© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Thèses sur le révisionnisme (3)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

3. Qu'il est plusieurs demeures...

Tracts, livres « savants », livres de propagande banale, brochures ronéotypées, revues d'allure distinguée, vidéo-cassettes, le révisionnisme se présente sous des formes multiples et variées. A examiner un ensemble de ces documents dans les rayons d'une bibliothèque[35], à constater la multiplicité des traductions d'un seul et même texte[36], à lire ces multiples références savantes à des journaux ou à des livres obscurs, on a le sentiment d'une seule et vaste entreprise internationale. Conclusion excessive, peut-être, encore qu'il existe indiscutablement, en Californie, le centre d'une Internationale révisionniste qui accueille et redistribue toute cette littérature[37]. Il n'y a rien là de surprenant ; c'est simplement une conséquence de la planétarisation de l'information et de la position dominante qu'occupent les États-Unis dans le marché mondial[38]. En fait, l'« information » est répandue, à des niveaux très divers, souvent par les mêmes personnes. Citons par exemple le cas de Dietlieb Felderer, né à Innsbruck en 1942, installé en Suède, témoin de Jéhovah, appartenant donc, par conversion, à un groupe qui fut persécuté, mais non exterminé, à l'époque hitlérienne[39]. Collaborateur du Journal of Historical Review, c'est-à-dire d'une revue à prétentions scientifiques[40], il édite aussi, à Täby, en Suède, un périodique antisémite ronéotypé proprement immonde, Jewish Information[41], diffuse de nombreux tracts, et organise, en principe chaque été, des voyages
« révisionnistes » en Pologne. Conduire ces touristes d'un nouveau genre à Auschwitz ou sur les traces de Treblinka en leur expliquant qu'il ne s'y est rien passé de bien grave, voilà tout de même de l'inédit, riche en sensations d'une exceptionnelle saveur. Le révisionnisme se trouve au carrefour d'idéologies très diverses et parfois contradictoires : l'antisémitisme de type nazi, l'anticommunisme d'extrême-droite, l'antisionisme, le nationalisme allemand, les divers nationalismes des pays de l'Est européen, le pacifisme libertaire, le marxisme de l'ultra-gauche. Comme il est aisé de le prévoir, ces doctrines apparaissent tantôt à l'état pur, tantôt, et même le plus souvent, sous formes de combinaisons variées. Donnons quelques exemples peu connus. Une maison d'édition hongroise de Londres a publié, outre une traduction anglaise des Protocoles des Sages de Sion, un livre intitulé The World Conquerors, où il est expliqué par une remarquable inversion que, pendant la Seconde Guerre mondiale, les vrais criminels de guerre ont été les Juifs[42]. Le livre est aussi d'un anticommunisme violent, accusant tous les communistes hongrois et même tous les communistes espagnols d'être des Juifs. L'inversion est caractéristique de cette idéologie. Dans Le Juif Süss (1940), c'étaient les Juifs qui étaient tortionnaires.

Alors que l'antisémitisme français traditionnel - maurrassien - est volontiers pro-israélien, tous les révisionnistes sont des antisionistes déterminés. Les uns glissent de l'antisionisme à l'antisémitisme, ce qui est le cas d'une certaine ultra-gauche[43]. D'autres accomplissent le chemin inverse. Cette nécessité absolue du discours antisioniste dans le révisionnisme s'explique fort bien. Il s'agit d'anticiper sur la création de l'État d'Israël. Israël est un État qui emploie les moyens de la violence et de la domination. On peut ainsi, en faisant comme si une telle entité existait déjà en 1943, faire oublier que les communautés juives étaient des communautés désarmées. On pourra même ainsi, à la limite, expliquer que le nazisme est une création, sans doute fantasmatique, du sionisme[44].

Cela étant dit, le nationalisme allemand peut parfaitement se combiner avec la défense des thèses arabes[45]. Il existe un palestino-révisionnisme qui a du reste des adversaires décidés[46]. Il existe aussi, même en Israël, quelques judéo-révisionnistes, en très petit nombre, semble-t-il[47].

D'une façon générale, la thématique de ces ouvrages, tout particulièrement de ceux qui s'inspirent du national-socialisme allemand, ancien ou renouvelé[48], est d'une grande pauvreté, au point qu'on peut dire que tous ces livres sont programmés, que leurs pages se succèdent sans jamais apporter d'imprévu. Le lecteur réapprendra régulièrement les mêmes faits : que les Juifs ont déclaré la guerre à l'Allemagne hitlérienne dès 1933, comme l'établissent de façon infaillible des citations tirées de tel ou tel journal obscur du Middle West[49], que les pertes qu'ils ont pu encourir pendant la guerre et qui sont du reste d'une extrême modération sont uniquement dues aux aléas de la guerre de partisans, qu'il n'a pas existé d'installations d'extermination, que les morts dans les camps sont dues à peu près exclusivement au typhus. Je me bornerai ici à noter un point de méthode et à relever quelques écarts.

C'est une pratique révisionniste fondamentale que de se refuser à distinguer entre les mots et la réalité. Il ya eu pendant la guerre mondiale des déclarations de chefs alliés à l'intention des Allemands qui ont été terribles, et des actes qui ne l'ont pas été moins et qui constituent des crimes de guerre dans tous les sens de ce terme. Mais il est remarquable de constater que les révisionnistes, tout en mentionnant ces faits (bombardements de Dresde, évacuation dramatique des Allemands des régions devenues polonaises ou redevenues tchécoslovaques, etc.), mettent volontiers l'accent sur des textes délirants, relevant d'un racisme de guerre élémentaire et qui n'ont pas reçu le plus petit commencement d'application. C'est ainsi qu'un certain Théodore Kaufmann, baptisé pour la circonstance conseiller personnel de Roosevelt, ayant publié pendant la guerre un pamphlet intitulé Germany must perish, et qui prévoyait la stérilisation des Allemands, ce pamphlet est placé sur le même plan que les discours de Hitler ou de Himmler qui avaient, eux, la possibilité de passer à la pratique[50].

Nadine Fresco a opportunément rapproché la méthode révisionniste d'un Witz freudien bien connu, celui du chaudron[51] : «A a emprunté à B un chaudron de cuivre. Lorsqu'il le rend, B se plaint de ce que le chaudron a un grand trou qui le met hors d'usage. Voici la défense de A : "1, je n'ai jamais emprunté de chaudron à B. 2, le chaudron avait un trou lorsque je l'ai emprunté à B. 3, j'ai rendu le chaudron intact." » Les exemples sont multiples. Du « Protocole de Wannsee » (20 janvier 1942), qui montre un certain nombre de fonctionnaires à l'oeuvre autour de la « solution finale », on dira à la fois - ou on suggérera - qu'il est un document peu fiable, parce que non signé, et qu'il ne comporte rien de bien dramatique[52]. Une sorte de record est atteint à propos des Discours secrets de Himmler, dans lesquels la théorie et la pratique du meurtre collectif sont exposées avec relativement peu de dissimulation[53]. On dira à la fois que ces textes, publiés sous un titre non prévu par leur auteur, ont été trafiqués, qu'on y a introduit des mots qui ne figuraient pas dans l'original, le mot « tuer » (umbringen) par exemple, qui est sans doute là pour autre chose, évacuer, peut-être, et que leur sens est en vérité bénin : l'extermination du judaïsme (Ausrottung des Judentums) n'est pas l'extermination des Juifs[54].

Mais au-delà de Freud, on peut prolonger le Witz du chaudron. Pourquoi A ne dirait-il pas : c'est moi qui ai prêté un chaudron à B, et il était intact. Il existe toute une littérature pour prouver que les vrais meurtriers et des Juifs et surtout des Allemands sont des Juifs : Juifs kapos, Juifs partisans, etc. Le meurtre collectif, qui n'a pas existé, est pourtant amplement justifiable et justifié[55].

On a là un dépassement par excès de la norme révisionniste. Il existe aussi des dépassements par défaut. L'historien anglais David Irving estime que la solution finale a été élaborée par Himmler en cachette de Hitler, et malgré un ordre formel, donné par le chancelier allemand en novembre 1941, de ne pas exterminer les Juifs[56].

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