de faire entrer une guerre dans l'autre, et de mettre tous les comportements - ceux de la victime et ceux du bourreau, ceux des soldats allemands et ceux de leurs adversaires - sur le compte de la même "abjection déraisonnable"[18]. » Niant, longtemps en solitaire, le génocide hitlérien, Rassinier pense être à la fois Romain Rolland « au-dessus de la mêlée » en 1914, et Bernard Lazare, combattant solitaire pour la vérité et la justice en 1896. Son exemple influencera H. E. Barnes et contribuera à la transition entre le révisionnisme ancien et le révisionnisme moderne[19]. Il fallait reconstituer cet ensemble et on essaiera de le dessiner de façon plus précise. Faut-il pourtant réfuter les thèses
« révisionnistes » et notamment la plus caractéristique d'entre elles, la négation du génocide hitlérien et de son instrument privélégié, la chambre à gaz ? Il a paru parfois nécessaire de le faire[20]. Telle ne sera certainement pas mon intention dans ces pages. A la limite, on ne réfute pas un système clos, un mensonge total qui n'est pas de l'ordre du réfutable, puisque la conclusion y est antérieure aux preuves [21]. Il a jadis été nécessaire de prouver que les Protocoles des Sages de Sion étaient un faux. Mais, comme le disait H. Arendt, si tant de gens croient ce document authentique, « le travail de l'historien n'est plus [seulement] de découvrir l'imposture. Sa tâche n'est pas non plus d'inventer des explications qui dissimulent le fait historique et politique essentiel : on a cru à un faux. Ce fait est plus important que la circonstance (historiquement parlant, secondaire) qu'il s'agit d'un faux[22] ».

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