© Michel Fingerhut 1996-8 ^  

 

Pierre Vidal-Naquet:
Qui sont les assassins de la mémoire?
in Réflexions sur le génocide. Les juifs, la mémoire et le présent, tome III
La Découverte 1995. ISBN 2-7071-2501-6
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions Pierre Vidal-Naquet et les éditions de La Découverte de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
Ce texte a été rédigé en 1992 en anglais pour une fondation israélienne. Il a été répété par la suite dans diverses universités américaines et françaises. Il a été publié, à partir de 1993, dans différents recueils ou revues français ou étrangers, en particulier dans la revue M (comme marxisme), sous une première forme. Entre-temps sont intervenus les accords d'Oslo, de Washington et du Caire. Sur le plan juridique, ces accords introduisent une novation radicale. Sur le plan pratique, on est encore loin du compte et la question reste ouverte de savoir si les autorités israéliennes veulent nouer avec les Palestiniens des relations égalitaires d'État à État, ou maintenir leurs sujets dans ce qu'on appellera, faute de mieux, un Bantoustan.

Dans un livre publié en 1968, Aspects of Antiquity, et qui fut traduit en français sous un titre moins austère: On a perdu la guerre de Troie [1], M.-I. Finley concluait en ces termes une étude sur les Juifs et la mort de Jésus: « Le passé mort n'enterre jamais ses morts. C'est le monde qu'il faut changer, non le passé. » On est pourtant tenté de compléter cette formule par celle, parallèle et complémentaire, de George Orwell : « Qui contrôle le passé contrôle aussi le présent » et, ajouterai-je, l'avenir.

Aucun régime, qu'il soit libéral ou totalitaire, n'a été indifférent au passé, bien que, naturellement, le contrôle sur le passé soit beaucoup plus strict dans une société totalitaire que dans une société libérale. Aucun régime, aucune société ne sont indifférents à la façon dont leur propre histoire ou ce qu'ils considèrent comme leur propre histoire est enseigné. Cela est vrai en Italie, comme cela est vrai en France, cela est vrai en Israël, comme cela est vrai en Russie.

J'ai pourtant donné comme titre à cet exposé: « Qui sont les assassins de la mémoire? » et non pas: « Qui sont les assassins de l'histoire?» Cette expression, « les assassins de la mémoire », n'est pas de moi. Je l'ai empruntée à Yosef Hayim Yerushalmi qui l'avait utilisée lors d'un colloque de Royaumont sur les fonctions de l'oubli. J'en ai fait, il est vrai, le titre d'un livre. Pourquoi ce titre? On a pu discuter récemment pour savoir s'il existait une mémoire collective. Je suis de ceux qui acceptent cette notion, contrairement, par exemple, à mon ami Pierre Sorlin[2]. Mais il est clair que la mémoire collective passe toujours par la mémoire individuelle. Ceux qui entendent nier l'existence même de la Shoah, et qui s'intitulent eux-mêmes les « révisionnistes » - on les appelle maintenant plutôt les négateurs -, cherchent à atteindre chacun d'entre nous, que nous ayons vécu la Shoah directement ou indirectement, et même, dirai-je, que nous soyons juifs ou non, dans sa mémoire individuelle.

Cette mémoire n'est, bien entendu, pas l'histoire, et quand nous aurons disparu, il ne restera plus que l'histoire. Mais l'histoire - c'est un point sur lequel je reviendrai - est faite aussi de l'entrelacement de nos mémoires et de la mémoire des témoins. En insistant sur la mémoire, j'insiste sur le fait que l'entreprise des négateurs cherche de toute évidence à atteindre chacun d'entre nous dans sa subjectivité.

L'histoire elle-même peut-elle être assassinée? Nous sommes habitués, dans la mesure où nous travaillons sur l'histoire moderne et contemporaine, à de gigantesques dossiers dont on imagine difficilement la disparition. Les Etats mêmes, qui, dans leur pratique politique, sont les plus grands organisateurs de mensonges et de tyrannies, sont aussi ceux qui conservent le mieux les dossiers qui permettent ensuite aux historiens de rétablir la vérité. On l'a vu hier pour les dossiers de l'Inquisition espagnole[3], on le voit aujourd'hui dans l'ex-Union soviétique pour l'affaire de Katyn.

Un historien de l'Antiquité sait pourtant que l'histoire est chose fragile. Comment raconterions-nous la Guerre des Juifs si nous n'avions pas Flavius Josèphe? Nous l'avons, mais le problème est simplement déplacé. Comment pouvons-nous raconter la guerre des Juifs avec cette source unique ou quasi unique, et dont l'impartialité n'est pas la vertu primordiale? Une des caractéristiques de l'histoire de la Destruction des Juifs en Europe, comme l'a appelée Raul Hilberg, est que la destruction de l'histoire a été entreprise en même temps que l'histoire elle-même.

Qu'est-ce que je veux dire par là? Essentiellement trois choses.

a) L'histoire de la destruction des Juifs et des Tziganes n'est pas quelque chose dont les nazis se sont vantés. En un sens, ils en étaient fiers, mais ils ont eu conscience que c'était quelque chose de tellement exceptionnel qu'ils devaient le dissimuler, non seulement aux victimes, dont le consentement était en somme sollicité, comme l'était, dans l'Antiquité, celui de la bête qu'on sacrifiait, afin que tout se passe dans l'ordre, non seulement vis-à-vis des peuples au milieu desquels vivaient les Juifs, soit comme étrangers, soit comme citoyens, mais vis-à-vis du peuple allemand et vis-à-vis d'eux-mêmes.

Le document peut-être le plus extraordinaire à ce sujet est sans doute le discours d'Himmler à Posen (Poznan), le 6 octobre 1943, discours prononcé devant les Reichsleiter et les Gauleiter, c'est-à-dire devant la haute aristocratie du parti. Himmler dit très directement qu'il a fallu prendre une décision radicale: « Dieses Volk von der Erde verschwindern zu lassen » (« Faire disparaître ce peuple de la terre »). Mais, ajoute-t-il, cette phrase si simple: « Die Juden müssen ausgerottet werden » (« Les Juifs doivent être éliminés ») est plus facile à prononcer qu'à mettre en pratique, avec le consentement de tous. Chaque Allemand n'a-t-il pas son bon Juif? Aussi a-t-il fallu faire les choses en secret, et, autant que possible, sans laisser de traces.

Les chambres à gaz, qui commencent à fonctionner à Auschwitz, pour les Juifs, au printemps de 1942, ont été à la fois l'arme du crime et l'instrument de la négation du crime. Il n'y a là aucun paradoxe, puisque les chambres à gaz sont un instrument de meurtre anonyme. Personne n'est responsable. Personne n'est un meurtrier. C'est la situation provoquée par Ulysse lorsqu'il prend le nom de Personne (Outis) et que le malheureux Polyphème crie que c'est Personne qui l'a aveuglé.

Qui est le meurtrier? Le médecin qui sélectionne, le Häftling qui dirige la foule des condamnés, le S.S. qui apporte à la chambre à gaz le Zyklon B ?

Personne n'est le bourreau, parce que tout le monde participe au meurtre, ce qui facilite toutes les dénégations.

b) A quoi s'ajoute la question du langage codé. Encore faut-il bien comprendre que, sous ce terme, se cachent deux réalités bien distinctes. La première est ce qu'Eichmann appelait l'Amstsprache. Eichmann disait lors de son procès qu'il n'avait appris qu'une langue: l'Amstsprache, et Hannah Arendt a brillamment commenté ce mot dans son livre: Eichmann à Jérusalem. Dans l'Amstsprache, les exécutions par chambre à gaz s'appellent: Sonderbehandlungen ou, plus simplement, SB, et comme SB (traitement spécial) peut signifier aussi logement dans un hôtel de luxe, comme l'a dit Kaltenbrunner, lors du procès de Nuremberg, cela permet aussi toutes les dénégations. Dans le même langage, la chambre à gaz s'appelle Leichenkeller (morgue) et il a fallu à Jean-Claude Pressac regarder de très près dans les documents du musée d'Auschwitz[4] pour découvrir que la Leichenkeller n'était autre que la Gazkammer, la chambre à gaz.

Mais, quand on parle de langage codé, on parle aussi d'autre chose, d'un langage témoignant d'une inversion des valeurs. Cela, l'historien athénien Thucydide l'avait perçu pendant la guerre du Péloponèse, et vous me permettrez de le citer: « On changea jusqu'au sens usuel des mots par rapport aux actes dans les justifications qu'on donnait. Une audace irréfléchie passa pour dévouement courageux à son parti, une prudence réservée pour lâcheté déguisée, la sagesse pour le masque de la couardise, l'intelligence en tout pour une inertie totale ; les impulsions précipitées furent comptées comme qualité virile et les délibérations circonstanciées comme un beau prétexte de dérobade... La plupart des hommes aiment mieux être appelés habiles en étant des canailles qu'être appelés des sots en étant honnêtes: de ceci, ils rougissent, de l'autre, ils s'enorgueillissent[5] »

Ce texte de Thucydide, je l'ai cité pour la première fois en 1962, en voulant commenter l'inversion des valeurs qui s'était produite dans l'armée française pendant la guerre d'Algérie, mais ce qui est peut-être plus remarquable est que, lisant récemment un récit écrit par le chef de l'orchestre d'Auschwitz, Simon Laks, j'ai constaté que, sans connaître Thucydide, il avait retrouvé presque les mêmes mots[6].

c) Il faut noter enfin que les installations criminelles elles-mêmes ont été systématiquement détruites par les nazis. Ce fut le cas, dès 1943, pour les centres de mise à mort de Belzec, Chelmno, Sobibor et Treblinka, ce fut le cas, en novembre 1944, pour Auschwitz, où il faut se livrer à une difficile entreprise archéologique pour rétablir dans son lieu la vérité historique. Quand la guerre fut terminée, tout était en place pour la destruction de la mémoire, tout, sauf précisément la mémoire des témoins, puisque nombre de ceux-ci avaient tout de même survécu et que les ruines fumaient encore.

Personne, ou presque personne, en 1945, ne pouvait nier sérieusement un crime, dont, paradoxalement, personne ne pouvait encore prendre l'exacte mesure. Les accusés de Nuremberg n'essayèrent pas sérieusement de nier l'évidence, chacun - à l'exception de Speer - essayant de nier sa propre responsabilité. Les nazis avaient tout prévu, sauf le caractère écrasant de leur défaite. Personne ne s'imaginait alors sérieusement que, dans leur défaite, ils avaient laissé une bombe à retardement qui s'appelle aujourd'hui révisionnisme ou négationnisme.

De ce phénomène étrange, essayons d'abord de tracer la géographie. Quand on va à Yad Vachem, à Jérusalem, et qu'on examine cette section de la documentation qui correspond à l'enfer (les livres pornographiques) de notre Bibliothèque nationale, on peut avoir le sentiment - par exemple en examinant les différentes éditions de la brochure de Richard Verrall, dit « Harwood », Did six Millions Really Die? ou de The Hoax of the XXth Century de Butz, ou encore les oeuvres diverses de Faurisson, Stäglich, Christophersen ou Carlo Mattogno - d'une entreprise intemationale. En fait, l'entreprise « révisionniste » a plusieurs visages qu'il faut savoir analyser. Il y a d'abord, bien sûr, les pervers individuels, tel ce « témoin de Jéhovah », Dietlieb Felderer, installé en Suède, et qui diffusait, il n'y a pas bien longtemps, une Jewish Information Letter, où l'on pouvait lire, par exemple:

« Please, accept this hair of a gassed victim », ou « This sample of Jewish fat » (« Veuillez, je vous prie, recevoir ces cheveux d'une victime gazée », ou « cet échantillon de graisse juive »).
Laissons ces paranoïaques individuels. Celui-là, du reste, semble s'être tu. Il y a, en tous les cas, longtemps que je n'ai pas eu de ses nouvelles.

Quels sont aujourd'hui les lieux par excellence du révisionnisme? Il y a d'abord, et pour des raisons évidentes, l'Allemagne. C'est le pays où ces livres ont la plus grande diffusion. Ils s'adressent à un public spécialisé: les héritiers ou les survivants des nazis ou des nationalistes d'extrême-droite qui, dans les années trente, ont été les alliés des nazis. Le « révisionnisme » peut là, selon les publics et selon les auteurs, prendre soit la forme d'une négation radicale: les nazis n'ont tué aucun Juif en tant que tel[7] (nul doute que, depuis la réunification de l'Allemagne, une fraction du peuple de l'ancienne RDA a donné un nouveau et très important public à ce type de spéculations) - il est remarquable qu'il n'y ait pas de « révisionnisme » pour les malades mentaux ou les Tsiganes ; soit des formes plus modérées: la mort des Juifs est un acte de guerre. Les Juifs ayant déclaré la guerre à Hitler, il est tout à fait normal qu'Hitler ait fait la guerre aux Juifs. La destruction du ghetto de Varsovie, par exemple, est la conséquence de l'insurrection, non sa cause. C'était la thèse de Himmler en personne.

Les lieux du révisionnisme

Ces publications très nombreuses, et qu'une loi d'interdiction ne semble pas avoir beaucoup gênées, débouchent rarement sur la grande presse et les débats parlementaires, même si tel lapsus du président du Bundestag fait parfois scandale. Ces publications ont donc un statut comparable à celui des films X ou de la presse pornographique. Il est rarissime en Allemagne que d'autres groupes que ceux de l'extrême-droite s'emparent de ces questions. C'est arrivé parfois avec les Grünen (les « Verts »).

Deuxième lieu important: les Etats-Unis et le Canada[8], parce que c'est là que se trouve l'argent. On donnera comme exemple le livre édité par Ernst Zündel, un canadien nazi: Did Six Millions Really Die? avec une préface de mon ancien camarade Robert Faurisson. C'est là aussi que l'on rencontre, sur la côte californienne, le Liberty Lobby de William Carto, qui finance les congrès révisionnistes de Los Angeles, et le Journal of Historical Review. Très classiquement, ce journal réunit dans une harmonieuse synthèse anticommunisme, antisémitisme, haine des Noirs, telle que la manifeste, par exemple, le Ku-Klux-Klan, haine des démocrates, enfin. Débordent-ils ailleurs que sur cette extrême-droite? Ils ont tenté de se faire prendre au sérieux en achetant les fichiers de l'American Historical Association, en faisant de la publicité dans les journaux étudiants (récemment par exemple à Cornell), et en mettant en avant des personnages comme Noam Chomsky, qui a accepté, il y a un peu plus de dix ans, de préfacer Robert Faurisson, tout en spécifiant qu'il ne l'avait pas lu[9]. Cela lui valut en Amérique beaucoup plus de réprobation que de gloire, y compris chez les plus ardents adeptes de la political correctness. Je ne crois pas au danger révisionniste en Amérique, pas plus d'ailleurs qu'en Australie, en dépit des efforts d'un homme comme John Bennett.

Troisième lieu: la France, et, dans une moindre mesure, la Belgique et l'Italie, où fonctionnent des personnages comme Carlo Mattogno ou Cesare Saletta, qui couvrent le champ ouvert entre le fascisme et l'ultra-gauche. Là s'est nouée une étrange alliance entre l'ultra-gauche et l'extrême-droite. Là on peut parler d'un danger réel, dans la mesure où, en France tout au moins, existe un parti politique qui rassemble toutes les variétés de l'extrême droite: à la fois Maurras, Hitler et le catholicisme traditionnaliste de feu Mgr Lefebvre, un parti politique qui pèse à peu près 15% de l'électorat, et ne cache pas, dans ses journaux, dans les déclarations de son leader Jean-Marie Le Pen, dans sa propagande, qu'il est du côté des assassins de la mémoire. Il a d'ailleurs des Juifs pour le soutenir. Ouvertement, il est plus antiarabe qu'antisémite, mais il a soutenu Saddam Hussein pendant la guerre du Golfe. En un sens, c'est bien là l'héritage de Vichy, mais d'un Vichy qui a reçu l'appui d'une fraction de l'ultra-gauche.

Comment expliquer cela? Tout tourne, en réalité, autour d'un personnage étrange, Paul Rassinier, interné à Buchenwald et à Dora, mort en 1967. Rassinier fut, dans sa jeunesse, communiste, puis socialiste ; il appartenait au courant pacifiste de la SFIO des années trente, d'où sa haine pour Léon Blum, chef de la tendance opposée et suspecté d'être antihitlérien, parce que juif. Rassinier, contrairement à Paul Faure et à d'autres anciens pacifistes, fut résistant, membre de Libération-Nord et déporté. Il réintégra les rangs socialistes et devint député de Belfort à la Première Constituante. Il est bien possible que dans ses activités « révisionnistes » il ait exprimé sa culpabilité de déporté constamment protégé, puisqu'il passa au Revier (infirmerie) la plus grande partie de sa déportation[10]. Ses héritiers spirituels sont une secte « marxiste », La Vieille Taupe, elle-même issue, par plusieurs intermédiaires, d'un groupe dissident du trotskisme, Socialisme ou Barbarie.

Quelle est l'analyse qui est derrière ces délires paranoïaques? On trouve, au centre, un thème déjà évident chez Rassinier : il n'y a aucune différence fondamentale entre la Première Guerre mondiale que chaque pays avait présentée comme la guerre du droit et la Seconde, qui vit l'alliance des démocraties libérales et du bolchevisme stalinien. Là, Rassinier retrouve les idées de l'historien américain Barnes, qui s'efforça, après 1918, de démontrer que les Américains avaient eu tort de s'engager dans la guerre contre l'Allemagne de Guillaume Il aux côtés de la France et de l'Angleterre.

S'agissant de la Seconde Guerre mondiale, le caractère absolument spécifique de l'Allemagne hitlérienne est nié et avec lui est nié par Rassinier, en France, et par Barnes et ses disciples américains, ce qui est le crime par excellence, les chambres à gaz hitlériennes.

C'est cette intuition de Rassinier qui a été développée par La Vieille Taupe, dans une perspective qui n'a cessé d'être la sienne: la révolution mondiale. Pour faire la révolution, il faut décharger la mémoire de l'hitlérisme de ce qu'il a eu de spécifique et montrer que l'Allemagne nazie, l'Occident libéral et bourgeois et l'URSS stalinienne ou bréjnevienne sont, quant au crime, sur le même niveau. L'Occident a les guerres coloniales, l'Allemagne la Gestapo et l'URSS le KGB, sans parler des camps que l'on retrouve partout. Une fois les illusions dissipées, la place sera libre pour la vraie révolution, celle qui mettra fin à l'exploitation de l'homme par l'homme.

Pour démontrer cette thèse, les gens de La Vieille Taupe se sont appuyés sur les écrits minutieux d'un maniaque du scandale et de l'antisémitisme: Robert Faurisson, celui-là même qui a préfacé le livre sur le procès Zündel.

Puis-je ajouter que le révisionnisme au sujet des chambres à gaz n'est pas le seul. Une étrange activité s'est développée récemment en France. Il devient à la mode dans certains milieux d'écrire que le chef de la résistance française, Jean Moulin, envoyé par de Gaulle en métropole en janvier 1942, était depuis le début des années trente un agent soviétique. Il n'en existe bien sûr aucune preuve, mais cela n'empêche rien. Sans doute découvrira-t-on bientôt que le seul véritable patriote français pendant la Seconde Guerre mondiale était le maréchal Pétain, aidé peut-être par le général Giraud[11].

Disons encore un mot des ex-pays communistes. Ce qui a caractérisé ces pays durant la phase communiste de leur histoire n'est pas le « révisionnisme ». Celui-ci fut toujours interdit. Au contraire, parmi les publications les plus documentées sur le grand massacre, certaines viennent de Hongrie, et surtout de Pologne. En URSS même, le massacre des Juifs n'est qu'un aspect, mineur, des massacres hitlériens dont ont été victimes, suivant la terminologie soviétique « les Russes, les Ukrainiens et autres nationalités paisibles de i'URSS ». L'historiographie soviétique ne nie pas Auschwitz ou Treblinka, elle aurait même tendance à gonfler les chiffres, mais elle en gomme la dimension juive. De même, en Pologne, Auschwitz est d'abord présenté comme un camp pour Polonais. Il est aisé de prévoir qu'avec le développement des nationalismes rivaux on va voir ressurgir une thèse qui est déjà celle d'un groupe comme Pamyat: les vrais criminels de la Seconde Guerre mondiale sont les Juifs. On lisait déjà cela dans divers livres ou brochures émanant de l'émigration hongroise, ceux qui publient, par exemple, un pamphlet intitulé: Kissinger Soviet Agent ou un livre comme The World Conquerors de Marschalko[12].

Reste à dire quelques mots d'un dernier lieu géographique, le Moyen-Orient, où Israël est aux prises avec le monde arabe. Que ce conflit ait contribué à développer les formes les plus variées de l'antisémitisme était aisément prévisible, même si cet antisémitisme peut être présenté comme ce que Maxime Rodinson appelle un « racisme de guerre [13] ». Les plus violents, dans ce domaine, ceux qui ont systématiquement traduit et republié les Protocoles des sages de Sion ne sont pas les plus belliqueux, puisqu'il s'agit principalement des idéologues de l'Arabie Saoudite, alliée de l'Amérique. Le point intéressant est l'attitude des Palestiniens. Il me semble que ceux-ci sont attirés par deux attitudes extrêmes: l'une est la négation pure et simple de la Shoah, dont il y a divers exemples dans la littérature palestinienne ; l'autre est l'identification de leur propre destin à celui du peuple juif. Tout le monde a pu remarquer, par exemple, que la Déclaration d'indépendance des Palestiniens en novembre 1988 était calquée sur la Déclaration d'indépendance d'Israël en 1948. C'est dans cet esprit qu'il arrive aux dirigeants palestiniens de dire que la Shoah, ils savent ce que c'est, puisque c'est ce qu'ils subissent au quotidien. J'ai entendu M. Arafat dire cela, en 1989, à un groupe d'intellectuels, dont je faisais partie. J'ai protesté dans un article que publia Le Monde. Je dois à la vérité de dire que la Revue d'études palestiniennes a reproduit intégralement ma protestation et que cette même revue a rendu compte avec sympathie de mon livre Les Assassins de la mémoire[14].

J'en ai maintenant terminé avec ce tour du monde de la négation et puis maintenant passer à un stade un peu plus réflexif de cet exposé.

Sur le plan proprement scientifique, il va sans dire que l'apport du pseudo-révisionnisme à la connaissance de ces événements sinistres est égal à zéro. Il en résulte qu'il n'est pas et ne sera jamais question d'une discussion scientifique avec ces personnes. Quand Chomsky a signé une pétition affirmant au sujet de Robert Faurisson que « ce professeur respecté de littérature française du xxe siècle et de critique documentaire... a mené une enquête historique approfondie et indépendante sur la question de l'holocauste », c'est à ce moment qu'il a commis une sorte de péché contre la vérité et la science. Aucun des « révisionnistes » n'a jamais conduit une enquête historique. Il est d'ailleurs frappant de voir qu'aucun de ces messieurs n'est un historien de métier: Stäglich est un magistrat, Butz un professeur d'informatique, Faurisson un professeur de littérature. Je dois avouer que j'ignore la profession de Carlo Mattogno qui représente l'Italie dans cette petite bande abjecte. Aucun, à ma connaissance, n'a la moindre formation historique. Pour l'honneur de notre profession il est bon que cela soit rappelé.

S'agissant de domaines moins brûlants, il n'est pas inutile de rappeler que les négateurs ont des prédécesseurs. L'exemple le plus amusant est, peut-être, celui d'un très célèbre érudit de la fin du XVIIe siècle et du début du XVIIIe siècle, le R. P. Hardouin (1646-1742), qui expliqua qu'à de rarissimes exceptions près, toute la littérature grecque, latine et patristique était composée de faux fabriqués aux XIVe siècle par des moines hérétiques. Si Calvin et Luther, par exemple, et, après eux, le mouvement janséniste, ont pu faire usage de saint Augustin, c'est parce que les oeuvres de saint Augustin étaient autant de faux. Quant au reste de la littérature ancienne, Hardouin la divisait en deux groupes, les textes qui étaient authentiques et bons, par exemple les Géorgiques de Virgile, et ceux qui étaient authentiques et pervers, par exemple l'oeuvre de Flavius Josèphe.

Mais suffit-il d'opposer en bloc le vrai et le faux pour que la question posée par le « révisionnisme » soit considérée comme réglée? Les faits historiques ne sont pas des choses ; ils vivent et se transforment avec le mouvement historique lui-même.

Une première question d'abord: pourquoi le « révisionnisme », cette nouvelle forme qu'a pris le vieil antisémitisme a-t-il fait tout à coup son apparition à la première page des journaux, en tous les cas en France, à la fin des années soixante-dix? Certes, il est clair que la prise de conscience, par les historiens eux-mêmes, de la spécificité du judéocide à l'intérieur de la Seconde Guerre mondiale n'a pas été immédiate du tout. Au point de départ, je veux dire à l'époque du procès de Nuremberg, on ne peut parler d'une conscience générale de ce qu'avait été la Shoah. Celle-ci était noyée dans l'ensemble des crimes du nazisme. Quand Chaïm Weizmann voulut faire entendre une voix juive à la barre de ce procès, il lui fut répondu que c'était inutile et que les juges avaient bien assez de matériel sur ce sujet. La guerre contre les Juifs est passée de la périphérie au centre de la réflexion sur la Seconde Guerre mondiale[15] après une longue période d'incubation.

Il suffit, par exemple, de remarquer ceci: le symbole de la déportation, dans un pays comme le mien dans les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, était, pour les hommes, Buchenwald ou Dachau, pour les femmes, Ravensbrück. La raison en est évidente. C'était de Buchenwald, de Dachau et de Ravensbrück qu'étaient revenus, en 1945, le maximum de survivants. Or, ces camps, à l'exception de Ravensbrück, n'avaient pas de chambres à gaz et la chambre à gaz de Ravensbrück elle-même n'a joué qu'un rôle relativement marginal dans l'histoire du camp. Il faut même ajouter qu'il y a eu comme une « migration du récit » entre Auschwitz et Buchenwald, comme il y avait eu une migration des hommes en janvier-février 1945 entre ces deux camps. C'est ainsi que certains témoignages attestèrent l'existence d'une chambre à gaz à Buchenwald, chambre à gaz purement imaginaire et ce conte a, bien entendu, été exploité par Rassinier, puis par Faurisson.

Si Auschwitz a, ensuite, pris le relais dans la conscience des Européens, c'est, bien entendu, parce que c'est à Auschwitz que les installations d'extermination fonctionnèrent de la façon la plus durable, mais c'est aussi parce qu'il est revenu beaucoup plus de survivants d'Auschwitz que des centres de mise à mort: Belzec, Chelmno, Sobibor, Treblinka. Auschwitz était un camp mixte, camp d'extermination, camp de concentration, camp-usine. Si l'on excepte les très rares survivants des Sonderkommandos, les survivants d'Auschwitz qui ont témoigné pour l'histoire nous renseignent moins sur la mort que sur la vie à Auschwitz. Tel est le cas, par exemple, de celui qui, à mon avis, a été le plus remarquable peintre des relations humaines à Auschwitz, Primo Levi. Il n'est d'ailleurs pas mauvais de rappeler qu'il a eu quelque difficulté à publier le premier de ses livres, Se questo è un uomo. Primo Levi était un chimiste italien, qui fut employé comme chimiste-esclave à Auschwitz III-Monowitz. Son témoignage sur l'extermination de ses compagnons de voyage tient en quelques lignes. Peut-être verrons-nous un jour une nouvelle migration du récit d'Auschwitz vers Belzec ou Treblinka?

Si je prends maintenant ma propre expérience de fils de deux Français juifs qui trouvèrent la mort à Auschwitz, je dirai que pendant plusieurs années, je n'ai pas fait de vraie distinction entre camps de concentration et camps d'extermination. Le premier livre qui m'ait vraiment appris ce qu'était le camp d'Auschwitz fut La Nuit, d'Elie Wiesel, livre publié en 1958 aux Éditions de Minuit. J'avais déjà vingt-huit ans. Il se trouve que je déteste l'oeuvre d'Elie Wiesel, à la seule exception de ce livre. C'était pour moi une raison supplémentaire de le mentionner. Huit ans plus tard était publié chez Fayard, à grand lancement et à grand scandale le livre exécrable de Jean-François Steiner, Treblinka, et c'est pourtant ce livre qui m'a fait comprendre ce qu'était un camp de pure extermination. La formation d'un historien ne se fait pas seulement à coup d'études documentées. Même dans l'oeuvre d'un historien et, naturellement, dans sa vie, il y a une part d'irrationnel. Quand je parle du mouvement de la conscience historique, je ne puis raisonner comme si l'histoire de la destruction des Juifs en Europe avait constamment progressé depuis le simple recueil de témoignages et de documents jusqu'à l'élaboration scientifique telle qu'on la trouve dans la demière édition du livre de Hilberg. Cela serait une vue archisimpliste de l'évolution de l'historiographie. La notion de progrès doit être mise en question dans l'étude de l'historiographie comme elle doit être mise en question dans l'étude de l'histoire. Un livre comme The Holocaust, de Martin Gilbert [16], chronique plutôt qu'histoire, peut être utile, mais, comme cela a été souvent souligné, il marque une énorme régression par rapport à des livres très antérieurs, y compris à des livres ou à des recueils de documents écrits sur le terrain. Comme l'écrit Arno Mayer: « Aucun recueil de souvenirs, aucune oeuvre littéraire, aucune analyse historique n'atteindra jamais la précision et la pénétration qui distingue des ouvrages comme la Chronique du ghetto de Varsovie d'Emmanuel Ringelblum, le Journal du ghetto de Varsovie d'Adam Czerniakow ou la Chronique du ghetto de Lodz, 1941-1944, qui est une oeuvre collective. Ces trois chroniques de première main, écrites à l'intérieur des cités des mourants et des morts, sont d'une conception résolument modeme par la façon dont leurs auteurs établissent les faits, la chronologie, le contexte historique et décrivent la dynamique de la collaboration et de la résistance dans des conduites d'extrême impuissance. Chose plus remarquable encore, ces chroniques enregistrent l'impact qu'eut sur la vie quotidienne et le destin des ghettos le cours de l'histoire mondiale, et en particulier, celui de la guerre[17]. »

L'extermination des Juifs, ce que beaucoup d'historiens ont tendance à oublier, se déroulait, en effet, non pas en marge de la Seconde Guerre mondiale, mais au coeur de celle-ci. En revanche, l'historiographie de cette extermination s'est développée, elle, pendant les décennies qui ont suivi, c'est-à-dire, en gros, pendant la guerre froide, et, naturellement, sans être épargnée par le mouvement de l'histoire elle-même. Cela peut être dit de toute entreprise historique, même lorsqu'elle porte sur un passé très lointain comme la Grèce ancienne, qui est mon domaine scientifique propre ; à plus forte raison est-ce vrai pour des événements aussi près de nous que ne l'est la Shoah.

Raul Hilberg, qui est tout le contraire d'un « révisionniste », a dit un jour que ces canailles pouvaient être utiles dans la mesure où ils obligent les historiens de métier à exercer un sérieux contrôle sur leurs méthodes et leurs résultats. Est-ce vrai? Pouvons-nous dire qu'il y a des failles dans l'historiographie de la Shoah, des failles qui peuvent expliquer le très relatif succès des négateurs parmi des personnes qui ne sont pas toutes des gangsters?

La réponse est positive et je vais essayer d'expliquer pourquoi.

a) L'histoire peut, parfois, être hypercritique. C'est le cas, par exemple, de certaines pages du livre d'Arno Mayer, La Solution finale dans l'histoire. Le plus souvent, pourtant, l'histoire de la Shoah a été hypocritique. En particulier, bien des historiens ne se sont pas montrés suffisamment critiques quant à la valeur de leurs sources. En disant cela, je ne suis pas en train de suggérer que nous devrions supprimer des archives de la Shoah tout ce qui nous a été donné, oralement, par les témoins. Je pense même que nous n'avons pas encore assez exploité ce type de documents et que l'historien se doit de devenir un disciple de Marcel Proust, dans la mesure où la mémoire est inscrite, elle aussi, dans l'histoire. Mais la mémoire n'est pas nécessairement mémoire du vrai et nous avons à donner sa place et son importance à la fabulation. La mémoire doit être examinée en tant que telle. Nous avons beaucoup à apprendre d'elle, beaucoup de « faits », bien sûr, mais pas uniquement des faits. Je dirais volontiers que l'historiographie de la Shoah comporte deux chefs-d'oeuvre. La Destruction des Juifs en Europe, d'une part, livre qui repose dans sa quasi-totalité sur des documents écrits et des archives administratives, et Shoah, de Claude Lanzmann, un film qui est une oeuvre d'art et s'appuie exclusivement sur la mémoire vivante des témoins. Les faits sont, je pense, exacts, mais ils sont vus à travers l'écran de la mémoire, et c'est dans cette direction que doit s'orienter l'historien d'aujourd'hui.

b) La Shoah fait partie de l'histoire des Juifs. Ceux qui le nient en disant, comme le fait, par exemple, un homme que j'admire infiniment, le professeur Y. Leibowitz de l'Université hébraïque de Jérusalem, que cette histoire conceme uniquement les Goyim (« non-Juifs ») se trompent parce qu'ils oublient le vécu de l'histoire. Or, il existe aujourd'hui un État juif, qui assurément n'est pas né d'Auschwitz, mais dont l'existence même a quelque rapport avec cette tragédie de la Seconde Guerre mondiale. Cet Etat juif est en guerre non avec les nazis, mais avec les Arabes palestiniens, que beaucoup d'Israéliens appellent les « Arabes d'Eretz Israël ». Beaucoup d'hommes politiques responsables d'Israël - cela était vrai dans le gouvernement du Likoud, mais n'a pas disparu, je pense, avec le retour du parti travailliste au pouvoir et même après la reconnaissance mutuelle entre Israël et l'OLP - et avec eux beaucoup d'éducateurs estiment que la guerre actuelle est la continuation du génocide et qu'Arafat est un pseudonyme nouveau d'Adolf Hitler, lequel s'appela aussi Nasser pendant les années cinquante et soixante.

Si une pierre jetée par un garçon ou une fille des territoires occupés, si une balle tirée par un guérillero palestinien, si même une bombe jetée sur un bus par un terroriste palestinien est la continuation du génocide, le résultat immanquable de ce type d'affirmation est que certains de ceux qui estiment que les Palestiniens ont de bonnes raisons de se rebeller penseront tout naturellement que la Shoah elle-même n'a pas été la terrifiante tragédie que nous connaissons. Ceux qui, en Israël ou ailleurs, font un usage politique de la Shoah prennent le risque de faire de celle-ci non une vérité historique, mais une « vérité politique», comme le dit la secte des négateurs, c'est-à-dire quelque chose qui peut être annihilé par un raisonnement plus approfondi.

Je ne suis pas en train de suggérer que la Shoah appartient aux historiens, et aux historiens seulement. Un homme politique français a dit un jour que la guerre est quelque chose de trop difficile pour être confiée aux seuls militaires. La Shoah est une partie de la mémoire vivante des Juifs, et ceci va durer encore pendant quelques décennies. Mais rien n'est éternel, et les homme; politiques devraient le savoir et réfléchir avant de se risquer à faire un usage politique du génocide hitlérien. Combien d'lsraéliens me l'ont dit en privé. Combien d'autres l'ont dit en public, comme le journaliste Boaz Evron ou le professeur Yehashayu Leibowitz. Ce dernier s'est exprimé, par exemple, dans le film réalisé par le cinéaste israélien Eyal Sivan, Izkor, les esclaves de la mémoire. Que montre ce film? Rien d'autre, en définitive, que ce qu'a montré Yosef Yerushalmi dans son livre Zakhor[18]: nous ne devons pas être les esclaves de la mémoire. En Israël, tout se passe comme si un lien étroit s'était établi entre la fête de Pâques (Pessah), le jour de la Shoah (Yom ha-Shoah) et le jour de l'Indépendance (Yom Hatzmaout). Ce lien est, semble-t-il, très fermement serré sur le système éducatif. S'il en est bien ainsi, et j'ai tout lieu de le craindre, je ne pense pas seulement que c'est politiquement dangereux, j'estime que c'est historiquement dangereux.

L'histoire n'est pas une religion. La vérité d'Auschwitz n'est pas une vérité religieuse, que le Seigneur Dieu ait été présent ou non. Auschwitz et Treblinka appartiennent à une série de faits historiques, non à une vérité religieuse. Ils doivent être étudiés comme on étudie des faits historiques, ce qui implique des méthodes critiques comparables à celles qu'utilisent tous les jours les historiens de la Révolution française. Il est, par exemple, absurde de parler comme le faisaient les Polonais jusqu'à une date récente de quatre millions de victimes à Auschwitz, ou même, comme le fait Claude Lanzmann[19] de trois millions. Si l'on pense, comme Raul Hilberg, que le nombre des victimes du génocide est d'un peu plus de cinq millions de personnes et non de six millions, il faut accepter cette conclusion comme nous le ferions pour n'importe quel épisode historique. Et nous devons accepter aussi de comparer Auschwitz et Treblinka avec d'autres grands massacres de l'histoire ancienne ou récente, avec le massacre des Arméniens, par exemple, en 1915, ou avec le massacre des Indiens d'Amérique, après l'événement que nous avons commémoré en 1992. Nous devons même accepter le fait qu'Auschwitz et Treblinka n'ont pas la même signification historique pour les Juifs, les Européens, les Américains, d'une part, et pour les peuples d'Asie, d'Amérique latine ou d'Afrique noire de l'autre. J'ai dit: pas la même signification, je n'ai pas dit: pas de signification du tout. Je ne suis pas en train de plaider pour l'ignorance ou la négation de la Shoah au nom de ce qui est politically correct.

Le Shoah business

Mais il y a quelque chose de pire que l'utilisation politique ou religieuse de la Shoah et c'est ce qu'on pourrait appeler le Shoah business. Bien sûr, personne ne peut l'empêcher. Lors d'un de mes voyages en Israël, j'ai trouvé des dépliants touristiques sur la « grotte de l'Holocauste » (Holocaust Cave) sur le mont Sion. Cela est pire que tout et je ne sais comment qualifier cet effroyable mélange d'histoire, de commerce, de religion et de politique. Bien sûr, on pourrait m'objecter qu'il existe un Napoléon business, et cela ne conduit personne à faire de Napoléon un mythe solaire comme l'avaient proposé au XIXe siècle quelques disciples irrévérencieux de Max Müller. Mais supposons que la Corse devienne une grande puissance de la Méditerranée occidentale. Supposons que, au nom de Napoléon, elle constitue un mini-empire dans le sud de la France, le nord-ouest de l'Italie et le nord de l'Espagne. Inévitablement, il y aura un petit groupe de fous qui expliqueront que Napoléon n'a jamais existé et que l'empire corse, prétendûment napoléonien, ne repose sur aucune base historique sérieuse. C'est exactement ainsi qu'a raisonné un éminent professeur de Beyrouth, M. Kemal Salibi, qui a essayé de prouver que le pays de la Bible se trouve aujourd'hui en Arabie Saoudite[20].

J'en arrive maintenant à la fin de cet exposé. Une demière question: que devons-nous faire de ces gens? Comment pouvons-nous nous en débarrasser? Pouvons-nous faire un bon usage des négateurs, comme l'a suggéré Raul Hilberg? N'ai-je pas, moi-même, écrit un essai sur Flavius Josèphe intitulé Du bon usage de la trahison? Les « révisionnistes » sont une secte, au sens religieux du mot, je veux dire au sens où Max Weber opposait la secte à l'Eglise. Quand je parle de secte, je ne songe pas à les comparer à une de ces sectes qui se partagent le quartier de Mea Shearim, à Jérusalem. Ils ont pourtant, effectivement, certains des traits de la secte religieuse. Certes, nombre d'entre eux sont de pures et cyniques canailles, mais certains d'entre eux croient réellement à ce qu'ils disent. La grande majorité d'entre eux sont des antisémites, selon les différentes acceptions de ce terme, mais tous ne le sont pas.

Bien entendu, comme je l'ai déjà dit, il ne peut être question de discuter avec eux. Un astronome discute-t-il avec un astrologue ou avec une personne qui affirme que la lune est faite de fromage de Roquefort? Mais devons-nous les persécuter au nom de la vérité? Je ne le crois pas, en dépit des législations qui ont été adoptées contre eux en Allemagne et en France. La persécution, et même, tout ce qui ressemble à de la persécution, engendre les martyrs, et nous n'avons pas le moindre intérêt à faire de ces gens des martyrs. Je ne suis nullement contre les poursuites pour diffamation quand il s'agit de mensonges dirigés contre les personnes ou les institutions, mais je suis résolument hostile à l'idée d'imposer la vérité historique par la loi. Quand, en 1990, le Parlement français vota une telle loi, elle eut contre elle l'unanimité des historiens. Si l'histoire du communisme et de la Vérité d'État ou de parti a quelque chose à nous enseigner, c'est qu'aucune vérité historique ne peut reposer sur l'appareil d'Etat - cet Etat fût-il libéral - pour être considérée comme la Vérité. Si la vérité n'a aucun besoin de la police ou des tribunaux, elle a assurément besoin des historiens. Il existe, ici ou là, en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, en France, en Italie et, naturellement, en Israël, des équipes historiques qui ont accompli un travail admirable.

Je dois pourtant insister sur deux points qui me paraissent essentiels.

Y aura-t-il un jour où des personnes comme Butz ou Faurisson apparaîtront comme des farceurs aussi innocents que les gens qui, encore aujourd'hui, cherchent à localiser l'Atlantide? Ni mes lecteurs, ni mes auditeurs d'aujourd'hui ne vivront assez longtemps pour connaître ce temps. Mais un jour peut-être...

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