© Michel Fingerhut 1996/7

Pierre Vidal-Naquet:
Les assassins de la mémoire (7)
in Les assassins de la mémoire Points Seuil, 1995 © La Découverte 1987
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VII. LA CONFUSION DES SENTIMENTS


Les mois du procès ont été aussi, en France, ceux d'une offensive « révisionniste » sans précédent avec, entre autres, la publication des deux premiers numéros des Annales d'histoire révisionniste. Là n'est peut-être pas le fait important, lequel tient plutôt dans une certaine banalisation du phénomène. Déjà, en avril, le magazine « satirique » Zéro avait inauguré une enquête et mis en parallèle des interviews de P. Guillaume, leader de la secte qui propage l'évangile selon Faurisson, de Faurisson lui- même, et de l'auteur de ces pages qui n'avait pas été averti de cette présentation, et à qui « son » texte n'avait pas été soumis. En mai, un tract[132] parvient au lycée Voltaire avec une mention invitant à la distribution aux délégués des élèves, dont plusieurs sont mineurs. Le proviseur, qui n'est ni nazi ni antisémite, s'exécute tranquillement, et fait envoyer le tract sous le tampon du lycée sans même joindre un mode d'emploi[133]. Le 28 mai, le « Courrier des lecteurs » de Libération publie deux lettres révisionnistes, ce qui provoque le lendemain une fracassante mise au point de Serge July --qui ne s'était pas toujours montré aussi pointilleux-- et la mise à pied de son responsable du service du Courrier.

D'autres tracts circulent encore, dont l'un est signé par un homme qui affirme avoir passé 47 mois à Mauthausen, et je ne vois pas pourquoi nous ne le croirions pas sur parole. Examinons un peu ces divers documents. Neuf ans après le début de la campagne, les arguments n'ont strictement pas bougé. C'est bien la parole d'une secte, totalement incapable d'évoluer, de répondre aux arguments, d'entamer même cette discussion que l'on réclame par ailleurs à cor et à cri. Il s'agit d'une, peut-être même de plusieurs sectes religieuses qui sont marquées par cette « bêtise au front de taureau », cette incapacité à communiquer avec qui n'entre pas immédiatement dans leur jeu, caractéristiques des sectes

Examinons les deux lettres de Libération L'une se cantonne dans l'argumentation technique, chère à Faurisson: combien aurait-il fallu de combustible pour transporter, gazer et brûler quatre millions d'êtres humains à Auschwitz ? Le chiffre est faux, bien sûr, mais il est déclaré « communément admis ». La seconde ne précise rien sur les chambres à gaz mais considère que les massacres, tous les massacres, de celui des Juifs à celui des Palestiniens, en passant par Dresde et Hiroshima, sont la pure application de la logique du capital. Affirmer que pendant la guerre, il y avait un camp qui était infiniment pire que l'autre, c'est « donner un sens à cette tuerie inégalée qui a fait des dizaines de millions de victimes, car peut-on admettre qu'une telle hécatombe était nécessaire pour résorber la crise économique de 1929, et permettre au capitalisme de repartir d'un bon pied ? »

Le tract distribué à Voltaire et ailleurs ajoute cette note: « Hitler ne voulait plus de Juifs en Europe. Dès 1933, les Juifs ont voulu la guerre générale contre lui. La croisade des démocraties, ils l'ont eue. L'Angleterre et la France ont déclaré la guerre à Hitler. [...] L'Allemagne en guerre a traité les Juifs en ennemis qu'ils étaient, les a chassés et internés. JAMAIS EXTERMINÉS. Le peuple allemand a payé la note au phosphore et à la déportation, massacres à la clef. » Les Allemands sont à la fois les victimes des Juifs et, par capitalistes interposés, leurs bénéficiaires. « Les Juifs n'admettront jamais qu'on mette en péril le deutschmark. C'est la. monnaie des "réparations". »

Cessons ce jeu de citations. A vomir! Mais que faire? Toute société a ses sectes et ses délirants. Les châtier ne servirait à rien qu'à en multiplier l'espèce. Il en est de ces personnages comme des agents secrets de la police ou des espions. Une fois qu'on les a identifiés, mieux vaut les surveiller et les circonscrire. Si on les arrête ou les expulse, d'autres s'introduiront dans la place, qu'il sera moins facile de repérer. La répression judiciaire est une arme dangereuse et qui peut se retourner contre ceux qui la manient. Le procès intenté en 1978 à Faurisson par diverses associations antiracistes a abouti à un arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 26 avril 1983, qui a reconnu le sérieux du travail de Faurisson, ce qui est un comble, et ne l'a, en somme, condamné que pour avoir agi avec malveillance en résumant ses thèses en slogans. L'Allemagne a fait l'expérience d'une législation spécifiquement adaptée aux négateurs[134]. A connaître la masse des publications ouvertement ou discrètement révisionnistes qui paraissent dans ce pays, on n'a pas le sentiment d'une très grande efficacité. Le mépris est peut-être une arme plus sûre.

Je n'entends pas pour autant dire qu'on ne doit jamais se servir de l'arme judiciaire. Il existe une loi sur la diffamation et une loi visant les activités racistes En Californie, l'institut qui finance les activités révisionnistes avait proposé une somme de cinquante mille dollars à quiconque prouverait l'existence d'une chambre à gaz. Un citoyen, M. Mermelstein, qui avait vu disparaître une partie de sa famille à Auschwitz, releva le défi. Naturellement, les conditions d'administration de la preuve étaient telles que seul un mort aurait pu porter témoignage. La prime fut donc refusée pour insuffisance de preuves. Le candidat porta plainte, sa plainte fut accueillie, un arbitrage intervint sous le contrôle de la « Superior Court » de Los Angeles et l'Institute for Historical Review s'excusa auprès du plaignant et paya la somme promise[135]. Fort bien, à condition qu'on ne demande pas aux tribunaux de trancher un point d'histoire mais un point de droit. Car faire une telle demande serait accréditer l'idée qu'il existe deux écoles historiques et que l'une peut écraser l'autre. Or il n'existe pas deux écoles historiques, ou plus exactement il en existe beaucoup plus, et, à côté d'elles, ceux qui disent non et qui diront toujours non. « L'historien n'a pas à chercher à convaincre Faurisson si celui-ci "joue" à un autre genre de discours, où la conviction, c'est-à-dire l'obtention d'un consensus sur une réalité définie, n'est pas en jeu. Si l'historien persiste dans cette voie, il se trouvera en position de victime. » Tel est, selon J.-F. Lyotard, le différend[136]. Tout homme a la capacité de dire: non, à tous, et même de se gagner des disciples. Il est des formes héroïques de la négation, il en est des perverses.

Est-ce à dire qu'il faut capituler devant la négation, glisser peu à peu vers un monde où tout se vaut, l'historien et le faussaire, le fantasme et la réalité, le massacre et l'accident de voiture ?

Vingtième siècle, vieux bazar
Fiévreux et problématique[137].

Il faut certes prendre son parti de ce que ce monde comporte des Faurisson comme il comporte des maquereaux et des sociétés de films pornographiques. Mais il ne peut être question de lui laisser le terrain.

Il ne suffit pas dans cette affaire d'avoir globalement raison, il faut inlassablement travailler, c'est-à-dire établir les faits non pour ceux qui les connaissent et qui vont disparaître, mais pour ceux qui seront légitimement exigeants quant à la qualité de la preuve. Le travail archéologique était inutile en 1945 parce que les ruines fumaient encore et que les témoins criaient, il est devenu indispensable aujourd'hui[138].

Il faut aussi cesser de prêter le flanc aux réflexions non des révisionnistes dont l'opinion importe peu, mais tout simplement des honnêtes gens Aucun historien, certes, ne retient aujourd'hui le chiffre de 4 millions d'êtres humains disparus à Auschwitz. Parler d'un million de morts est une hypothèse raisonnable[139] et énorme. Mais il est vrai que le chiffre de 4 millions est partout affiché à Auschwitz par le soin des Polonais, et Claude Lanzmann a eu tort d'écrire que « les estimations les plus sérieuses tournent autour de trois millions et demi[140] ». Je le suis mieux quand il écrit: « Il faut voir et savoir, savoir et voir, indissolublement. C'est un déchirant travail[141]. » Savoir et voir, c'est aussi arracher à ceux qui la détiennent cette espèce de monopole de la mémoire qu'ils s'arrogent et qu'ils présentent au public des médias. Inutile de les nommer, chacun aura compris. Le reste...

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