© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Les assassins de la mémoire (2)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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II. L'HISTOIRE ET LES HISTOIRES


Dans le texte de Thucydide que je viens de commenter, il y a un petit mot qui n'a pas, que je sache, attiré l'attention des exégètes, et c'est le mot « chacun ». Quand les Spartiates décidèrent de faire disparaître les Hilotes qui s'étaient distingués, leur décision concernait une collectivité dont ils avaient eux-mêmes délimité les contours, avec la participation de leurs victimes, mais chaque mort évidemment était individuelle Chaque victime avait sa propre histoire, et l'on ignorera toujours comment la mort a été administrée[9], individuellement, collectivement ou par petits groupes. Cette dernière hypothèse est toutefois la plus probable, parce que mieux adaptée aux techniques de l'époque, artisanales et non industrielles. Quoi qu'il en soit, les sources dont dispose l'historien sont incontournables, et il lui appartiendra toujours de les interpréter.

Sur l'histoire de la tentative d'extermination --partiellement réussie-- des Juifs et des Tsiganes pendant la Seconde Guerre mondiale par le régime national-socialiste allemand, on dispose évidemment d'une documentation infiniment plus importante que sur l'horrible épisode de l'histoire spartiate que j'ai rappelé ci-dessus. Mais, à y regarder de près, les problèmes fondamentaux ne sont pas tellement différents Certes la comparaison, souvent faite, avec les Hilotes, a ses limites Ceux-ci représentaient très probablement la majorité de la population lacédémonienne. C'est ce que suggère, entre autres, une indication d'Hérodote: lors de la bataille de Platées (en 479 av. J.-C., pendant la seconde guerre médique), chaque hoplite spartiate était accompagné de sept Hilotes[10]. Quand on a voulu résumer d'un mot le statut des Juifs au Moyen Age et à l'époque moderne, en Europe surtout, on a plutôt, à la suite de Max Weber, parlé de la condition de « paria » que de celle d'Hilote[11]. Mais les deux notions se rencontrent parfois. Le mépris institutionnalisé, qui peut parfaitement s'accompagner, pour certains, de privilèges (les Juifs de cour, par exemple), caractérise les deux statuts: il suffit de penser aux fameux « signes distinctifs »

Ce statut de paria des Juifs a été radicalement mis en cause par la révolution française et ses suites qui se prolongent, avec parfois des reculs, tout au long du XIXe siècle et même de notre siècle. La révolution russe de 1917 aussi bien que la révolution allemande de 1918-1919 font partie de cet héritage, et il ne subsistait nulle trace de cette condition de paria, ni en URSS au début des années 1930, et malgré la régression stalinienne, ni dans l'Allemagne de Weimar. On a même pu parler, à propos de cette époque, d'un « âge d'or » du judaïsme européen[12]. La Mitteleuropa, et spécialement la Pologne et la Roumanie, faisait bien entendu exception à cette règle, et c'est principalement l'Europe du Centre et de l'Est qui avait alimenté, depuis la fin du XIXe siècle, le mouvement sioniste, signe de la persécution et de l'inquiétude, en même temps que mouvement national et entreprise coloniale tardive. Ce n'était pas la seule réponse pensable et pensée à l'humiliation --il n'est que d'évoquer le Bund-- mais les faits tranchèrent.

A l'« âge d'or » succède avec Hitler une colossale régression qui, au fur et à mesure que le nazisme s'étend en Europe, annule partout ce qui a été accompli dans l'élan de la révolution française. La condition des Juifs redevient celle de parias, ou, si l'on veut, d'Hilotes, c'est ce qu'expriment diverses mesures législatives comme les « lois de Nuremberg » (septembre 1935) où le Statut des Juifs en France, promulgué par Vichy de sa propre initiative (octobre 1940)[13]. Mais un statut, s'il peut avoir des conséquences meurtrières, n'est pas en soi un meurtre. Le meurtre massif, celui qui se traduisit d'abord par les actions des Einsatzgruppen, puis par les gazages, ne débuta pas avant la guerre contre l'URSS qui, préparée de longue date, commence le 22 juin 1941. C'est en décembre, à Chelmno en Pologne, que des camions à gaz furent pour la première fois utilisés.

Comment raconter tout cela, comment expliquer tout cela, puisque l'histoire est à la fois narration et recherche de l'intelligibilité[14]? Je ne chercherai même pas ici à résumer les débats d'une immense historiographie[15] Posons tout de même quelques questions.

Que les faits soient établis avec le maximum de précision possible, que l'historien veille à purger son \oe uvre de tout de qui est controuvé, légendaire, mythique, c'est la moindre des choses et c'est bien évidemment une tâche qui n'est jamais achevée. Il n'y a pas d'histoire parfaite, pas plus qu'il n'y a d'histoire exhaustive. Si « positiviste » qu'il se veuille, si désireux soit-il de « laisser parler les faits », comme le disent les âmes candides, l'historien n'échappe pas à la responsabilité qui est la sienne, celle de ses choix personnels ou, si l'on veut, de ses valeurs[16]. Je ne méprise pas pour ma part la chronique, souvent considérée comme le degré zéro de la narration historique. Elle a le mérite d'introduire le vécu du roman dans l'histoire. Mais, outre qu'elle dissimule ses parti pris, elle échappe au souci de l'intelligibilité [17].

L'histoire du génocide hitlérien a oscillé, depuis que le désastre a été reconnu et exploré, entre deux extrêmes que l'on résume souvent sous les appellations de « intentionnalisme » et « fonctionnalisme »[18]. Pour Lucy Davidowicz par exemple, l'extermination est préformée dans le cerveau d'Hitler dés 1919, comme le destin de l'humanité était préformé, chez certains biologistes du XVIIIe siècle, dans la personne d'Adam A la limite, la Guerre contre les Juifs [19] se déroulé indépendamment de la politique extérieure hitlérienne, de ses réussites et de ses échecs, de la guerre elle-même. Il est à peine besoin de préciser que dans une telle « histoire », il n'est question ni des malades mentaux, ni des Tsiganes, ni des « commissaires » bolcheviks, ni des déportés non juifs, qui ont subi eux aussi, à des degrés divers, le processus d'extermination. A ce niveau, on est encore dans l'histoire seulement dans la mesure où le matériau brut est emprunté au monde réel. La structure n'est pas celle du processus historique, fait d'avances et de reculs, de choix circonstanciels et d'hésitations, de hasard et de nécessité; elle est celle, fermée sur elle-même, du mythe.

A l'autre extrémité, l'extermination n'apparaît comme telle qu'au terme du processus, comme une sorte d'illusion rétrospective La « Genèse de la solution finale[20] » s'est faite, pour ainsi dire, au coup par coup, au fur et à mesure, par exemple, que les camps étaient surchargés, qu'il fallait faire de la place et se débarrasser d'un matériel humain encombrant. Je ne nie pas que ce modèle explicatif rende compte d'un certain nombre de détails, mais comment faire l'impasse sur une idéologie meurtrière, et qui, avec la guerre à l'Est, avait acquis une virulence active sans précédent ?

Le fonctionnalisme pur dissout le génocide en tant qu'il est un ensemble dans la diversité. Comme l'écrivait Franz Neumann en 1944: « Le national- socialisme, qui prétend avoir aboli la lutte des classes, a besoin d'un adversaire dont l'existence même puisse intégrer les groupes antagonistes au sein de cette société. Cet ennemi ne doit pas être trop faible. S'il était trop faible, il serait impossible de le présenter au peuple comme l'ennemi suprême. Il ne doit pas non plus être trop fort, car sinon les nazis s'engageraient dans une lutte difficile contre un ennemi puissant. C'est pour cette raison que l'Église catholique n'a pas été promue au rang d'ennemi suprême Mais les Juifs remplissent admirablement ce rôle. Par conséquent, cette idéologie et ces pratiques antisémites entraînent l'extermination des Juifs, seul moyen d'atteindre un objectif ultime, c'est-à-dire la destruction des institutions, des croyances et des groupes encore libres[21] »

Le 30 janvier 1939, le Führer avait proclamé, et ces paroles restent justement célèbres: « Si la finance juive internationale d'Europe et d'ailleurs réussit une nouvelle fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, le résultat n'en sera pas la bolchevisation du monde et avec elle la victoire du judaïsme, mais au contraire l'anéantissement de la race juive en Europe. » Moins important est qu'il ait tenu ces propos, que le fait qu'il s'y soit constamment référé, en public et en privé, implicitement ou explicitement, et fût-ce en se trompant sur la date du discours, tout au long de la guerre[22].

Intention, fonction, le dilemme a beaucoup d'autres formes. Il est tentant, mais redoutable, d'écrire l'histoire comme une tragédie classique dont le dénouement est connu d'avance. Les auteurs les plus soucieux de marquer les étapes n'y échappent pas toujours. Ainsi l'historien américain K.A. Schleunes dont le livre sur le « tortueux itinéraire[23] » qui mena à Auschwitz, étude de la politique antisémite entre 1933 et 1939, proclame que, dès 1938, le chemin est ouvert vers l'anéantissement[24]. Comme si Hitler avait été alors définitivement à l'abri d'un accident[25], comme si d'autres moyens n'avaient pas été essayés avant l'ultime. A l'inverse, dans ce grandiose film historique qui s'appelle Shoah (1985), Claude Lanzmann commence son récit en décembre 1941, à Chelmno. L'opération peut paraître brutale, mais elle se justifie[26]. Même après les exploits des Einsatzgruppen en URSS occupée, la décision de tuer, non directement mais par le biais du gaz, marquait l'immense tournant du meurtre mécanique.

Le premier gazage au Zyklon B à Auschwitz, eut lieu, selon Rudolf Hoess, commandant de ce camp qui devenait ainsi camp d'extermination, le 3 septembre 1941, et les victimes furent des prisonniers de guerre soviétiques[27]. Ces deux dates, celle d'Auschwitz et celle de Chelmno, posent, dans le débat entre la continuité et la discontinuité, deux questions fondamentales.

Ce n'était pas la première fois que, dans l'Allemagne hitlérienne, on utilisait les gaz pour l'extermination d'êtres humains. Dés le 1" septembre 1939 (date donnée rétrospectivement), Hitler en personne, alors que s'ouvrait la guerre, avait autorisé le Reichsleiter Bouhler et le Dr Brandt à « accorder une mort miséricordieuse » Ce fut le début de l'Opérations T4 et les chambres à gaz furent un des moyens qui servirent à l'euthanasie des incurables et des malades mentaux[28]. L'opération se heurta cependant à la ferme réaction des Églises, et singulièrement de l'Église catholique. L'évêque de Münster, Clemens August, comte de Galen, fut assez courageux pour porter plainte, le 28 juillet 1941, et pour dénoncer publiquement ces assassinats, dans un sermon prononcé le 3 août. L'opération T4 fut arrêtée officiellement le 24 août 1941; elle se prolongea pourtant sur une échelle bien moindre et dans une clandestinité accrue. Elle fit autour de 100 000 victimes. Entre l'opération T4 et l'extermination des Juifs les liens sont doubles et contradictoires[29]. Un personnel spécialisé s'est ainsi formé (qui devait donner sa pleine mesure à Treblinka), mais en stoppant --en théorie-l'extermination des incurables[30], Hitler peut aussi mieux unifier le pays, avec un seul ennemi, le « judéo-bolchévisme ». A cette croisade-là, pasteurs et évêques --y compris le comte de Galen--, participaient allégrement, y voyant précisément une croisade. En ce sens l'arrêt d'une opération permit de réaliser l'autre dans une atmosphère d'union sacrée.

Nul doute en effet qu'avec l'invasion de l'URSS la guerre change de nature. Au programme, deux catégories d'ennemis: les uns, Slaves, voués pour l'essentiel à l'esclavage --ce qui avait déjà été esquissé en Pologne--, les autres, « judéo- bolcheviks », contre lesquels une guerre d'extermination est déclarée [31]. La destruction des Juifs et celle du « communisme » sont donc des opérations jumelées.

La question n'est pas ici de juger ce qu'était effectivement le régime stalinien Le mot de « totalitarisme » qui est appliqué par de nombreux spécialistes aux deux dictatures en conflit peut être utilisé pour décrire un aboutissement. A certains égards on peut même parler d'un système plus approfondi chez Staline que chez Hitler: le procès de Dimitrov ne fut pas marqué par les aveux abjects des procès de Moscou, et si Léon Trotsky put même, en août 1937, accuser un procureur nazi, dans un procès intenté à Dantzig à un groupe trotskyste, de s'inspirer de Vichinsky[32], ce procureur n'obtint pas l'aveu de crimes imaginaires. Cela dit, le processus historique a été totalement différent selon qu'on se trouvait dans l'un ou dans l'autre des deux régimes provisoirement alliés d'août 1939 à juin 1941. Pour les hitlériens, le régime stalinien représente la subversion absolue en même temps que la gangrène juive. Et inversement, pour l'Europe occupée par Hitler, Staline et l'Armée rouge représentent l'espoir de la libération. Ces représentations ont eu une force d'autant plus singulière, que c'est effectivement l'Armée rouge qui libéra Auschwitz.

Pour la plupart des historiens, une question demeure cependant difficile à trancher. Si l'extermination des Juifs coïncide avec la guerre à l'Est, indissociablement, il reste à savoir dans quel état d'esprit --élan de la victoire initiale, ou sentiment de l'échec grandissant à la fin de l'automne 1941-- fut prise la décision fatale. Les rares témoignages nous conduisent plutôt vers la fin de l'été[33], mais le débat reste entier Nul doute en tous les cas que c'est la guerre idéologique contre l'URSS qui fut dans toute l'Europe le moteur de la solution finale.

Dernier dilemme, enfin, que l'historien se doit de poser: entre l'extermination des Juifs et des Tsiganes et l'exploitation du travail forcé qui concernait tant les déportés « raciaux » que les hôtes des camps « ordinaires », les bagnards de Dora ou de Ravensbruck, politiques, droits-communs, homosexuels ou témoins de Jéhovah. La question n'est pas simple et a beaucoup évolué entre l'avant- guerre et le temps de la guerre totale. Les camps ont été créés par le régime nazi non pour faire travailler des hommes et des femmes mais pour les y enfermer. Sans doute étaient-ils astreints au travail, mais, pour citer une formule d'Arno J. Mayer, il s'agissait d'« un travail de Sisyphe, non d'un travail productif[34] ». Le souci productif fera peu à peu son apparition surtout à partir de 1940 sous l'égide du WVHA[35], Office central d'administration économique, secteur de plus en plus important de l'État-SS. Entre ce secteur de la production et le travail « libre », fût-il celui des ouvriers raflés dans l'Europe entière pour remplacer les Allemands mobilisés, il n'y avait pas de commune mesure. Le travail concentrationnaire avait aussi une fonction d'épuisement et de contrôle. Par rapport au travail « libre », le travail concentrationnaire, celui des esclaves, avait aussi cette caractéristique que la main- d'\oe uvre était presque indéfiniment renouvelable. Qu'en est-il dans le cas des Juifs ? Il est évident que dans les lieux d'extermination pure et simple: Chelmno, Sobibor, Belzec, Treblinka, le seul travail disponible était l'entretien de la machine à tuer et les récupérations effectuées sur les victimes Himmler s'est du reste fait l'écho, à propos du ghetto de Varsovie, du conflit entre les « économistes » et les exterminateurs dont il était le chef[36]. Mais Maidanek et surtout Auschwitz, énormes centres industriels, furent la preuve vivante que l'extermination pouvait côtoyer l'exploitation du travail forcé L'élimination immédiate des faibles, vieillards, femmes, enfants, ne laissait subsister que la force de travail. Ici encore, les esclaves étaient disponibles à l'infini et il était parfaitement inutile d'assurer par la voie « normale » la reconstitution et le renouvellement de la force de travail. Entre l'exploitation et l'élimination il y eut tension, jamais rupture.

Il appartient donc à l'historien de délimiter ce champ de forces. Il ne peut pourtant tout dire, et ce qu'il peut sans doute le moins dire est la mort telle qu'elle a été subie par les victimes, quand les portes se refermaient Il est plus facile de faire l'histoire de Buchenwald que celle d'Auschwitz, et plus facile de faire celle d'Auschwitz que celle de Treblinka. Comme le disait Thucydide, on ne sait pas, on ne saura jamais comment chacun a disparu.

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