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Nicolas Weill:
La Shoah, la mémoire et les historiens
In Le Monde daté des 5-6 mai 1996, © Le Monde
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Avec la disparition de ceux qui en ont été les contemporains, le génocide des juifs par les nazis quitte inexorablement le monde des tribunaux, de la littérature, de la réflexion métaphysique ou religieuse pour celui de la recherche.

Au milieu des années 80, l'historien canadien Michael Marrus constatait que le champ de la recherche sur la Shoah était d'ores et déjà devenu trop vaste pour qu'un seul individu puisse prétendre le maîtriser. A cette époque, une bibliographie sélective recensait déjà deux mille ouvrages, en toutes les langues, et plus de dix mille publications, rien que sur Auschwitz.

Pendant les quinze années qui suivent la deuxième guerre mondiale, les historiens du génocide des juifs ont travaillé dans une certaine solitude. L'attention et l'intérêt public ne datent guère que du procès Eichmann, en 1961. En France, le négationnisme, dès les années 50 fleurit sur cette ignorance. Certains historiens, pourtant, n'avaient pas attendu la fin du conflit pour passer au stade de l'analyse. Ainsi Franz Neumann, aux États-Unis, décrit, dès 1942, le système chaotique du IIIe Reich, et c'est lui qui sera l'inspirateur de Hilberg. Même au seuil de l'anéantissement, des historiens juifs ont tenu à décrire ce qu'ils subissaient en recourant à des méthodes de professionnels : Simon Doubnov par exemple, dont les notes sur le ghetto de Riga n'ont pas été retrouvées à ce jour, ou Emmanuel Ringelblum, historien du judaïsme polonais, avec son Journal du Ghetto de Varsovie.

Longtemps, le Bréviaire de la Haine, de Léon Poliakov, publié au début des années 50, a fait figure de somme jusqu'à ce que paraisse aux Etats-Unis, en 1961, le livre de Raul Hilberg, lequel exploitait pour la première fois les sources archivistiques allemandes. Depuis, sa Destruction des Juifs d'Europe (Fayard) n'a guère été dépassée, et l'histoire érudite de la Shoah a pris son essor, essentiellement dans les universités ou les centres de recherche américains, allemands et israéliens.

A la différence du témoin, du romancier ou du scénariste, l'historien travaille à partir d'archives, en citant ses sources. Il tente aussi d'établir une certaine distance critique avec son sujet. Pendant longtemps, il est vrai, cette attitude ne lui a pas assuré bonne presse, notamment auprès des survivants. La froideur requise par la discipline était jugée inadéquate à la monstruosité de l'événement. L'historien israélien Yehuda Bauer, pourtant spécialiste reconnu, a vu ainsi dans l'approche universitaire du génocide des juifs une façon de noyer « larmes et souffrances dans un océan de notes ».

Aujourd'hui on peut néanmoins penser que le massacre le plus systématique de l'histoire humaine est appelé à perdre inéluctablement son statut d'objet de mémoire, avec la disparition de ceux qui en ont été les contemporains. Il quitte inexorablement le monde des tribunaux, de la littérature, de la réflexion métaphysique ou religieuse pour celui de la recherche.

Ce monde-là n'en bruit pas moins de nombreux débats. L'ouverture et l'exploitation des archives de l'ex-Union soviétique éclaireront sans doutes plus d'une zone encore laissée dans l'ombre. Ainsi, dans les archives soviétiques, Jean Claude Pressac a pu exhumer des documents décisifs sur la technique d'extermination employée a Auschwitz. C'est là aussi qu'on a retrouvé un train entier de lettres de soldats allemands accompagnées de photos qui confirment l'implication de la Wehrmacht dans les massacres de juifs ; responsabilité de l'armée allemande qu'avait pressentie, dès le début des années 80, Helmut Krausnick et Hans-Heinrich Wilhelm.

En attendant que ces nouveautés soient intégrées à l'historiographie, un certain nombre de débats continuent à préoccuper les historiens. L'un d'entre eux porte sur la question du caractère unique de la Shoah par rapport aux autres atrocités du XXe siècle, les massacres des Arméniens ou bien les « famines de terreur » dans le cadre de la guerre déclarée par Staline à la paysannerie - dont le bilan avait été estimé par l'historien britannique Robert Conquest à treize millions de victimes de 1930 à 1937.

Avec leur cinq a six millions de victimes, depuis l'enfermement dans les ghettos, en 1940, les fusillades des « commandos mobiles de tuerie », l'interdiction aux juifs d'émigrer, le 23 octobre 1941, les premiers gazages au camp d'extermination de Chelmno en décembre 1941, jusqu'aux meurtrières évacuations des camps en 1945, les juifs d'Europe ont été ceux qui ont le plus souffert en proportion. Des juifs seuls les nazis avaient planifié l'annihilation totale. Le « génocide » terme forgé en 1943 par le juriste américain Raphael Lemkin - n'est pas le plus grand massacre que le monde ait connu. Mais il n'est pas non plus un massacre « ordinaire ». Le mécanisme bureaucratique d'un Etat moderne qui a été appliqué lui confère incontestablement sa spécificité.

Un des autres débats de la communauté scientifique oppose ceux qui voient dans l'extermination l'application d'un programme et ceux qui en font le résultat d'un engrenage. Pour les premiers - l'école « intentionnaliste » -, il y aurait continuité entre l'antisémitisme hitlérien et le génocide. A l'appui de cette thèse, qui dérive du procès de Nuremberg, lequel visait à établir la culpabilité des chefs nazis sur la base d'une "conspiration", on cite des textes d'avant-guerre dans lesquels Hitler en appelle déjà à la disparition des juifs et notamment le fameux discours du 30 janvier 1939, où le Führer « prophétise » « l'anéantissement de la race juive en Europe ».

On ne peut nier que l'antisémitisme de Hitler en particulier, et de l'Allemagne de cette époque en général, ait joué son rôle dans ce qui allait devenir la « solution finale », notamment dans la contribution très directe qu'un certain nombre de citoyens ordinaires allaient apporter à ce massacre. Au début de 1996, le livre controversé d'un jeune politologue américain de l'Université de Harvard, Daniel Goldhagen, Hitler's Willing Executioners (« Les bourreaux consentants de Hitler ») a remis l'accent sur ce point. Il entend montrer que, si tant d'Allemands ont directement trempé dans le génocide, et en tout cas l'ont soutenu, c'est parce que la haine antijuive était si profondément ancrée dans leur culture. D'autres études, comme celle du Britannique Ian Kershaw, qui a analysé de près l'opinion publique en Bavière à l'époque nazie, estiment plutôt que « la route d'Auschwitz fut tracée par la haine mais pavée d'indifférence ».

Plutôt que par un antisémitisme séculaire, le meurtre de masse s'expliquerait donc par le fonctionnement du système du IIIe Reich, imposant la « solution finale » pièce à pièce. Il s'agit de la tendance dite « fonctionnaliste ». Les tenants de cette théorie, soulignent l'atmosphère de radicalisation et d'emballement meurtrier qui, à partir de 1941, période de préparation de l'invasion de l'Union Soviétique, s'empare de la machine nazie. L'Allemand Martin Broszat estime même - et cela n'entraîne aucune disculpation de Hitler - que les premiers massacres sont le fruit d'une série d'initiatives locales, au départ improvisées puis mises en ordre. La fameuse conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, sous la direction de Heydrich, ne viendrait du coup qu'étendre à l'ensemble de l'Europe, où onze millions de juifs sont recensés, une tuerie qui a déjà commencé depuis des mois, dans le sillage de l'invasion de l'URSS. Pour le suisse Philippe Burrin, c'est à l'automne 1941 que le processus de décision menant à la « solution finale » se cristallise, comme une sorte de revanche prise contre les juifs du piétinement de la Wehrmacht devant Moscou.

Hormis quelques allusions, on n'a jamais trouvé de décret écrit de Hitler ordonnant la « solution finale » et, comme le dit Michael Marrus, « aussi incroyable que cela puisse paraître dans l'atmosphère enfiévrée, l'"ordre" d'envoyer des millions de gens à la mort n'a peut-être été qu'un simple "signe de tête" de Hitler à ses lieutenants ».

Autre difficulté que rencontrent les historiens de la période : la pratique systématique de l'euphémisme et du codage dans le langage officiel nazi. « Traitement spécial », « évacuation », « éloignement » constituent autant de camouflages du meurtre de masse. Himmler, lors du discours de Posen, le 4 octobre 1943, destiné à « mouiller » les dignitaires du Reich dans la « solution finale », ne sort de sa réserve que pour recommander le secret : « Ce sujet, dit-il, doit être abordé entre nous, en toute franchise, mais nous n'en ferons jamais mention en public. Je veux parler de la liquidation des juifs, de l'extermination de la race juive. C'est une question dont il faudrait parler librement : les juifs doivent être exterminés. C'est notre programme et nous devons l'appliquer. ».

Plus récemment, l'historiographie s'est penchée sur le rôle moteur de l'idéologie raciale et eugéniste dans l'origine du génocide. Les ouvrages de Gitta Sereny et du Britannique Michael Burleigh ont mis en évidence les lignes de continuité entre la volonté de suppression des malades mentaux et des handicapés - le fameux programme T4 qui fera près de cent mille victimes - et la Shoah. Certains des « techniciens » de l'euthanasie se retrouveront dans les camps de la mort, comme Christian Wirth ou Franz Stangl à Treblinka.

D'autres chantiers, dépassant la querelle entre intentionnalistes et fonctionnalistes, se sont désormais ouverts à une historiographie qui, après avoir consacré beaucoup d'attention et d'efforts aux bourreaux, se penche sur les victimes, notamment autour de la sensible question des Judenräte, soulevée par Hannah Arendt à l'époque du procès Eichmann (les « conseils juifs », formés par les Allemands pour gérer les ghettos et les communautés en attente de destruction). Le thème de la résistance juive oppose depuis longtemps Raul Hilberg, qui en fait peu de cas, à l'historiographie israélienne, qui, elle, a tendance à la mettre en valeur.

Depuis le début des années 80, on sait, grâce au Terrifiant secret de Walter Laqueur, que le monde a été informé bien plus tôt qu'on ne le pensait généralement du plan d'extermination en cours. Au moins officiellement : dès le mois d'août 1942, quand l'information parvint aux Etats-Unis, par le biais d'un télégramme du représentant en Suisse du Congrès Juif mondial, Gehrardt Riegner. La conséquence est l'inévitable réexamen de l'attitude des alliés et des neutres : pouvaient-ils « faire quelque chose ». L'étude des négociations entre nazis et juifs, de la mauvaise volonté des britanniques à bombarder Auschwitz à l'été 1944 commence à fournir quelques éléments de réponse.

Enfin de nombreux historiens s'intéressent depuis quelques années à l'histoire de la mémoire du génocide, comme Annette Wieviorka en France, voire à celle de son exploitation politique post factum, comme Tom Segev en Israël. Sans doute, les grandes sommes explicatives et globalisantes laissent place à des études plus pointues. Mais n'est-ce-pas la preuve qu'on en sait plus sur la Shoah et que ce savoir demeure sans doute le meilleur antidote contre ceux que Pierre Vidal-Naquet appelait « les assassins de la mémoire » ?

Nicolas Weill

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