© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Les assassins de la mémoire (6)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


VI. AUSCHWITZ ET LE TIERS MONDE


Rien de plus courant, rien de plus tristement banal dans l'histoire de l'humanité que les massacres. Les Assyriens les pratiquaient en tassant les têtes en pyramides. Les Israélites vouaient à l'anathème, sur l'ordre de Iahvé, les peuples ennemis: « Maintenant, va, frappe Amaleq, voue-le à l'anathème avec tout ce qu'il possède, sois sans pitié pour lui, tue hommes et femmes, enfants et nourrissons, b\oe ufs et brebis, chameaux et ânes[113]. » Le roi Saul XIe siècle av. J.-C.) fut du reste châtié par Iahvé parce qu'il n'avait pas été jusqu'au bout. Il arrive qu'on fasse ainsi du « peuple élu » l'inventeur du génocide, et Hitler avait probablement cette image dans la tête Il arrive aussi que des historiens d'aujourd'hui rappellent malignement cette tradition exterminatrice[114]. Ils oublient que dans la région en question la pratique était réciproque. Ce que Iahvé ordonnait aux Israélites, Camos, dieu de Moab, l'ordonnait à son peuple aux dépens d'Israël: « Et je tuai tout, savoir sept mille hommes et enfants, et des femmes libres, et des jeunes filles et des esclaves que je consacrai à Astar-Camos[115]. » Mais la Bible reste dans notre culture... A quoi bon continuer, rappeler Tamerlan, ou, surtout, l'extermination des Indiens d'Amérique, au XVIe siècle, par le massacre direct ou surtout par la contagion microbienne, conséquence tragique de l'unification de la planète.

Ces parallèles ont relativement peu de poids parce que, sauf peut-être pour les Indiens d'Amérique, ils font partie de notre culture, non de notre mémoire. Mais déjà l'exemple des Indiens et celui des Noirs victimes de l'esclavage, montrent qu'Auschwitz ou Treblinka ne peuvent être perçus partout comme ils le sont par nous.

Reste que, bien normalement dans notre pays même et dans le tiers monde le plus voisin, celui du Maghreb, évidemment, mais aussi dans ce « tiers monde qui commence en banlieue », selon la formule d'Alain Geismar, l'image d'Auschwitz et des massacres hitlériens ne peut pas ne pas avoir évolué. Essayons de marquer quelques étapes et quelques souvenirs.

Je suis entré personnellement dans la lutte contre la guerre d'Algérie et tout particulièrement contre la torture[116] --qui n'était pas du reste, nous nous en sommes rapidement rendu compte, ce qu'il y avait de pire--, avec une référence constante: le souvenir obsédant de nos injustices nationales-- l'affaire Dreyfus notamment -- et des crimes du nazisme tortionnaire et exterminateur. La référence aux autres crimes, ceux du colonialisme, ne s'introduit que plus tardivement, progrès de la conscience historienne.

Cette référence au nazisme demeura efficiente tout au long de la guerre. Au lendemain, par exemple, du pogrom du 17 octobre 1961 à Paris (je juge toujours justifié l'emploi de ce terme), un certain nombre d'intellectuels, dont j'étais, signa sur l'initiative des Temps modernes, la revue de J.-P. Sartre, un manifeste où on lisait: « En restant passifs, les Français se feraient les complices des fureurs racistes dont Paris est désormais le théâtre, et qui nous ramènent aux jours les plus noirs de l'occupation nazie; entre les Algériens entassés au palais` des Sports en attendant d'être "refoulés" et les Juifs parqués à Drancy avant la déportation, nous nous refusons à faire la différence. » Il va sans dire que, si les crimes commis le 17 octobre et les jours suivants étaient abominables, la formule était absurde: rapatriés dans leurs « douars d'origine », les Algériens n'allaient pas à Treblinka. Mais la logique de la protestation se comprenait. Je me souviens d'un refus de signature, celui de René Capitant. Les Algériens, nous dit-il, sont des militants. Les Juifs étaient de pures victimes. Sur le fond, c'est évidemment lui qui avait raison.

Dans les deux camps qui s'affrontaient alors, des fantasmes d'extermination se donnaient libre cours, mais des fantasmes seulement. Ainsi, un conseiller municipal de Paris, M. Alex Moscovitch avait pu déclarer, le 27 octobre, à l'Hôtel de Ville: « Tous ces agents de l'ennemi doivent être renvoyés du territoire métropolitain. Voici deux ans que nous demandons la possibilité de le faire. Ce qu'il nous faut, c'est très simple et très clair: l'autorisation, et suffisamment de bateaux. Le problème qui consisterait à faire couler ces bateaux ne relève pas, hélas, du conseil municipal de Paris[117]. » Ce v\oe u-là, du moins, ne fut pas exécuté Je préfère tout de même m'être situé dans le camp d'en face.

Comment raisonnait alors Me Jacques Vergès, qui était déjà ce qu'il est aujourd'hui: un intermédiaire cynique entre la terreur et la justice ? Avec les membres de son collectif il demandait, c'est la moindre des choses, Nuremberg pour l'Algérie[118]. En novembre 1961, il s'adressait publiquement au docteur Servatius, qui venait de défendre Adolf Eichmann à Jérusalem[119]: « En vous arrogeant le droit de juger Eichmann, vous créez un précédent pour les colonisés qui veulent juger leurs anciens maîtres, disiez-vous aux juges d'Israël; mais pensiez- vous qu'une nouvelle clientèle, si nombreuse, s'offrait déjà à vous, celle des néo-colonialistes? Certainement, puisque malgré les 45 000 cadavres tout frais du Constantinois, vous ne songiez pas à faire ce rapprochement en 1946[120]. » L'allusion aux massacres de mai 1945, qui étaient survenus au c\oe ur de l'enthousiasme de la victoire, est significative, mais il est également remarquable que ce soit le procès de Jérusalem qui serve de référence. Israël était alors, aux yeux de J. Vergès, non le symbole du colonialisme, mais celui de la décolonisation.

En ces temps-là, en tous les cas, le mot de génocide venait souvent, singulièrement dans la bouche des avocats algériens, Me Oussedik, ou Me Ben Abdallah, et tout le monde y voyait une allusion au génocide des Juifs. Je n'employai pas le mot mais je pourrais citer des textes que j'ai signés ou des déclarations que j'ai faites où l'idée affleurait.

La guerre du Vietnam succéda à la guerre d'Algérie comme lieu de fixation de la protestation intellectuelle et juvénile --nous approchons du temps où l'on crierait dans la rue: CRS-SS; le tribunal Russell, réuni à Roskilde (Danemark), condamna le 1er décembre 1967 les États-Unis pour crime de génocide contre le peuple vietnamien. Fondateur, comme Laurent Schwartz qui était un des juges, du Comité Vietnam national, j'intervins vainement pour tenter d'empêcher une décision que je ne trouvais pas raisonnable. Jean-Paul Sartre publia, dans Les Temps modernes de décembre, son rapport sur le génocide, dans lequel, sous la pression du juge turc et de son collègue pakistanais, il avait rayé de l'histoire le génocide des Arméniens. Sérénité de la « justice »...

Il me paraissait toujours difficile de situer les crimes des guerres coloniales par rapport à ceux des nazis. Répliquant au général Massu, j'écrivis, en 1972, qu'il était « moins coupable qu'Eichmann et plus que Klaus Barbie[121] ». En ce qui concerne le nombre des victimes, j'avais évidemment raison. Il est encore vrai de dire que beaucoup de ces victimes étaient innocentes au sens de la loi française d'alors. Restaient pourtant les enfants d'Izieu, et leur destin que j'ignorais alors, seul crime dont Klaus Barbie ait tenu personnellement à se déclarer innocent.

Entre-temps, l'image d'Israël s'était profondément modifiée, non dans les pays arabes pour lesquels ce pays constituait une colonie étrangère introduite dans le monde arabe, formée d'anciens « protégés » (dhimmi) qui s'étaient érigés en État, mais en Afrique, dans une large fraction du tiers monde et pour tout ce qu'on appelait d'un mot vague: la nouvelle gauche européenne. Cette représentation recouvrait des données qui n'étaient nullement mythiques. L'Israël d'avant 1967 était, certes, une société construite par un processus colonial[122], mais elle n'était pas ou n'était que très partiellement, du fait même de l'expulsion de la majorité des Palestiniens, une société coloniale. La conquête du reste de la Palestine installa deux sociétés dans un embrassement mortel et les fit évoluer rapidement vers une société d'apartheid. Même aujourd'hui le processus n'est pas achevé, mais comment nier l'évidence ? Or les Israéliens étaient des Juifs, ce qui n'était pas un signe favorable dans le monde arabe, ce qui était assez indifférent pour une grande partie du tiers monde, et, de signe positif pour l'Europe, après le grand massacre, tendait par un processus classique à s'inverser: une fois de plus les victimes devenaient bourreaux. Déjà en 1967, un journal allemand d'extrême droite, la Deusche National und Soldatenzeitung titra sur « L'Auschwitz israélien du désert ». Israël apparut comme l'ennemi du tiers monde. Le raisonnement qui sous-tendait ce schéma comportait certes d'énormes simplismes. L'idée d'un tiers monde qui serait pure souffrance opposé à un Occident pur exploiteur masque des conflits essentiels Fallait-il prendre, par exemple, l'Arabie saoudite pour un pays du tiers monde ? On oubliait que les esclaves noirs avaient été livrés et vendus par leurs maîtres noirs et que des Arabes avaient joué un rôle essentiel dans ce trafic. Des événements sanglants au Rwanda, en Indonésie, au Cambodge montraient que le tiers monde avait accédé, si j'ose dire, à la dignité du génocide. Et que dire aujourd'hui de la guerre entre l'Irak (qui fut l'agresseur) et l'Iran, qui s'éternise depuis septembre 1980 ?

L'invasion israélienne au Liban, le 7 juin 1982, les massacres de Sabra et Chatila en septembre, sous la protection de l'armée israélienne, aggravèrent les choses pour Israël et par contre-coup pour les Juifs. Non que cette invasion ait été, comme on l'a dit alors, un « génocide du peuple libano-palestinien », ni que le siège de Beyrouth ait pu se comparer avec la destruction du ghetto de Varsovie. Mais on vit tout de même alors Annie Kriegel essayer de jouer les Faurisson, en se plaçant sur deux tableaux à la fois: tenter d'une part d'expliquer que le nombre des victimes de Sabra et Chatila était en réalité infime, et de l'autre de suggérer que les vrais tueurs pourraient bien être non les phalangistes alliés des Israéliens, mais tout simplement des Russes[123]. Et certes il y eut, après les massacres, l'énorme manifestation de Tel-Aviv, seule vraie protestation contre la guerre du Liban, il y eut la commission d'enquête, infiniment plus responsable et plus sérieuse que la « Commission de sauvegarde » qu'avait, en 1957, instituée Guy Mollet, mais l'innocence d'Israël était morte.

Rien de tout cela n'est rétrospectif. Les pires crimes que pourraient commettre les Israéliens ne seraient pas justifiés par Treblinka, mais, inversement, ils ne changeraient pas un iota au caractère intégralement criminel de ce que furent Auschwitz et Treblinka. Le présent peut transformer l'image de ce que fut le passé, il n'a pas la possibilité de transformer le passé lui-même dans sa réalité. Mais il est vrai que, pas plus que de pain, les hommes ne vivent que de réalité.

Le procès de Klaus Barbie (11 mai - 4 juillet 1987) allait mettre à l'épreuve ce changement des valeurs. Avant de s'entourer, comme pour symboliser l'unité du tiers monde, d'un avocat congolais, Me M'Bemba, et d'un avocat algérien, Me Bouaïta, Me Vergès avait, entre la livraison (ou la vente) de Barbie par la Bolivie (6 février 1983) et l'ouverture du procès en mai 1987, soigneusement balisé le terrain.

Ce devait être un procès entre la France issue -- bien lointainement-- de la résistance et le policier nazi, livreur d'enfants et d'adultes juifs, tortionnaire et assassin de résistants, ce fut un procès à parties multiples, puisqu'il y introduisit la France de Vichy et celle de la guerre d'Algérie, l'État d'Israël posé en symbole du mal, au même titre que l'État hitlérien, la « collaboration » juive et l'Occident tout entier coupable de colonialisme, sans parler d'une résistance dont il déformait, à coup d'accusations parfaitement monstrueuses, les tensions et éventuellement les trahisons[124]. La guerre d'Algérie lui servit de rampe de lancement. A un hebdomadaire algérien de Paris qui consacrait un numéro au 25e anniversaire du pogrom du 17 octobre 1961, il déclarait, après avoir rappelé qu'il venait de porter plainte au nom de clients algériens pour « crimes contre l'humanité », que la cour de cassation devrait dire « si le crime contre l'humanité est seulement le crime commis par des nazis contre des Juifs, ou bien s'il concerne le crime beaucoup plus grave, beaucoup plus actuel, beaucoup plus effrayant pour l'avenir, le crime commis par les impérialistes contre les peuples en lutte pour leur libération[125] ». Des nazis, des Juifs; les mots n'étaient pas choisis au hasard, ils relevaient de la réfection de l'histoire Cette campagne, J. Vergès alla la poursuivre en Algérie en avril 1987[126], ce qui entraîna d'avril à juin, dans les hebdomadaires algériens Algérie-Actualité et Révolution africaine, de violentes attaques antisémites, dirigées en particulier contre Jean Daniel.

Mais, par-delà le « Cas Vergès[127] » il est vrai que le procès Klaus Barbie se heurtait à d'insupportables contradictions dont personne n'a réussi à se sortir[128].

Contradiction de l'accusation. Barbie était inculpé et fut jugé pour --c'était une première en France-- « crimes contre l'humanité ». Or qu'est-ce qu'un crime contre l'humanité ? Il s'agit, selon le statut du tribunal militaire international de Nuremberg, article 6c, des « atrocités ou délits y compris, mais sans être limités à, l'assassinat, l'extermination, la mise en esclavage, la déportation, l'emprisonnement, la torture, le viol ou autres actes inhumains commis contre toute population civile, ou les persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses avec ou sans violation des lois intérieures du pays où ces actions ont été perpétrées ». Mais il est une espéce de crime contre l'humanité qui est, si je puis dire, d'un degré supérieur, et c'est le génocide. Défini par la Convention internationale sur le génocide, votée par les Nations unies à l'unanimité le 9 décembre 1951, le génocide se définit par l'extermination des groupes nationaux, ethniques, raciaux et religieux, mais non économiques ou sociaux. La convention ne concerne pas, par exemple, le massacre des koulaks. Belle convention qui ne fut jamais appliquée, les États répugnant à se poursuivre eux-mêmes.

La chambre d'accusation de Lyon avait entendu limiter les poursuites à la seule complicité de génocide, c'est-à-dire au rôle de Barbie dans la déportation et la mort des Juifs (à l'exclusion des tortures, assassinats et déportations de résistants, considérés comme des crimes de guerre, et à ce titre couverts par la prescription décennale). Mais la chambre criminelle de la cour de cassation, dans son arrêt du 20 décembre 1985, a retenu une définition moins restrictive des crimes contre l'humanité: « Actes inhumains et persécutions qui, au nom d'un État pratiquant une politique d'hégémonie idéologique (souligné par moi), ont été commis de façon systématique non seulement contre des personnes en raison de leur appartenance à une collectivité raciale ou religieuse, mais aussi contre les adversaires de cette politique quelle que soit la forme de cette opposition. » Cela permettait de juger également comme crime contre l'humanité --imprescriptible, à la différence des crimes de guerre-- la déportation des résistants Me Vergès s'était bruyamment réjoui de cet arrêt: selon lui, il donnait en effet la possibilité de soutenir que la France, elle aussi, avait commis, en Indochine, à Madagascar, en Algérie, des crimes parfaitement identiques à ceux que réprimait le texte instituant le tribunal militaire international de Nuremberg.

Et dès lors, il fallait être logique: si l'on poursuivait Barbie, il fallait aussi poursuivre les responsables français des crimes coloniaux, tout aussi imprescriptibles que ceux du tortionnaire nazi; mais si l'on refusait d'admettre que les crimes de l'armée française étaient des crimes contre l'humanité, imprescriptibles, alors il fallait également renoncer à juger Barbie..., au moins pour les crimes équivalents.

Cette contradiction logique ne peut être balayée d'un revers de main. Mais elle n'est peut-être pas aussi évidente que le soutient J. Vergès. En premier lieu parce que sa propre logique s'arrête en chemin: s'il assimile les crimes de l'armée française à ceux du nazisme, alors il doit étendre cette assimilation à d'autres crimes, comme celui de Melouza, ce village exterminé à la fin de mai 1957 par le FLN, ce qu'il s'est bien gardé de faire.

Mais c'est bien le principe même de l'identification des crimes que nous avons commis au génocide hitlérien, postulé par J. Vergès, qui est contestable. Ces crimes français, notre gouvernement les a amnistiés en bloc, les 22 mars et 14 avril 1962, sans faire la différence entre les « crimes de guerre » et les « crimes contre l'humanité ». L'imprescriptibilité de ces derniers crimes n'a du reste été introduite dans la loi française qu'après les décrets d'amnistie, le 26 décembre 1964; ce n'est en effet qu'à cette date qu'a été intégrée dans notre droit national la législation internationale adoptée à Nuremberg. Et personne ne pensait alors à la France: on s'en tenait aux crimes nazis. Il est vrai que ceux-ci avaient été commis au nom d'une idéologie en elle-même criminelle. Alors que l'idéologie de l'Algérie française proclamait, en principe, l'égalité des Algériens et des Français au sein de la République française, non la supériorité des seconds sur les premiers. L'État de Guy Mollet autorisa discrètement la torture, il ne proclama pas, urbi et orbi, le droit de torturer. J'ai entendu, en 1961, au moment du putsch des quatre généraux, formuler le raisonnement suivant: en quoi une balle gaulliste tue-t-elle moins efficacement qu'une balle putschiste? Il y avait du vrai dans cette argumentation. Mais il est non moins vrai que les institutions démocratiques, l'existence d'une opinion publique ont permis aussi d'avancer vers la négociation.

Les crimes de Massu, de Bigeard et de Robert Lacoste étaient contraires aux lois de la République, alors que ceux de Himmler et Eichmann étaient conformes aux principes hitlériens, et cela établit une différence de nature essentielle entre les deux, contrairement à ce que soutient J. Vergès. Est-ce une raison pour passer l'éponge sur les premiers ? Cela ne me paraît toujours pas évident.

Admettons pourtant un moment ce raisonnement: la contradiction interne au procès Barbie demeure, car plusieurs personnes impliquées et inculpées pour leur participation au génocide des Juifs, comme MM. Leguay ou Papon, n'ont pas encore été jugées Quand vient le recul, les États n'aiment pas juger ceux qui les ont incarnés.

Inversement, la défense était elle aussi prise au piège. Elle ne pouvait se permettre de « faurissonner », et ce verbe fut employé, comme désignant un acte misérable, par M' Bouaïta lors de sa plaidoirie, le 2 juillet 1987[129]. Mais elle devait aussi tenter de faire acquitter Barbie, le présenter comme innocent, expliquer que les tortures infligées étaient imaginaires, et surtout qu'un document (le télex rendant compte de l'opération d'Izieu et signé Barbie) ne pouvait être qu'un faux puisqu'il émanait du Centre de documentation juive contemporaine que M' Vergès tient, comme le faisait Paul Rassinier, pour une fabrique de faux[130].

Était-ce défendre les Algériens que de tenter de faire acquitter un tortionnaire et un tueur ? Me Vergès, à sa façon, ressuscitait ce qui avait été une des tentations du monde arabe colonisé par l'Angleterre et par la France: l'alliance avec l'Allemagne hitlérienne. Or ce sont les démocraties, comme le fit remarquer Me Rappaport, qui émancipèrent, après combien de sang versé, les colonies. L'idée même d'une lutte contre la guerre d'Algérie aurait été inconcevable sous un régime totalitaire Deux anciens dirigeants algériens, Hocine Aït Ahmed et Mohammed Harbi, le déclarèrent: « On ne défend pas un tortionnaire en exhibant d'autres tortionnaires, fussent-ils nos ennemis d'hier. [...] Notre combat durant la colonisation peut et doit s'identifier au combat de la résistance française durant l'occupation allemande » Mieux vaut aussi défendre aujourd'hui les droits de l'homme dans les pays nouvellement indépendants que de défendre celui qui aurait pu être leur bourreau[131].

Insurmontables contradictions sans doute, pour qui rêve d'une justice cohérente, mais peut-être aussi un avantage éducatif: la projection de Shoah devant un public immense rétablit dans ses droits cette mémoire que l'on voulait une fois de plus assassiner.

(Chapitre suivant )
(Sommaire )

____________________________

Server / Server © Michel Fingerhut 1996-2001 - document mis à jour le 09/11/1998 à 19h15m29s.
Pour écrire au serveur (PAS à l'auteur)/To write to the server (NOT to the author): MESSAGE