© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Thèses sur le révisionnisme (5)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

5. Des nations et d'Israël

De même que les cités antiques élevaient à Delphes et à Olympie des « trésors » exprimant leurs rivalités dans le culte d'Apollon et de Zeus, les nations victimes de Hitler - ou du moins certaines d'entre elles - ont élevé à Auschwitz des pavillons rappelant le malheur qui a frappé leurs ressortissants. Les malheurs eux aussi sont rivaux. Parmi ces pavillons, incongru, le pavillon juif. Faute d'une autorité pour en prendre la responsabilité, il a été érigé par le gouvernement polonais, et proclame surtout le martyrologe de la Pologne[78].

Il faut dire un mot, maintenant, de ces « pratiques », plus particulièrement de ces nations de l'Est dont provenait l'immense majorité des Juifs assassinés et qui constituent actuellement l'Europe « socialiste ». Il va sans dire que le « révisionnisme » y est absolument banni. Mais l'histoire ? Disons simplement quelques mots - après une enquête fatalement très rapide - de l'historiographie de trois pays
socialistes : l'URSS, à cause du rôle dirigeant qui est le sien dans le système et parce que ce sont ses armées qui ont libéré Auschwitz, la République démocratique allemande, en tant qu'héritière d'une partie du territoire et de la population de l'État national-socialiste, la Pologne enfin parce que c'est sur son sol que la majeure partie des exterminations ont eu lieu[79].

A ma connaissance, il n'existe pas à proprement parler d'historiographie soviétique du génocide des Juifs. Quelques livres ou livrets de reportage ou de propagande ont été publiés au moment de la victoire[80]. L'étude des camps de concentration allemande semble avoir été tout à fait rudimentaire - les raisons de cette carence semblent assez évidentes - et le seul livre en russe sur Auschwitz que j'aie pu identifier est traduit du polonais et publié à Varsovie[81].

L'Histoire de la grande guerre patriotique (1914-1945) de Boris Telpuchowski, qui passe pour représentative de l'historiographie soviétique post-stalinienne, mentionne certes les chambres à gaz et l'extermination telle qu'elle se pratiquait à Auschwitz, Maïdanek et Treblinka, mais les peuples victimes ne comprennent pas les Juifs - on mentionne, en revanche, six millions de citoyens polonais assassinés. Deux lignes précisent que, sur le sol soviétique occupé, toute la population juive a été exterminée[82]. La nationalité juive existe en Union soviétique, mais elle est en quelque sorte une nationalité négative. C'est cette situation qui est reflétée dans l'historiographie soviétique.

Le cas de la RDA est assez différent. Dans l'idéologie officielle, il existe une coupure absolue avec la période capitaliste et nazie. L'antisémitisme et les exterminations sont un héritage qu'il n'y a pas à assumer de quelque façon que ce soit, ni en payant des indemnités à Israël, ni en envoyant un chef de gouvernement s'agenouiller sur l'emplacement du ghetto de Varsovie. On estime à Berlin-Est que la RFA, au contraire, doit assumer l'héritage de l'Allemagne hitlérienne, et pendant longtemps on a feint de croire qu'elle en était le prolongement. Il en résulte que les études sur l'extermination, sans être inexistantes comme on le dit parfois à tort[83], sont très largement instrumentales, et réagissent moins directement à la sollicitation de la connaissance et de la réflexion historiques qu'à la nécessité de compléter, corriger ce qui s'écrit ou ce qui se fait en République fédérale, ou de polémiquer contre ses dirigeants[84].

Les révisionnistes ne semblent pas avoir commenté ce petit fait pourtant significatif : alors que la Pologne a subi depuis la fin de la guerre plusieurs tremblements de terre politiques qui ont entraîné notamment une émigration considérable, y compris une émigration de nationalistes militants qui ne nourrissent généralement pas de tendresse excessive pour les Juifs ni pour les communistes qui, dans l'idéologie révisionniste, ont été parmi les grands fabricateurs du « mensonge » de l'extermination, il ne s'est pas trouvé un seul Polonais pour apporter de l'eau au moulin révisionniste.

En fait, l'histoire des camps d'extermination repose très largement sur des travaux publiés en Pologne, qu'il s'agisse des documents reproduits dans les séries du musée d'Auschwitz, des travaux de la Commission polonaise des crimes de guerre ou des volumes de l'Institut historique juif de Varsovie.

Qu'il faille introduire des correctifs dans l'étude de cette littérature est l'évidence même. Le nationalisme polonais, de tradition violemment antisémite, doublé de la censure communiste, est intervenu à maintes reprises. Il est fréquent que les travaux publiés attachent plus d'importance à la répression antipolonaise, qui fut féroce, qu'à l'extermination des Juifs. Fréquente aussi est la naturalisation polonaise des Juifs morts, naturalisation qui ne se traduisit que rarement dans les faits, pendant la période en question[85].

Un nationalisme repère assez aisément les déformations dues à un autre nationalisme. L'historiographie polonaise du génocide, et, en général, de la période de l'occupation, est prise au sérieux par l'historiographie israélienne, discutée, éventuellement condamnée, et cet affrontement est un reflet du grand drame judéo-polonais[86].

Il n'y a certainement pas une historiographie israélienne. Un simple coup d'oeil sur la collection des Yad Vashem Studies, par exemple, montre qu'elle est traversée de tensions, capable d'intégrer des travaux venus de l'extérieur. Non sans résistance, parfois. Les grandes synthèses venues de la Diaspora, celle de G. Reitlinger ou de R. Hilberg, des réflexions fondamentales comme celles de Hannah Arendt se sont heurtées à des tirs de barrage d'une extrême violence. Parmi les points les plus délicats : la question de la « passivité » juive, celle de la collaboration juive (collaboration de la corde et du pendu), celle du caractère national des victimes juives de Hitler, celle du caractère unique du Massacre, celle de la « banalité du mal » enfin que H. Arendt oppposait à la diabolisation d'Eichmann et de ses maîtres[87]. Ce sont là de vrais problèmes soulevés par l'écriture de l'histoire. Entre une historiographie qui insiste, jusqu'à l'absolu, sur le spécifique, et celle qui s'efforce de réintégrer le grand massacre dans les courants de l'histoire universelle, ce qui ne va pas toujours de soi, le heurt ne peut être que violent[88]. Mais, s'agissant d'Israël, peut-on s'en tenir à l'histoire ? La Shoah déborde celle-ci, d'abord par le rôle dramatique qu'elle a joué aux origines mêmes de l'État, ensuite par ce qu'il faut bien appeler l'instrumentalisation quotidienne du grand massacre par la classe politique israélienne[89]. Du coup, le génocide des Juifs cesse d'être une réalité historique vécue de façon existentielle, pour devenir un instrument banal de légitimation politique, invoqué aussi bien pour obtenir telle ou telle adhésion politique à l'intérieur du pays que pour faire pression sur la Diaspora et faire en sorte qu'elle suive inconditionnellement les inflexions de la politique israélienne. Paradoxe d'une utilisation qui fait du génocide à la fois un moment sacré de l'histoire, un argument très profane, voire une occasion de tourisme et de commerce[90].

Est-il besoin d'ajouter que, parmi les effets pervers de cette instrumentalisation du génocide, il y a la confusion constante et savamment entretenue entre la haine des nazis et celle des Arabes ?

Personne ne peut s'attendre à ce que les années 1939-1945 s'inscrivent immédiatement dans le royaume serein (pas toujours) des chartes médiévales et des inscriptions grecques, mais leur manipulation permanente à des fins très pragmatiques les prive de leur épaisseur historique, les déréalise et par conséquent apporte à la folie et au mensonge révisionnistes la plus redoutable et la plus efficace des collaborations.

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