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Pierre Vidal-Naquet:
Analyse des relais dont disposent les négationnistes
Entretien avec François Bonnet et Nicolas Weill in Le Monde daté du 4 mai 1996, © Le Monde
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Nous remercions le journal Le Monde de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
Dans un entretien au « Monde », l'historien, auteur des Assassins de la mémoire, revient sur la polémique déclenchée par le soutien de l'abbé Pierre à Roger Garaudy. « Des verrous ont sauté au moment où l'extrême droite a eu 15% des voix », estime-t-il.
L'historien Pierre Vidal-Naquet a été l'un des premiers à considérer que, face aux thèses des négationnistes, exposées à la fin des années 70, il convenait, sans débattre avec eux, d'allumer des contre-feux. Tel est l'objectif assigné aux Assassins de la mémoire (éditions La Découverte, 1987), recueil d'articles sur la question de la négation de la Shoah. Né en 1930, Pierre Vidal-Naquet est, depuis 1969, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et dirige le laboratoire Centre Louis Gernet de recherches comparées sur les sociétés anciennes. Ce spécialiste de la Grèce ancienne a été très engagé dans la lutte contre la torture à l'époque de la guerre d'Algérie. Il a publié l'année dernière, en coédition au Seuil et à La Découverte, le tome 1 de ses mémoires (La Brisure et l'Attente). Son dernier livre s'appelle Réflexions sur le génocide, publié à La Découverte en 1995.

Comment analysez-vous la situation du négationnisme aujourd'hui, après les déclarations de l'abbé Pierre soutenant Roger Garaudy ?

Un mot d'abord, sur Roger Garaudy. Voila un homme, agrégé de philosophie qui s'est converti de façon multiple, d'abord au protestantisme, puis au communisme, puis au catholicisme, puis à l'Islam. Ce n'est donc pas exactement un exemple de stabilité intellectuelle. Deuxièmement, il a toujours travaillé de façon extraordinairement légère. Pour oser soutenir une thèse sur « La liberté à l'université de Moscou, sous Staline », il faut quand même avoir une sacrée dose ! En fait, Roger Garaudy ne travaille pas, n'a jamais travaillé. Son livre « Les sources françaises du socialisme scientifique » est un pillage d'autres travaux. Il a toujours été ce qu'on appellera en termes modérés un emprunteur de textes. Dans cet ouvrage négationniste, on lit des choses incroyables. Il confond, par exemple, Roosevelt et Eisenhower. Il cite les Diaries de Herzl et, dans la même page, le Tagebuch, c'est-à-dire le même livre, mais une édition anglaise dans un cas, une édition allemande dans l'autre ! Il confond le procès Eichmann, en 1961, et le procès Kastner, qui date de 1953... il confond le nombre de morts d'Auschwitz et le nombre de morts de la Shoah.
C'est un livre accablant, fait de contresens historiques effrayants. Pas un mot dans le livre sur ce fait capital : la sélection des déportés sur la rampe d'Auschwitz.

Malgré tout, voyez-vous une cohérence dans son itinéraire intellectuel ?

Une cohérence dans l'incohérence, oui. Il a toujours été un spécialiste du n'importe quoi !

Au-delà du livre de M. Garaudy, que pensez-vous de cette nouvelle éruption de négationnisme qui, après Robert Faurisson à la fin des années 70, continue malgré tout ?

C'est le problème de la secte que Weber opposait avec raison à l'Eglise. Nous avons une secte pratiquement religieuse. Et justement Roger Garaudy est un esprit religieux. C'est sa seule constante : il est profondément religieux dans son adhésion au marxisme comme à l'Islam. Les sectes religieuses ne disparaissent pas comme ça... Les révisionnistes et les négationnistes français existent depuis les années 50. Ils ont une spécificité, qui les distingue des italiens ou des Américains : leur filiation n'est pas d'extrême droite. Leur public, ceux qui les entendent et les suivent, est celui de Le Pen, pour appeler les choses par leur nom. Mais les intellectuels qui fournissent à ce public des denrées viennent en fait de l'ultra-gauche. Rassinier, cet ancien député socialiste devenu le père du révisionnisme, a fait, dans les années 50, le pont entre l'extrême droite et l'ultra-gauche.

L'écho que donne l'abbé Pierre à ces thèses n'en fait-il pas autre chose qu'un phénomène de secte ?

Bien sûr, l'effet de masse est certain. Mais cela est vrai depuis le « détail » de Le Pen. Dans la mesure où un parti comme le Front National réunit 15% des électeurs et reprend sotto vocce ces thèses, il est évident que ce n'est plus de l'ordre de la secte. Le groupe des révisionnistes proprement dit reste exactement le même. Mais l'écho est différent. Que l'abbé Pierre s'acoquine avec ces gens-là est absolument lamentable.

Certains ont vu dans cette prise la résurgence d'un vieux fond antijuif dans la culture catholique ?

Il faut distinguer les choses. Que l'Eglise soit contre le judaïsme religieux, c'est tout à fait normal. Ce qui est grave dans le texte de l'abbé Pierre, c'est quand il parle de la Shoah de Josué. C'est abominable. Bien entendu, les textes sur Josué sont effrayants, mais ce sont des textes qui sont absolument courants dans la littérature de l'époque. Si vous prenez inversement la stèle de Mesha, roi de Moab, qui est au Louvre, vous avez les mêmes appels à l'extermination du voisin... On est donc dans cet univers-là. Alors parler de la Shoah à ce sujet est extrêmement grave.

La société française est-elle plus prête aujourd'hui qu'il y a vingt ans à entendre ce genre de thèses ?

Des verrous ont sauté au moment où l'extrême droite a eu 15% des voix. S'il n'y avait pas eu ce fait-là, je crois que le livre de Garaudy et la prise de position de l'abbé Pierre auraient été à peine remarqués. Mais je pense qu'un autre facteur pèse, celui d'une certaine lassitude de la société française envers une historiographie qui s'est trop concentrée sur la Shoah. Il y a en somme, trois périodes. Une première, où l'on ne s'est pas intéressé du tout à la déportation juive : à la Libération, les déportés étaient une seule et même catégorie. Cela a duré une quinzaine d'années. Ensuite, on s'est intéressé au caractère absolument spécifique de la déportation juive. Aujourd'hui, à mon avis fort heureusement, on reconsidère aussi l'autre déportation. Il y a eu une sacralisation de la Shoah, et cela me semble extraordinairement dangereux. La Shoah n'est pas une affaire de culte. Elle n'a pas à s'adapter aux variations de la politique israélienne. Il faut que les historiens travaillent et continuent à travailler.

Pensez-vous que l'historiographie française a fait son travail sur le sujet ?

L'historiographie française est restée longtemps médiocre, pour deux raisons. La première, c'est le syndrome de Vichy, qui commence à être levé depuis les déclarations du président de la République. Ensuite, en France, nous avons toujours une sorte de panique devant l'histoire contemporaine. Même les travaux, pour la plupart excellents, de l'Institut d'histoire du temps présent n'ont pas complètement pu la dissiper.

Cette faiblesse a-t-elle laissé le champ libre aux négationnistes?

Sans le moindre doute. Encore qu'en Allemagne ou aux Etats-Unis, où il n'y a pas cette faiblesse de l'historiographie, le négationnisme a prospéré. Mais en France il a pu plus aisément se développer.

A-t-il une plus grande audience aujourd'hui ?

Intellectuellement non, c'est mort. Mais politiquement et socialement, grâce au relais que donnent à ce genre de théories aussi bien Le Pen que l'abbé Pierre, c'est effectivement en poussée. Cela traduit peut-être une sorte d'inconscient de la société française. N'y a-t-il pas dans notre société française une vieille tradition qui empêche de mesurer la profondeur de cette histoire ? Je crains que la prise de position de l'abbé Pierre ouvre les vannes d'une poussée antisémite.

La demande de l'abbé Pierre d'un colloque d'historiens ne risque-t-elle pas d'introduire le négationnisme dans le débat public ?

Bien sûr, et cela, je le refuse de la façon la plus absolue. Le jour où l'on accepte un de ces messieurs dans un débat public à la télévision ou dans un colloque d'historiens, ils ont gagné la partie. Ils sont considérés comme une école. Il faut le leur refuser impitoyablement.

Êtes-vous favorable à la loi Gayssot, qui permet de condamner des personnes pour « négationnisme de crimes contre l'humanité » ?

J'ai toujours été absolument contre cette loi, avec d'ailleurs la grande majorité des historiens. Elle risque de nous ramener aux vérités d'État et de transformer des zéros intellectuels en martyrs. L'expérience soviétique a montré où menaient les vérités d'État. La loi de 1972 contre le racisme suffit amplement.

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