© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Les assassins de la mémoire (5)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


V. L'HISTOIRE ET LA NATION


Prenons maintenant le problème à un niveau beaucoup plus élevé, celui des nations.

Au XIXe siècle, et pendant une large partie de notre siècle, l'Histoire a été un des modes d'expression de la nation[84]. Cette liaison organique a, dans notre pays, pratiquement disparu. Le consensus qu'exprimèrent jadis les Histoire de France de Lavisse[85], la petite et la grande, est mort, et avec lui l'enseignement de l'histoire à l'école primaire. Mais s'il en est ainsi en France et dans quelques autres pays, il s'en faut de beaucoup qu'il en soit ainsi partout, et un usage instrumental de l'histoire qui ne se limite pas, bien entendu, à la nation, reste courant chez les « savants » aussi bien que chez les propagandistes de métier. L'histoire apparaît alors comme un vaste magasin d'accessoires dans lequel on puise généreusement, quand le besoin s'en fait sentir, l'autorisation de faire sortir tel ou tel dossier impliquant naturellement l'interdiction d'en sortir d'autres. Il arrive, du reste, qu'on théorise généreusement cette conception très pragmatique de l'histoire[86].

De toutes les historiographies, la pire est évidemment l'historiographie d'État, et les États admettent rarement le fait d'avoir été criminels. Le cas le plus douloureux peut-être est, dans ce domaine, le cas de l'historiographie turque du génocide arménien de 1915. Que les Turcs insistent sur la situation de guerre, sur les veux que formulaient pour l'offensive russe nombre d'Arméniens, sur les conflits locaux entre les Arméniens et leurs voisins, au cours desquels les premiers ne se conduisaient pas toujours comme l'agneau de la fable: quoi de plus normal ? Mais les Turcs n'en sont pas là; ils offrent l'exemple même d'une historiographie de la dénégation. Mettons- nous à la place des minorités arméniennes un peu partout dans le monde. Imaginons Faurisson ministre, Faurisson général, Faurisson ambassadeur, Faurisson membre influent des Nations unies, Faurisson répondant dans la presse chaque fois qu'il est question du génocide des Juifs, bref un Faurisson d'État doublé d'un Faurisson international et, avec tout cela, Talaat-Himmler jouissant depuis 1943 d'un mausolée solennel dans la capitale[87]. Inutile donc de nous attarder sur une historiographie où tout est prévisible.

A l'inverse le cas israélien présente quelques traits complexes. Bien que plus d'un dirigeant actuel d'Israël en ayant l'âge, et en particulier le Premier ministre I. Shamir, ait préféré combattre les Anglais, proposer même aux hitlériens leur collaboration plutôt que de lutter contre le nazisme, Israël a instrumentalisé le génocide hitlérien--, dans l'espace, puisque le mont Herzl, coiffé par la tombe du fondateur du sionisme, est ourlé par le monument, la bibliothèque, la synagogue et le centre de recherches de Yad Vashem sur le génocide; dans le temps, puisqu'une des fêtes est le jour de la Shoah[88]. Ce n'est là qu'un des aspects de la commémoration du grand massacre. Pays à la fois vieux et jeune (Altneuland disait Herzl), peuple « élu » pour la gloire et la souffrance que le sionisme n'a pas réussi, comme il l'entendait, à « normaliser », Israël a vu se multiplier ce qu'on appelle en Amérique les Mémorial Foundations, et quelques-unes, bien évidemment, concernant le génocide Mais la question n'est pas là, elle n'est pas non plus dans le caractère scientifique de l'historiographie israélienne. Les recherches faites à l'Institut Yad Vashem valent aujourd'hui ce qui se fait de mieux dans le monde entier, avec, évidemment une orientation parfois nationaliste[89]. Il existe d'autres moyens en Israël que les fêtes, les monuments, les livres d'histoire et les musées[90] pour commémorer le grand massacre: les procès, celui d'Eichmann et, aujourd'hui, celui de J. Demanjuk, servent aussi à cette organisation du Souvenir. Mais surtout la Shoah sert à tout, à se justifier en permanence, à légitimer le moindre incident de frontière comme un renouvellement du massacre, à assimiler aux SS les Palestiniens envers lesquels les Israéliens ont tout de même des torts indéniables. Le résultat est peut-être efficace --bien que la grande majorité des habitants d'Israël n'aient pas eu l'expérience directe de la persécution nazie--, mais certains ne veulent plus entendre parler de ces temps tragiques, et on peut même, ici ou là, trouver en Israël un disciple de Faurisson ! Par contrecoup, il arrive dans la Diaspora que l'on juge Israël à l'aune du seul nazisme, ce qui n'est pas lui donner une très grande marque d'estime. Visitant en 1983 un camp pour prisonniers palestiniens, à El Ansar, Bernard Kouchner et Monique Donabedian notent: « A El Ansar, il n'y a pas de chambre à gaz, et les prisonniers savent qu'ils en sortiront vivants[91]. » La justification paraît de faible portée

L'Allemagne, ou plutôt l'empire allemand de l'époque hitlérienne, a été, par excellence, le lieu du supplice. Elle a été, depuis 1945, le lieu par excellence de la Schuldfrage, de la question de la culpabilité, comme l'appela Karl Jaspers en 1946[92]. L'Allemagne, ou plutôt la République fédérale. L'Autriche s'est en effet d'emblée considérée comme une innocente victime, au même titre que les autres pays envahis par Hitler, ce qui entraîna quelques conséquences lointaines, comme, par exemple, l'affaire Waldheim[93]. Quant à la RDA, elle a considéré que la coupure de 1945, qui fut caractérisée, en effet, par la destruction du pouvoir des classes dirigeantes traditionnelles et leur remplacement par une bureaucratie, la délivrait d'avoir à assumer sa part de l'héritage hitlérien[94].

Rien de tel en Allemagne fédérale, mais, en revanche, Auschwitz, pris comme symbole, a suscité une réflexion qui s'est exercée dans tous les domaines, culturel[95], artistique et historique. C'est l'Institut d'histoire contemporaine de Munich qui est aujourd'hui le grand centre mondial d'étude du IIIe Reich et du génocide hitlérien. Cela s'explique aisément. Entre Allemands et Juifs, de 1933 à 1945, le rapport n'avait pas été simplement de persécuteurs et de persécutés, voire de destructeurs et de détruits, comme ce fut le cas pour les Tsiganes. Ce que voulaient les nazis, et, cela s'exprime parfaitement dans l'idéologie SS[96], c'était remplacer les Juifs dans leur fonction mythologique de peuple élu, qui depuis le temps des Lumières n'avait cessé de fasciner les nations montantes En ce sens, on peut bien dire que le nazisme est une perversa imitatio[97], une imitation perverse de l'image du peuple juif. Il fallait rompre avec Abraham, donc aussi avec Jésus, et se chercher chez les Aryens un nouveau lignage. Intellectuellement, la Nouvelle Droite d'aujourd'hui ne raisonne pas autrement[98].

Que le nationalisme allemand, soit sous sa forme traditionnelle, soit sous sa forme hitlérienne, ait réagi à cette présence obsédante de la Schuldfrage, qu'il ait protesté contre une historiographie qui lui paraissait simplement prolonger la propagande des émigrés antihitlériens[99], il n'y avait là rien que de prévisible. Puisque les « révisionnistes » ont décidé que seuls les livres nazis étaient dignes d'être crus, à condition qu'il ne s'agisse pas de nazis repentis, ouvrons donc le livre de Stäglich, beaucoup plus habile, il est vrai que ceux de R. Faurisson, et qui a, de plus, le mérite de la franchise. Il est écrit contre ces « milieux qui, par leur puissance financière, contrôlent pour une large part le domaine de l'information », les Sages de Sion, bien entendu Il évoque cette époque « où le peuple allemand, poussé par la plus âpre nécessité, tenta de trouver une voie autonome vers l'avenir », la voie nationale-socialiste, bien entendu. Quant aux historiens qui ont répandu l'« image officielle d'Auschwitz », « ils sont tous juifs, ce qui suffirait à expliquer la partialité de ces travaux[100] ». Ce n'est là en réalité qu'un exemple extrême d'une littérature « révisionniste » qui est, pour des raisons évidentes, la plus importante dans le monde entier et celle qui obtient les plus forts tirages[101]. Le thème central en est simple et clair: de Versailles à Nuremberg[102], le peuple allemand a subi une immense injustice qu'il s'agit maintenant de réparer en le lavant des calomnies dont il a été victime C'est la thèse du coup de poignard dans le dos prolongée à l'infini. Tout cela, en réalité, est logique et ne fait que traduire cette simple « vérité » qu'exprimait un des témoins interrogés dans le film de L. Boekel, L'Espion qui venait de l'extrême droite, sur sa réaction face aux ouvrages semi-révisionnistes de l'historien anglais David Irving: « Je pense que c'est bon pour l'Allemagne. » Ce qui est en train de se passer en Allemagne depuis 1985 --quarante ans après la capitulation--, et plus précisément depuis la visite symbolique du président Reagan au cimetière militaire de Bitburg en mai de cette même année, est d'une tout autre importance. Des auteurs comme Stäglich et Kern ne prêchent en réalité que des convaincus, des anciens combattants en mal d'honneur national par exemple

La Querelle dont il me faut maintenant dire quelques mots[103] est une autre affaire. Elle est à ma connaissance unique dans l'historiographie allemande contemporaine. Elle a pour acteurs l'élite de l'intelligentsia allemande Elle ne concerne pas que des historiens, mais au moins un philosophe, J. Habermas, et des politiques. Elle s'est inscrite à la fois dans des travaux savants et dans la grande presse. Elle est toujours en plein développement, aussi bien en Allemagne que dans la République des lettres, d'où le caractère fatalement provisoire des quelques remarques qui vont suivre

Il semble que le feu ait été mis aux poudres par Ernest Nolte, historien bien connu du fascisme, dans un article sur « Un passé qui ne veut pas passer », paru dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 6 juin 1986, version brève et journalistique d'une longue étude publiée en anglais l'année précédente[104]. En même temps étaient publiés en livre deux articles de l'historien A. Hillgruber, sous un titre commun: « Une double disparition: la destruction du Reich allemand et la fin des Juifs d'Europe[105] ». Entrait aussi dans le débat un article de Martin Broszat, chef de l'école fonctionnaliste, un « Plaidoyer pour une historicisation du national-socialisme[106] ». Le débat lui-même a été en réalité créé par J. Habermas, héritier de l'école de Francfort. Il dénonçait « une forme de liquidation des dommages: les tendances apologétiques dans l'historiographie allemande relative à la période contemporaine[107] ».

Quels ont été les enjeux de la discussion ? Ils sont en réalité multiples. Disons tout de même en premier lieu qu'aucun de ces auteurs n'est « révisionniste » au sens où R. Faurisson ou W. Stäglich partagent ce label. Tous prennent comme une donnée strictement indiscutable le grand massacre de l'époque hitlérienne. La question posée est d'abord celle de la relativité du crime, et elle l'est principalement par E. Nolte. Relativité historique: toute l'histoire de la gauche révolutionnaire (depuis la Révolution française) et socialiste est celle d'un plan d'anéantissement de l'adversaire politique et social. La réaction venue de droite n'est précisément qu'une réaction à ce que la gauche a accompli effectivement, de la prise du pouvoir par Lénine à la liquidation des koulaks, du Goulag aux meurtres de masse accomplis par Pol Pot et son régime au Cambodge.

Quant au génocide hitlérien, cette entreprise « asiatique », il est, pour E. Nolte et ses disciples, une mesure expliquée, voire à la limite justifiable, tant par la contagion venue de l'Est que par la crainte de la menace bolchevique: Hitler n'identifiait-il pas Juifs et bolcheviks ? L'Allemagne a été victime en même temps que bourreau: c'est là un thème constant de la littérature nationaliste qui va évidemment plus loin que Nolte et parle des crimes subis et non des crimes commis. Mais déjà, en 1983, les Verts, dans leur « Acte d'accusation contre les puissances nucléaires », avaient, oubliant que la destruction de Coventry est de 1940, accusé les alliés de l'Ouest d'avoir décidé, le 14 janvier 1943, « de procéder au bombardement sans discernement des villes allemandes, mettant ainsi en cause la règle de conduite, base du droit international jusqu'alors respecté (sic), stipulant que les populations civiles doivent être épargnées[108] ». Hiroshima et les futurs Hiroshima peuvent donc faire oublier Treblinka, de même que les crimes de Staline précèdent et justifient ceux d'Adolf Hitler.

La question posée est enfin celle de l'identité allemande, celle de l'histoire allemande, de sa continuité et de sa discontinuité. Le problème est à la fois historique, éthique, psychologique: comment réintégrer les douze années de Hitler, pendant lesquelles --Martin Broszat le remarque de bon droit- - les Allemands ont vécu et pas uniquement massacré ? Un pays sans histoire peut-il vivre ? C'est la question posée par M. Stürmer avant même le début de la Querelle. J. Habermas avait, lui, expliqué dans son premier article que c'était le pacte constitutionnel de 1949 qui avait raccroché l'Allemagne à la démocratie et que là était la base d'un patriotisme actuel. Toutes ces questions méritent d'être posées. Certaines d'entre elles sont tout de même inquiétantes. Il est classique depuis Thucydide d'expliquer la guerre par la crainte[109]. La crainte des nazis face aux communistes était bien réelle[110] elle était aussi totalement délirante face à la politique extérieure de Staline qui cherchait à éviter la guerre. Il est grave de voir un historien comme Nolte utiliser des pièces, sans valeur aucune, de l'arsenal révisionniste. Tout comme Rassinier, Faurisson ou Kern, il s'appuie sur un pamphlet dément de l'Américain Th. Kaufmann, publié « en 1940 » et intitulé Germany must perish, et sur la prétendue déclaration de guerre de Chaïm Weizmann, au nom du judaïsme mondial, en septembre 1939[111]. Que l'on sache, l'armée américaine n'a stérilisé, comme le proposait Th. Kaufmann, aucun Allemand; mettre sur le même plan un crime fantasmé et un crime réel, le marquis de Sade et Adolf Hitler, est un sophisme indigne d'un historien.

Cela ne veut pas dire que l'histoire allemande ne soit pas à réécrire, comme toutes les histoires nationales; cela ne veut pas dire que le génocide juif ne doit pas être inséré dans une histoire à la fois allemand[112], européenne et mondiale, et par conséquent confronté, comparé et même, si possible, expliqué Mais le justifier?...

(Chapitre suivant )
(Sommaire )

____________________________

Server / Server © Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 09/11/1998 à 19h14m59s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE