© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Thèses sur le révisionnisme (2)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

2. Des mythes de guerre et du cheminement de la vérité

Propagande, ou, comme on le disait, « bourrage de crâne », pendant la guerre de 1914-1918 ; propagande et « bourrage de crâne » pendant la guerre de 1939-1945. Le grand massacre hitlérien est mis sur le même plan que les « enfants aux mains coupées » de 1914, il s'agirait tout simplement d'une opération de guerre psychologique. Cette théorie centrale du « révisionnisme » a le mérite de nous rappeler deux données de base du conflit mondial. La propagande alliée a dans l'ensemble fort peu utilisé le grand massacre dans sa guerre psychologique contre l'Allemagne nazie. Les informations sur le génocide, lorsqu'elles ont commencé à filtrer, et elles l'ont fait très tôt, se sont dans l'ensemble heurtées à des obstacles gigantesques, dont le moindre n'était pas, précisément, le précédent de 1914-1918. En un sens, on peut dire que les premiers « révisionnistes », et parmi eux nombre de Juifs, se sont recrutés pendant la guerre, dans l'appareil d'information des puissances alliées. Tout cela a été par exemple établi de façon irréfutable dans un travail récent de Walter Laqueur[23].

Dans le flot d'informations qui provenait des territoires occupés, il y avait du vrai, du moins vrai, et du faux. Le sens général de ce qui était en train de se produire ne faisait aucun doute, mais, sur les modalités, il y avait souvent lieu d'hésiter entre telle ou telle version. S'agissant, par exemple, du camp d'Auschwitz, ce n'est qu'en avril 1944 que put être établie, à la suite d'évasions, une description de première main, et qui s'avéra remarquablement exacte, du processus d'extermination. Ces « protocoles d'Auschwitz » devaient être rendus publics par le War Refugee Board américain seulement en novembre 1944[24]. La déportation et le massacre des Juifs hongrois, à partir de mai 1944, furent des événements annoncés par la presse neutre et alliée pour ainsi dire au jour le jour[25].

J'ai parlé de « vrai » et de « faux ». Cette opposition simple rend assez mal compte de ce qui s'est passé. Depuis les erreurs sur les formes architecturales jusqu'aux confusions sur les distances ou sur les nombres, toutes les formes d'inexactitudes ont existé, et ont existé aussi les fantasmes et les mythes. Mais ils n'existaient pas en soi, comme une création sui generis, comme une « rumeur » ou comme une escroquerie inventée par un millieu déterminé, les sionistes de New York par exemple [26]. Ils ont existé comme une ombre portée de la réalité, comme un prolongement de la réalité [27]. Ajoutons à cela que les informations les plus directes et les plus authentiques, lorsqu'elles parvenaient aux services des renseignements alliés, avaient besoin d'être décryptées, parce que écrites dans le langage codé des systèmes totalitaires, langage qui n'a pu, le plus souvent, être pleinement interprété qu'après la fin de la guerre.

Donnons un exemple de chacun de ces deux phénomènes en commençant par le second. Les services secrets britanniques avaient déchiffré les codes utilisés par les AIlemands, pour leurs émissions internes. Parmi les documents de source policière ainsi connus figuraient des données numériques : entrées et sorties du matériel humain pour un certain nombre de camps dont Auschwitz, et ceci entre le printemps de 1942 et février 1943. Une des colonnes indiquant les « départs par tous les moyens » fut interprétée comme signifiant la mort. Mais il n'est pas question dans ces textes de gazage[28]. Grâce à une publication officielle polonaise, nous connaissons parfaitement ce type de documents. Ainsi cette statistique établie le 18 octobre 1944 au camp des femmes de Birkenau et qui additionne comme autant de
« départs » diminuant les effectifs du camp : mort naturelle, transit et « traitement spécial », ce qui fut déchiffré ensuite comme signifiant le gazage[29].

Un des documents capitaux discutés dans le livre de Laqueur [30] est un télégramme adressé de Berne à Londres, le 10 août 1942, par G. Riegner, secrétaire du Congrès juif mondial. Ce télégramme, rédigé sur la base d'informations communiquées par un industriel allemand, annonce que l'on envisage au quartier général du Führer de faire rassembler tous les Juifs européens « pour être exterminés d'un seul
coup » (« be at one blow exterminated »). Parmi les moyens étudiés : l'acide prussique. La part de l'erreur et du mythe dans ce document est remarquable. La décision de procéder à des exterminations avait été prise bien des mois auparavant ; l'emploi de l'acide prussique (Zyklon B), inauguré en septembre 1941 sur des prisonniers de guerre soviétiques, était courant à Auschwitz depuis le début de 1942, et l'utilisation du gaz est évidemment contradictoire avec une extermination opérée d'un seul coup qui supposerait l'arme atomique alors inexistante.

En termes freudiens, on dira qu'il y a condensation et déplacement de l'information.

Mais condensation de quoi ? Un des plus remarquable débats qu'ait provoqués parmi les historiens la politique hitlérienne d'extermination est celui qui a opposé Martin Broszat et Christopher Browning dans une même revue scientifique allemande [31].

Réfutant un livre semi-révisionniste de l'historien anglais David Irving[32], qui avait exonéré Hitler au bénéfice de Himmler de la responsabilité du grand massacre, M. Broszat voit dans la « solution finale », qui est bien l'extermination, quelque chose d'en partie improvisé, qui se développa en quelque sorte au coup par coup. A quoi Browning répond qu'il faut prendre tout à fait au sérieux les informations données par Höss et par Eichmann, le premier d'après Himmler, le second d'après Heydrich[33] : c'est pendant l'été 1941 que Hitler a pris la décision d'exterminer les Juifs. Qu'un tel ordre, transmis à quelques-uns, ayant reçu rapidement un commencement d'exécution, soit devenu par condensation le « coup unique » du télégramme de Riegner, voilà qui n'est pas du tout invraisemblable.

Mais comment ne pas insister aussi sur le rôle capital des étapes dans un processus qui se déroule selon l'ordre du temps, étapes sur lesquelles le travail de Broszat apporte des précisions importantes ? Étapes : le ghetto modèle de Theresienstadt et le « camp des familles » à Auschwitz, étapes aussi les ghettos avec leurs couches sociales privilégiées et qui croyaient par ces privilèges échapper à un processus commun qu'elles contribuaient à mettre en oeuvre, étapes sur les lieux mêmes de l'extermination pour celles et ceux qui n'étaient pas sélectionnés pour la chambre à gaz. Seules les étapes de toutes natures ont permis à la politique d'extermination de se dérouler en somme en douceur.

Tous ces moments d'un processus, ces étapes d'un meurtre servent d'arguments aux révisionnistes. Parce que des noces juives ont pu être célébrées à Maïdanek près de Lublin, on feindra de croire que les camps étaient, au besoin, des lieux de réjouissance [34]. Qui ne voit au contraire que les étapes sont les conditions temporelles et sociales nécessaires de la bonne marche de la tuerie ?

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