Dans le flot d'informations qui provenait des territoires occupés, il y avait du vrai, du moins vrai, et du faux. Le sens général de ce qui était en train de se produire ne faisait aucun doute, mais, sur les modalités, il y avait souvent lieu d'hésiter entre telle ou telle version. S'agissant, par exemple, du camp d'Auschwitz, ce n'est qu'en avril 1944 que put être établie, à la suite d'évasions, une description de première main, et qui s'avéra remarquablement exacte, du processus d'extermination. Ces « protocoles d'Auschwitz » devaient être rendus publics par le War Refugee Board américain seulement en novembre 1944[24]. La déportation et le massacre des Juifs hongrois, à partir de mai 1944, furent des événements annoncés par la presse neutre et alliée pour ainsi dire au jour le jour[25].
J'ai parlé de « vrai » et de « faux ». Cette opposition simple rend assez mal compte de ce qui s'est passé. Depuis les erreurs sur les formes architecturales jusqu'aux confusions sur les distances ou sur les nombres, toutes les formes d'inexactitudes ont existé, et ont existé aussi les fantasmes et les mythes. Mais ils n'existaient pas en soi, comme une création sui generis, comme une « rumeur » ou comme une escroquerie inventée par un millieu déterminé, les sionistes de New York par exemple [26]. Ils ont existé comme une ombre portée de la réalité, comme un prolongement de la réalité [27]. Ajoutons à cela que les informations les plus directes et les plus authentiques, lorsqu'elles parvenaient aux services des renseignements alliés, avaient besoin d'être décryptées, parce que écrites dans le langage codé des systèmes totalitaires, langage qui n'a pu, le plus souvent, être pleinement interprété qu'après la fin de la guerre.
Donnons un exemple de chacun de ces deux phénomènes en
commençant par le second. Les services secrets britanniques avaient
déchiffré les codes utilisés par les AIlemands, pour leurs
émissions internes. Parmi les documents de source policière ainsi
connus
figuraient des données numériques : entrées et sorties du
matériel humain pour un certain nombre de camps dont Auschwitz, et ceci
entre le printemps de 1942 et février 1943. Une des colonnes indiquant
les « départs par tous les moyens » fut
interprétée comme signifiant la mort. Mais il n'est pas question
dans ces textes de gazage[28]. Grâce
à
une publication officielle
polonaise, nous connaissons parfaitement ce type de documents.
Ainsi cette statistique établie le 18 octobre 1944 au camp des femmes de
Birkenau et qui additionne comme autant de
« départs »
diminuant les effectifs du camp : mort naturelle, transit et «
traitement spécial », ce qui fut déchiffré ensuite
comme signifiant le gazage[29].
Un des documents capitaux discutés dans le livre de Laqueur
[30] est un
télégramme adressé de Berne à Londres, le 10
août 1942, par G. Riegner, secrétaire du Congrès juif
mondial. Ce télégramme, rédigé sur la base
d'informations communiquées par un industriel allemand, annonce que l'on
envisage au quartier général du Führer de faire rassembler
tous les Juifs européens « pour être exterminés d'un
seul
coup » (« be at one blow exterminated »).
Parmi les
moyens étudiés : l'acide prussique. La part de l'erreur et du
mythe dans ce document est remarquable. La décision de procéder
à des exterminations avait été prise bien des mois
auparavant ; l'emploi de l'acide prussique (Zyklon B), inauguré en
septembre 1941 sur des prisonniers de guerre soviétiques, était
courant à Auschwitz depuis le début de 1942, et l'utilisation du
gaz est évidemment contradictoire avec une extermination
opérée d'un seul coup qui supposerait l'arme atomique alors
inexistante.
En termes freudiens, on dira qu'il y a condensation et déplacement de l'information.
Mais condensation de quoi ? Un des plus remarquable débats qu'ait provoqués parmi les historiens la politique hitlérienne d'extermination est celui qui a opposé Martin Broszat et Christopher Browning dans une même revue scientifique allemande [31].
Réfutant un livre semi-révisionniste de l'historien anglais David Irving[32], qui avait exonéré Hitler au bénéfice de Himmler de la responsabilité du grand massacre, M. Broszat voit dans la « solution finale », qui est bien l'extermination, quelque chose d'en partie improvisé, qui se développa en quelque sorte au coup par coup. A quoi Browning répond qu'il faut prendre tout à fait au sérieux les informations données par Höss et par Eichmann, le premier d'après Himmler, le second d'après Heydrich[33] : c'est pendant l'été 1941 que Hitler a pris la décision d'exterminer les Juifs. Qu'un tel ordre, transmis à quelques-uns, ayant reçu rapidement un commencement d'exécution, soit devenu par condensation le « coup unique » du télégramme de Riegner, voilà qui n'est pas du tout invraisemblable.
Mais comment ne pas insister aussi sur le rôle capital des étapes dans un processus qui se déroule selon l'ordre du temps, étapes sur lesquelles le travail de Broszat apporte des précisions importantes ? Étapes : le ghetto modèle de Theresienstadt et le « camp des familles » à Auschwitz, étapes aussi les ghettos avec leurs couches sociales privilégiées et qui croyaient par ces privilèges échapper à un processus commun qu'elles contribuaient à mettre en oeuvre, étapes sur les lieux mêmes de l'extermination pour celles et ceux qui n'étaient pas sélectionnés pour la chambre à gaz. Seules les étapes de toutes natures ont permis à la politique d'extermination de se dérouler en somme en douceur.
Tous ces moments d'un processus, ces étapes d'un meurtre servent d'arguments aux révisionnistes. Parce que des noces juives ont pu être célébrées à Maïdanek près de Lublin, on feindra de croire que les camps étaient, au besoin, des lieux de réjouissance [34]. Qui ne voit au contraire que les étapes sont les conditions temporelles et sociales nécessaires de la bonne marche de la tuerie ?
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