© Michel Fingerhut 1995-8 ^  

 

Annette Wieviorka:
Les Juifs de Varsovie à la veille de la Seconde Guerre mondiale (1994)
in Les cahiers de la Shoah n° 1, 1994. ISSN 1262-0386 © Les Éditions Liana Levi, 1994
Conférences et séminaires sur l'histoire de la Shoah, Université de Paris I, 1993-1994
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Nous remercions vivement Annette Wieviorka et les Éditions Liana Levi de nous avoir autorisés à reproduire ce texte.
Albert Londres, Le Juif errant est arrivé, Paris, 10-18, 1975, p. 125. Sur l'histoire de la Pologne, un ouvrage traduit de l'anglais: Norman Davies, Histoire de la Pologne, Fayard 1984. Portant spécifiquement sur les Juifs, deux ouvrages: Pawel Korzec, Juifs en Pologne, Paris, FNSP, 1980; Rachel Ertel, Le Shtetl. La Bourgade juive de Pologne, Paris, Payot, 1982. Des ouvrages à caractère encyclopédique sont d'une grande richesse: l'Encyclopaedia Judaïca; sous la direction de S. Trigano, La Société juive, 4 vol., Paris, Fayard, 1992 et 1994; sous la direction de J. Baumgarten, R. Ertel, I. Niborski, A. Wievorka, Mille Ans de cultures ashkénazes, Paris, Liana Levi, 1994. En anglais, un ouvrage devenu classique: Joseph Marcus, Social and Political History of the Jews in Poland, 1919-1939, Mouton, Berlin-New York-Amsterdam, 1983. Une très remarquable revue annuelle, Polin, est publiée depuis 1986 par l'Institut pour les études du judaïsme polonais de la London Economic School. Le numéro 3, celui de 1988, est un numéro spécial sur les Juifs de Varsovie. On pourra aussi consulter le magnifique ouvrage de photos prises par Roman Vishniac en 1939, Un monde disparu, Seuil, 1984 pour l'édition française avec une préface d'Élie Wiesel et un album publié par le YIVO à New York, Image before my Eyes. A Photographic History of Jewish Life in Poland, 1864-1939, New York, Schocken books, 1977 dont les documents sont tirés des archives photographiques du YIVO. La littérature yiddish offre une bonne introduction, surtout l'oeuvre d'Isaac Bashevis Singer dont Varsovie est un des personnages principaux. En 194O, une grande partie de la bibliothèque et des archives était transférée à New York. Une autre partie a pu être sauvée et restituée après 1945. Des fonds d'archives ont été retrouvés récemment à Vilnius. Aujourd'hui, la bibliothèque du YIVO compte 320 000 volumes. (A titre de comparaison, celle de l'Alliance israélite universelle en compte 120 000.) Le YIVO conserve aussi d'importants fonds d'archives sur les communautés juives de Pologne. Ce long développement sur la biographie de Jacob Shatzky est intégralement démarqué de l'article de Robert Moses Shapiro, « Jacob Shatzky, Historian of Warshaw Jewry » in Polin, vol. 3, Oxford, 1988, pp. 200-213. Peter J. Martyn, « The Undefinited Town Within a Town. History of Jewish Settlement in Western District of Warsaw », in Polin n° 3, pp. 17-45. Albert Londres, op. cit., pp. 130-131. Joseph Marcus, Social and Political History of the Jews in Poland, 1919-1939, Mouton, Berlin-New York-Amsterdam, 1983.. Il quitte alors Varsovie et est remplacé par Adam Czerniakow. Nous ne donnons ici que quelques éléments de cette vie. Pour la participation des Juifs tant au conseil municipal de Varsovie qu'au Parlement, nous renvoyons à l'ouvrage de Pawel Korzec, Juifs de Pologne, Paris, FNSP, 1980. Sur le sionisme, voir notamment Walter Laqueur, Histoire du sionisme, Paris, Calmann-Lévy, 1973. Alain Dieckhoff, L'invention d'une nation. Israël et la modernité politique, Paris, Gallimard, 1993, p. 179. Voir notamment Yaakov Iram, « L'Éducation juive moderne de l'époque de la Haskala à la fondation de l'État d'Israël », in La Société juive, t. 2, sous la direction de S. Trigano, Paris, Fayard, 1992, pp. 351-381. Tous ces renseignements sont tirés de l'excellente étude de Michael G. Steinlauf, « The Polish Daily Press », Polin, vol. 2, Oxford, 1987, pp. 219-246.

« Salut à la capitale juive d'Europe. .. et pardon aux Polonais! leur métropole est aussi celle d'Israël1. » C'est par cette phrase qu'Albert Londres ouvre son reportage sur Varsovie en 1929. Ce mot de capitale, il faut l'entendre dans tous les sens du terme. C'est la ville d'Europe qui compte le plus de Juifs. C'est également une capitale politique juive, avec les sièges des principaux partis qui sont aussi représentés au Parlement polonais. C'est enfin la capitale culturelle du judaïsme ashkénaze.

Pourtant, quand on regarde de près la production historique en diverses langues sur Varsovie, on est frappé par le fait que, si la période précédant la Grande Guerre a été très bien étudiée, si la première décennie de la Deuxième République polonaise fait encore l'objet d'un certain nombre d'études, les années 30 à Varsovie ont été délaissées par la recherche2. Ce phénomène s'éclaire à la lumière de la biographie de Jacob Shatzky, « l'historien des Juifs de Varsovie ».

Jacob Shatzky fait partie d'une nouvelle génération d'historiens juifs, travaillant sur l'histoire du judaïsme, formés dans les universités polonaises et allemandes. Né à Varsovie en 1893, il combat pendant la Grande Guerre dans la Légion polonaise de Pilsudski. Devenu lieutenant, blessé deux fois, il reçoit trois citations et fait partie de la délégation officielle polonaise à la conférence de Versailles. En 1922, il soutient sa thèse sur La Question juive dans le royaume de Pologne pendant la période des Paskiemicz (1831-1861). Très vite après sa soutenance, il quitte la Pologne pour New York. Les raisons de son départ restent obscures. Déception à l'égard de Pilsudski qui vient de se retirer de la vie politique? Sentiment qu'il n'y a pas de carrière possible pour un historien du judaïsme en Pologne ? La seule chaire, celle de l'université de Varsovie, est occupée par Meir Balaban, et ceux qui ont le titre de docteur, comme Emmanuel Ringelblum doivent se contenter d'enseigner dans les lycées juifs.

En 1925, Jacob Shatzky crée à New York la branche américaine du YIVO (Yidisher Vinshafleher Institut), l'institut scientifique juif fondé la même année à Wilno, alors en Pologne. Si cet institut joue un rôle décisif dans l'étude de la langue yiddish (grammaire, linguistique, normalisation...), il développe aussi une section historique, dirigée par Tcherikover, spécialiste des Juifs de Russie, qui centre son travail sur l'histoire des Juifs ashkénazes en Allemagne et dans les pays slaves, et à laquelle collaborent des historiens comme Simon Dubnov. Il constitue une bibliothèque et des archives3. A New York, Shatzky mène différents travaux d'histoire, puis, quand arrive la nouvelle de l'insurrection du ghetto de Varsovie et de sa liquidation, le YIVO lui confie la charge d'écrire une histoire des Juifs de Varsovie. Entre 1947 et 1953, Shatzky publie effectivement trois volumes de sa Geshikhte fun Yidn in Varshe. C'est un travail gigantesque et unique, qui, malheureusement, s'arrête en 1897 parce que Shatzky ne peut plus y travailler. Dans différents textes se lit son désespoir. C'est chez lui la prise de conscience du déclin de la culture juive séculière fondée sur le yiddish. Du Brésil, où il fait une tournée de conférences, il envoie en 1947 une lettre à sa femme: « Les Juifs sont loin de la culture yiddish, et en général des sujets culturels. On est pour la Palestine ou pour les Soviets. Le rêve d'une culture yiddish aux États-Unis s'est évanoui, et je vois clairement combien ma vie a été inutile. » Il est d'un pessimisme radical sur la possibilité même de mener des recherches sur les communautés juives de Pologne. Il s'en explique lors de la 29e conférence annuelle du YIVO qui se tient en 1955: « Quel contenu donner à la recherche sur les anciennes communautés en Europe, et comment les mener ? la recherche détaillée en histoire politique et économique a perdu toute pertinence. Il n'y a aucune part de l'héritage qui puisse être transférée là où les Juifs vivent aujourd'hui. Il ne reste que l'histoire intellectuelle, celle de la culture juive au sens le plus large du terme. » Mais surtout, la rédaction du troisième tome l'épuise, et il s'en plaint: « Pour qui suis-je en train de travailler comme un nègre ? Pour qui suis-je en train d'écrire et sur qui ? Mon peuple est mort. Mon sujet est un sujet mort, et je suis mortellement fatigué. » Les années 1954 et 1955 sont pour Shatzky celles d'une intense dépression.

L'historien se pose bien un double problème:

1. La difficulté d'écrire sur un monde disparu. Dans le cas des Juifs de Varsovie, il s'agit d'une double disparition, celle du peuple juif, celle du cadre spatial où s'inscrivait sa vie. En effet, après la liquidation du ghetto de Varsovie, le « quartier juif » est en totalité rasé. Juifs de Varsovie et Varsovie juive ont donc également disparu.

2. La difficulté d'écrire, parce qu'il n'y a plus de possibilité d'établir une continuité minimale entre la vie d'avant et celle de l'historien. Toute histoire est contemporaine. Elle interroge le passé à partir du présent. Quand le présent n'existe plus, quelles questions l'historien peut-il poser au passé ?

Shatzky meurt d'une crise cardiaque et ne rédigera jamais le quatrième volume de l'histoire des Juifs de Varsovie, celui des années correspondant à sa propre vie4.

Les historiens de la génération de Jacob Shatzky, ayant reçu dans les universités polonaises et allemandes une formation identique, et qui ont survécu -- Isaiah Trunk, Lucjan Dobroszycki ou Philip Friedman --, consacrent dans l'après-guerre leurs travaux à l'étude de la Shoah. Avec les années, avec l'accroissement de la distance et un nouveau questionnement sur l'identité juive, dans la diaspora ou en Israël, un intérêt apparaît pour l'histoire des Juifs avant la Shoah. Dans les années 90, en Israël, en Angleterre, en Pologne ou aux États-Unis, une génération formée après la guerre, celle de Joseph Marcus, prend le relais et ouvre la voie à des chercheurs plus jeunes.

Après cette longue introduction, et avant d'entrer dans le vif du sujet, encore une remarque préliminaire: les Juifs de Pologne constituent, à la différence des Juifs de France, une minorité nationale. En France, avec la Révolution, les Juifs sont devenus individuellement des citoyens. Rappelons la célèbre formule du comte de Clermont-Tonnerre: « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation et tout leur accorder comme individus. Il faut qu'ils ne fassent dans l'État ni un corps politique ni un ordre; il faut qu'ils soient individuellement citoyens. » Le statut de minorité nationale est d'ailleurs codifié par le traité sur les minorités nationales annexé au traité de Versailles, signé le 28 juin 1919 par Roman Dmowski et Ignacy Paderewski, et ratifié par le parlement polonais, malgré les protestations quasi unanimes de la société polonaise. Ce traité ne concerne pas les seuls Juifs qui forment une des minorités d'une Pologne multinationale. La Pologne issue de la Grande Guerre, à la différence de la Pologne d'aujourd'hui ethniquement homogène, compte en fait au dernier recensement, celui de 1931, plus de 30 % d'« allogènes »: 17 % d'Ukrainiens, 4 % d'Allemande, 3 % de Biélorusses, 1 % de nationalités diverses (Lituaniens, Russes, Tchèques) et 9,8 % de Juifs. Le traité comporte un préambule et douze articles, et prévoit:

1. La liberté de conscience et l'égalité des droits politiques et civiques.

2. La non-discrimination dans le domaine politique et économique.

3. « Le libre usage par tout ressortissant polonais d'une langue quelconque, soit dans les relations privées et de commerce, soit en matière de religion, de presse ou de publication de toute nature, soit dans les réunions publiques. »

4. Des subventions gouvernementales pour l'enseignement dans les langues minoritaires.

Tous ces points concernent chacune des minorités. Les articles 10 et 11 du traité concernent exclusivement les Juifs. Ils auront le droit de répartir eux-mêmes les fonds alloués à leurs écoles. Toutes les mesures seront prises, est-il encore précisé dans le traité, pour leur permettre d'observer le shabbat comme jour hebdomadaire chômé.

Précisons que le traité n'est appliqué que partiellement, qu'il est l'objet d'une lutte incessante, et que le 13 septembre 1934, à la tribune de la SDN, à Genève, il est globalement récusé par Jozef Beck en personne. Ainsi, à la différence de l'Occident, la « question juive » appartient en Pologne à la vie politique du pays, car les questions concernant la minorité sont inscrites dans la Constitution, et des députés ainsi que des sénateurs représentent des partis politiques juifs.

La Varsovie juive

La première mention de la présence des Juifs à Varsovie remonte à 1414. Peu nombreux, ils sont alors commerçants et prêteurs d'argent, mais ils subissent dès 1423 une première expulsion. En 1472, des Juifs s'installent à nouveau à Varsovie. En 1527, le premier cimetière et la première synagogue sont édifiés sur la rive droite de la Vistule, à Praga. Au XVIIe siècle, c'est l'établissement de Juifs dans les quartiers de Leszno (1648), Grzybowa (1650), Wielopole (1697). C'est aussi le début des liens avec le district situé plus à l'ouest de Muranow. La population reste relativement modeste: 2 519 Juifs au recensement de 1 765, mais déjà 6 750, soit 9,7 % de la population totale de la ville, en 1792. Dès lors, la population juive ne cesse de grandir, en nombre absolu comme en pourcentage. A l'accroissement naturel s'ajoute une forte immigration juive, particulièrement après les pogroms qui suivent, en Russie, l'assassinat du tsar Alexandre II. Varsovie accueille alors de très nombreux Juifs en provenance d'autres parties de l'Empire tsariste, de Lituanie, de Biélorussie et d'Ukraine. Mais Varsovie bénéficie aussi des partages de la Pologne. Cracovie, sa rivale, se trouve en Autriche-Hongrie et Varsovie se transforme, dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec notamment la construction du chemin de fer, à laquelle contribue fortement la bourgeoisie juive, en métropole européenne. C'est d'ailleurs l'« âge d'or  » pour la bourgeoisie juive: sur vingt banquiers que compte la ville en 1847, dix-sept sont juifs. Cette bourgeoisie est fortement attirée par le monde non juif. Dans les années 1880-1890, le taux de conversion est, à Varsovie, le plus élevé d'Europe.

En 1914, à la veille de la Grande Guerre, Varsovie compte 337 000 Juifs. Dès lors, la population juive connaît une relative stagnation. La période de la Deuxième République polonaise est jalonnée par deux recensements, en 1921 et en 1931. Ils sont difficiles à interpréter, car, en ce qui concerne les Juifs, les critères de définition ne sont pas les mêmes en 1921 et en 1931. En 1921, la rubrique « Juif » est une rubrique « nationale ». En 1931, malgré le traité des minorités et les protestations des partis politiques juifs, il n'y a plus de question concernant la nationalité, mais seulement la religion et la langue. Selon le dernier recensement, 352 689 Juifs vivent à Varsovie, soit 30,1 % de la population de la capitale polonaise, et 14,8 % de la population urbaine juive de Pologne.

Peter J. Martyn, jeune historien d'Oxford, qui prépare une thèse sur l'histoire de Varsovie5, décrit la Varsovie juive comme une « ville aux limites non définies dans la ville », limites qui ne sont matérialisées qu'en octobre 1940, avec la construction du mur du ghetto. Les habitants ou les voyageurs ont effectivement la sensation de passer une frontière quand ils pénètrent dans la partie juive de la capitale polonaise. Albert Londres visitant Varsovie en 1929 nomme les quartiers juifs « ghetto », et isole un ghetto dans le ghetto, la rue Nalewki, qui, avant la guerre, servait de métonymie à la désignation de la Varsovie juive. Lisons la description qu'en fait Albert Londres. Il imagine d'abord le visiteur descendant à Varsovie à l'hôtel Bristol, puis se rendant rue Nalewki.

« Les recoins de ce Nalewki ne sont pas tous explorés, même de la police. On s'y perd avec frisson et délice. Non le frisson de la crainte, les Juifs ne jouant jamais du couteau ni du revolver, mais le frisson de l'inconnu. Les impasses, les passages dans les maisons, les cours intérieures communiquant avec d'autres cours intérieures, les marchés ouverts qui se tiennent si bien cachés, les innombrables poches de ces marchés, de ces cours, de ces passages, de ces impasses, tout ce labyrinthe oriental tenant autant de l'Inde que de Damas et de Jérusalem. {...} tous ces regards où l'inquiétude chasse la curiosité et la curiosité l'inquiétude; ces chevaux préhistoriques dont les squelettes traînent encore des fiacres clopinant et déménageurs; ces étudiants de yeshiva, encadrés de leurs papillotes savantes, et cherchant, en chapeau rond, l'improbable pain du soir; {...} cette humidité embuant les murs, pénétrant les os; ces innombrables yeux vifs, brillants comme des étoiles au milieu de cette friperie grandiose, c'est Nalewki6. » I. B. Singer, dans La Famille Moskat, fait le même constat. Son héros, le patriarche Reb Meshulam, est de retour à Varsovie après avoir pris les eaux à Carlsbad. Il arrive à la gare, puis la voiture tourne place Gzrybow et « brusquement, tout le décor changea. Les trottoirs regorgeaient de Juifs vêtus de caftans, coiffés de calottes de drap et de femmes portant perruque, la tête entourée d'un châle. Même les odeurs semblaient différentes ici. {...} La rue était remplie d'un tohu-bohu de bruit et d'activités. D'une voix stridente à vous percer les oreilles, des colporteurs présentaient leurs marchandises {...} Les femmes qui vendaient à la sauvette étaient accroupies sur des caisses, des bancs, et sur le pas des portes {...}.

« Au milieu de la rue, des camionneurs conduisaient leurs véhicules surchargés {...}. Un portefaix à la casquette frappée d'une plaque de cuivre portait une énorme masse de charbon qu'une grosse corde maintenait sur ses épaules {...}. Des adolescents, dont les boucles échappant à leurs toques orthogonales flottaient au vent, sortaient en foule par les portes des écoles hébraïques. Un garçonnet au bonnet enfoncé jusqu'aux oreilles vendait des calendriers du Nouvel An en criant à tue-tête. Un jeune homme en haillons, les cheveux ébouriffés, une expression apeurée dans les yeux, se tenait près d'une caisse qui contenait des châles de prières, des phylactères, des livres de prières, des chandeliers en étain pour Hanouka et des amulettes pour femmes enceintes {...}. Sur un étal éclairé par une lampe à pétrole étaient exposées des piles de journaux yiddish, des petits romans à bon marché, des livres sur la chiromancie et la phrénologie. Reb Meshulam jeta un coup d'oeil sur la rue et commenta: "La terre d'Israël.« »

Le trait le plus frappant qui se dégage donc de la lecture de Bashevis Singer ou d'Albert Londres, c'est l'existence de quartiers qui semblent être peuplés uniquement de Juifs. Ce que confirment les statistiques. Plus de 95 % des 330 000 Juifs varsoviens vivent dans sept des douze quartiers constituant alors le centre de la ville, mais 80 % vivent dans quatre quartiers: Grzybow (52 % de Juifs), Migrow (40 %), Lezno (57 %). Le quatrième, Muranow, abrite un tiers de la population juive (environ 100 000 personnes) et est à plus de 90 % juif.

Est-ce à dire que tous les Juifs vivent dans le « ghetto » ? On aurait tort de le penser. Il existe aussi une bourgeoisie juive qui est, au cours du XIXe siècle surtout, germanisée, russifiée ou polonisée, et qui suit la bourgeoisie polonaise, habitant par exemple dans des villas luxueuses construites aux abords du parc Lazienski.

Toutes les descriptions de la yidishe gas, la rue juive, insistent sur l'impression de foule. Ces quartiers sont à haute densité de population. De fait, un peu moins de 30 % des Juifs de Varsovie habitent dans des appartements d'une seule pièce, appartements surpeuplés, puisque, pour les trois quarts, ils abritent en moyenne trois ou quatre personnes. Mais ces conditions d'habitat difficiles ne sont pas à Varsovie le fait des seuls Juifs. Les Polonais sont encore plus mal lotis puisque 40% d'entre eux habitent dans ce type de logement. De fait, il ressort de la méticuleuse étude de Joseph Marcus7 sur l'habitat à Varsovie que les Juifs sont mieux logés ou plutôt moins mal logés que les Polonais. Marcus attribue cette situation à l'ancienneté de l'urbanisation de la population juive. Les Juifs, nous l'avons vu, sont établis depuis le XIXe siècle dans le centre de la ville, où, pour pouvoir prendre racine, ils ont dû acheter leur maison. La présence de Juifs attire d'autres Juifs. Le désir de vivre ensemble répond à la fois au besoin de se sentir en sécurité, mais aussi d'avoir accès aux services communaux juifs, de disposer notamment d'une synagogue à proximité de son domicile, dans les limites sabbatiques. Entre les deux guerres, les Juifs possèdent environ 40 % des immeubles résidentiels de Varsovie, pour la plupart dans les districts de l'intérieur de la ville. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, ils continuent à développer ce type de propriété, si bien que les immeubles de haut standing se trouvent principalement dans les zones peuplées de Juifs.

Socialement, la bourgeoisie juive ne s'est jamais remise de la Grande Guerre, et notamment de la perte du marché russe consécutive à la révolution d'Octobre. Pourtant, en 1935, il existe encore une cinquantaine de banques à Varsovie en majorité juives et l'Association des marchands reste puissante, à la fois économiquement et socialement. Maurycy Mayzel, qui en est un des animateurs, est vice-président du conseil municipal de Varsovie, et dernier président de la kehillah, la communauté avant l'occupation de la ville par les Allemands8. La période de l'entre-deux-guerres est économiquement difficile, pour ne pas dire dramatique, pour la Pologne indépendante. De l'ampleur de ces difficultés atteste l'importante émigration polonaise et juive polonaise. Avec la crise économique de 1929, le vote de lois d'inspiration antisémite (notamment de celle qui impose, au mépris du traité sur les minorités nationales, le repos du dimanche, obligeant ainsi artisans et commerçants juifs à chômer deux jours par semaine), la situation devient tragique pour le petit peuple juif. Deux chiffres en témoignent: en 1931, 34,4% des chômeurs de Varsovie sont juifs; en 1933, plus de la moitié des Juifs sont exemptés de la taxe communale. Ils vivent grâce à un réseau charitable sans équivalent.

Les activités professionnelles peuvent se lire dans la composition du tissu urbain de Muranow, qui mêle habitations et petites usines ou ateliers employant très rarement plus d'une douzaine de personnes, situés dans des cours profondes, dans des appartements ou dans des caves. On y fabrique toute la variété possible et imaginable de vêtements, chapeaux, sous-vêtements. La moitié des vêtements achetés à Varsovie le sont dans les magasins des rues Gesia ou Nalewki.

Malgré l'explosion de la vie séculière, la diminution de la pratique religieuse, la prégnance de la religion reste encore considérable. Elle se marque d'abord par l'existence d'un temps différent pour la ville polonaise et pour la ville juive. Muranow se vide lors des fêtes juives ou le shabbat, alors qu'elle demeure animée lors des fêtes chrétiennes ou le dimanche. Avant la guerre, il existe encore plus de 200 maisons de prière, et quelques grandes synagogues comme la synagogue Nozyk, place Grzybow, avec son ornementation néobyzantine et néoromantique, qui a échappé à la destruction, ou la synagogue réformée de la place Tlomackie, hors des quartiers juifs mais dans les quartiers commerçants et bourgeois de Varsovie et que les Allemands font sauter symboliquement en mai 1943 pour marquer la fin de l'existence du quartier juif. Une yeshiva prépare à leurs métiers les rabbins approuvés par l'État.

Vie politique9

Nous l'avons dit en préambule, Varsovie est la capitale de la vie politique juive en Pologne. Les années de la Deuxième République polonaise se caractérisent d'ailleurs par une surpolitisation unique dans l'histoire des Juifs, laquelle se manifeste notamment par la multiplication des partis politiques. Chacun de ces partis prend position par rapport au sionisme, à la religion, et au socialisme. Existent ainsi des partis sionistes et marxistes ou sioniste et religieux; des partis religieux non sionistes, des partis socialistes non sionistes... Liés à certains de ces partis, des mouvements de jeunesse, des syndicats, des écoles, une presse, des maisons d'édition...

Nous ne pouvons dresser qu'un tableau extrêmement succinct de la vie politique à Varsovie. Le Bund (Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie), parti socialiste et yiddishiste, le grand vainqueur des dernières élections municipales de 1938 à Varsovie avec 60,5% des suffrages exprimés, refuse à la fois assimilation et émigration mais prône la lutte sur place avec les travailleurs et les socialistes des autres groupes nationaux qui vivent en Pologne. Très proche du PPS, le parti socialiste polonais, sa position est difficile, puisque le Bund affirme tout à la fois l'existence d'une nation juive sans terre tout en aspirant à l'intégration à un mouvement ouvrier universel. Proche du Bund dans le domaine de la culture, le Folkspartei (Parti démocratique du peuple ou parti folkiste), fondé en 1916 à Varsovie avant les élections municipales dans la lignée du populisme russe, s'inspire très largement des thèses de Simon Dubnov (1860-1941): les Juifs ne forment une nation que sur le plan spirituel et intellectuel. Ils doivent lutter pour leur autonomie nationale et culturelle. Proche du Bund par l'accent mis sur le yiddish et sur sa culture, il s'en différencie par sa base sociale, constituée de petits bourgeois, d'artisans, d'intellectuels. Parmi ses grandes figures, Noah Prylucki (1887-1941), philologue et journaliste, né à Berdichev, grandi à Kremetz et Varsovie. Après ses études de droit, il se consacre à la poésie érotique, puis l'abandonne pour le journalisme et l'étude de la philologie yiddish dont il est l'un des pionniers, contribuant notamment à la classification des différents dialectes de la langue yiddish. Fondateur du YIVO, il est aussi, avec son père, un des créateurs du grand quotidien de Varsovie Der Moment. Représentant en 1918 les folkistes à la Diète, Noah Prilucki est à l'image des personnalités juives de cette époque, en qui se mêlent l'engagement intellectuel, la littérature et le politique. Folkistes et bundistes sont résolument antisionistes. Ils s'opposent don c, souvent violemment, à l'idée de la création d'un État juif en Palestine, que prônent divers partis de la nébuleuse sioniste et que nous n'évoquons ici que pour mémoire10. Le Mizrahi, qu'Alain Dieckhoff qualifie de « parti traditionaliste réformateur11 », créé en 1902 lors d'une conférence à Wilno, regroupe les orthodoxes prêts à collaborer avec les sionistes. Le problème que doivent résoudre les sionistes religieux, c'est la conciliation de l'idée du sionisme: le retour en Palestine par des moyens humains, avec la religion pour laquelle il ne peut y avoir, en schématisant, de retour en terre d'Israël qu'après la venue du Messie. Le Mizrahi résout ce problème en insistant sur la dimension du sauvetage des Juifs menacés, opération qu'il estime théologiquement neutre, se situant uniquement sur le plan de l'histoire humaine et n'empiétant d'aucune manière sur la vision traditionnelle de la rédemption. En 1922, le Mizrahi crée une section ouvrière, le Hapoel Mizrahi. En dehors du Mizrahi existent divers groupes sionistes: sionistes généraux, sionistes socialistes -- le Poalei Tzion (Sionistes travaillistes) --, l'Hashomeir Hatzair (la Jeune Garde), mouvement de jeunesse à la fois sioniste et marxiste, fondé avant la Première Guerre mondiale, en Galicie, puis qui rayonne sur toute la Pologne et devient rapidement le plus important mouvement de jeunesse. On connaît le rôle important joué par ce mouvement dans la Résistance, en particulier dans la création et dans l'action de l'Organisation juive de combat dans le ghetto de Varsovie. A droite de l'échiquier sioniste, le mouvement révisionniste de Zeev Jabotinski, probablement le plus mal connu des mouvements sionistes, prône le transfert immédiat de toute la population juive en Palestine et l'établissement d'un État juif sur les deux rives du Jourdain.

Au sionisme s'opposent certes les bundistes et les folkistes, mais surtout un grand parti créé précisément en réaction au sionisme, Agudat Israel (Union ou association d'Israël). L'objectif de ce mouvement, qui, à l'imitation du mouvement sioniste, s'organise sur le plan mondial, est de préserver l'orthodoxie, l'observance de la halakha comme principe gouvernant la vie et la société juives. Mais former un parti pour réaliser ces buts est en soi une innovation. Dans la société d'avant la Haskalah, d'avant les Lumières, les objectifs que se fixe l'Agudat sont les principes mêmes du fonctionnement de la société juive. Créée en 1912, la branche la plus active devient vite celle de Pologne, et deux journaux sont publiés à Varsovie: Di Yidishe Togblat (Le Quotidien juif) et Der Yidisher Arbeyter (Le Travailleur juif), organe de la branche ouvrière de l'Agudat.

Vie sociale et vie culturelle

Séparer vie politique, vie sociale et vie culturelle est arbitraire, tant elles sont imbriquées. On peut voir à cela deux raisons qui se complètent. La première, c'est l'héritage de la société juive traditionnelle, société très intégrée, dans un pays où la communauté juive a gardé jusqu'au XVIIIe siècle un statut juridique d'autonomie. La seconde, c'est la naissance de partis modernes, dont beaucoup s'inspirent du modèle de la social-démocratie russe qui aspire à créer des contre-sociétés, en organisant autour du noyau constitué par le parti tout un faisceau d'organisations qui lui sont liées. Ainsi, plusieurs secteurs de la vie culturelle sont rattachés aux partis politiques.

Une grande part de la vie sociale et culturelle varsovienne se fait en yiddish. Nous avons déjà cité plusieurs titres de journaux dans cette langue. C'est que la population de Varsovie reste massivement yiddishophone, bien que le nombre des polonophones augmente. Au recensement de 1931, 88,9% des Juifs de Varsovie déclarent le yiddish comme leur langue maternelle (contre 67,8 % à Lwow et 40,3 % à Cracovie). De cette vie culturelle, nous avons choisi d'évoquer ici seulement deux aspects: l'enseignement12 et la presse.

Deux éléments influent fortement sur le système d'enseignement juif dans la Pologne indépendante. En février 1919, d'abord, la Pologne introduit l'éducation primaire obligatoire de sept à quatorze ans. Par le traité des minorités nationales intégré à la Constitution, le droit des minorités à l'éducation dans leur langue est garantie. Ainsi, l'enseignement juif se développe sous deux formes: la création d'écoles juives et le développement des langues et des cultures nationales à l'intérieur de l'école publique. De fait, la majorité des élèves juifs (70% des 500 000 enfants) fréquente l'école publique en langue polonaise. A Varsovie, où la densité de la population juive est suffisante, se créent des écoles publiques polonaises pour Juifs où est respecté le repos sabbatique. Côté juif, la rupture est venue du mouvement que l'on appelle « les Lumières », la Haskala, qui insiste sur l'autonomie spirituelle de l'individu face aux exigences de la religion. La charge de l'éducation doit donc être retirée aux autorités religieuses et transférée soit à l'État, soit à des institutions juives séculières. Pour tous les mouvements nés de la Haskala, l'éducation est une tâche prioritaire, et ils vont développer, à Varsovie notamment, trois grands systèmes d'éducation: le premier fondé sur le yiddish, le deuxième, sioniste, sur l'hébreu, le troisième enfin reste le système religieux non sioniste. Quatre écoles primaires de Varsovie appartiennent au réseau CYSHO (Tsentrale Yiddishe Shul Organizatsie : Organisation centrale des écoles yiddish), institution créée en 1921. Les écoles du CYSHO doivent être ouvertement laïques, s'appuyer sur la conscience de classe ouvrière, être « libres de toute influence nationaliste », en clair: non sionistes. Mais le jeune Juif de Varsovie peut aussi fréquenter les écoles sionistes dont la caractéristique essentielle est la place centrale donnée à la langue hébraïque, alors en plein renouveau. Dans les années 20 se développe un réseau scolaire sioniste, le réseau T arbut (« culture ») lié institutionnellement aux partis sionistes et aux mouvements de la jeunesse haloutsique. L'objectif des écoles Tarbut: former à l'émigration en Palestine. Les enfants y reçoivent donc une éducation « antigaloutique », antiexil ou antidiaspora, qui se veut neutre en matière religieuse. Le judaïsme est une culture dont le symbole est la langue hébraïque, le contenu l'héritage littéraire de toutes les époques, y compris la littérature religieuse. A côté des écoles Tarbut, le Mizrahi monte son propre réseau d'écoles, le réseau Yavné, qui poursuit un double objectif: la formation à un mode de vie religieux et la préparation à un accomplissement national. Dernier réseau, enfin, celui du judaïsme non sioniste. L'Agudat Israel, qui soutenait le réseau traditionnel -- hadarim (écoles élémentaires) et yeshivot (académies talmudiques) --, dut, avec l'enseignement obligatoire sous le contrôle de l'État, intégrer aux études religieuses les disciplines profanes.

C'est probablement l'importance de la presse juive qui rend le mieux compte de l'intensité de la vie culturelle et politique et de leur imbrication. Dans les années 1932-1938 à Varsovie, chaque jour sont vendus en moyenne 42 000 exemplaires de presse juive en langue polonaise et 161 450 exemplaires d'une presse en yiddish, soit en tout 203 000 exemplaires de quotidiens (contre 632 000 exemplaires pour la presse quotidienne polonaise). En 1939 paraissent à Varsovie cinq quotidiens en yiddish: Unzer Ekspress (Notre Express), 1917-1939 (indépendant); Yidishe Togblat (Le Quotidien yiddish), de l'Agudat, 1929-1939; le Folkstsaytung (Journal du peuple), 1921-1939, bundiste, mais surtout les deux quotidiens les plus importants: le Haynt (Aujourd'hui), 1908-1939, et Der Moment (Le Moment), 1910-1939. Les tirages moyens entre 1932 et 1938 varient selon les estimations: pour le Haynt de 27 000 à 45 000 et pour Der Moment de 23 000 à 30 000.

Le Haynt est donc le principal quotidien yiddish de Varsovie jusqu'à la Seconde Guerre mondiale. Fondé en 1908 par le journaliste de langue hébraïque et yiddish Samuel Jacob Jackan et par les frères Finkelstein, il se veut alors la continuation du Yidishe Togblat (Le Quotidien yiddish), qu'ils avaient publié depuis 1906. Dès ses débuts, le Haynt soutient le sionisme. Der Moment est son principal concurrent. Fondé en 1910 par Noah Prilucki, il attire une partie des lecteurs du Haynt. Pourtant, dans la compétition, le Haynt garde la primauté. Dès 1914, il dépasse les 100 000 exemplaires, et bénéficie de la collaboration d'écrivains prestigieux comme Sholem Asch, Hersh David Nomberg, Itzhok Leybush Peretz, Sholem-Aleikheim. Dans la Pologne indépendante, il devient l'organe du sionisme. Yehoshua Gottlieb remplace alors Jackan comme rédacteur en chef, puis, en 1921, Abraham Goldberg prend à son tour la tête de la rédaction. De fait, c'est Ytzhak Gruenbaum, la figure principale du sionisme polonais jusqu'à son départ pour la Palestine, qui définit la politique éditoriale. En 1932, la propriété du Haynt devient celle d'une coopérative formée par les membres de sa rédaction et par les employés; après la mort de Goldberg, le journal est publié par Aaron Einhorn et Moshe Indelman, et ce jusqu'à son dernier numéro qui date du 22 septembre 1939. Parmi ceux qui y écrivirent: Vladimir Jabotinski, jusqu'à sa rupture avec l'Organisation sioniste mondiale; les frères Singer, Isaac Bashevis et Israël Joshua; Jacob Lestschinsky, Nahum Sokolov...

Le tirage de Der Moment, fondé par Zvi Hirsch Prylucki (qui y travaille avec son fils, Noah, et Hillel Zeitlin) atteint avant la guerre 60 000 exemplaires. C'est alors un journal de tendance folkiste. En 1936, il devient une coopérative et passe en 1938 dans les mains du syndicat révisionniste. Il publie notamment le récit autobiographique de Jabotinski, Fun Mayn Tagebukh (Extrait de mon journal).

Pourtant, à côté de la presse yiddish, existe, phénomène unique dans le monde juif, une presse quotidienne en langue non juive13. Parmi les quatre quotidiens juifs de langue polonaise créés dans l'entre-deux-guerres, le plus important est à l'évidence le quotidien du matin Nasz Przeglad (Notre Revue), créé en 1923 à Varsovie. Certes, il avait existé un puissant hebdomadaire, Izraelita (1866-1913), mais son idéologie était assimilationniste. Sur le modèle des Juifs occidentaux, il voulait que les Juifs de Pologne deviennent des Polonais de confession mosaïque et s'opposait à toute expression de la conscience nationale juive, qu'elle fût yiddishiste ou sioniste, considérée comme « séparatiste ». Ses lecteurs se recrutaient dans la bourgeoisie bancaire et commerciale, soutenue par l'orthodoxie qui contrôlait la kehillah, la communauté, dans ces années, et par les intellectuels polonais « positivistes » qui accueillaient les Juifs assimilés comme des partenaires pour le développement économique et la lutte pour la démocratie. Cette presse émerge transformée de la Première Guerre mondiale. Les journaux assimilationnistes continuent de paraître périodiquement, en particulier ceux de l'Union des Polonais de confession mosaïque. Mais un nouveau type de presse apparaît, lié à l'émergence d'une classe moyenne juive bien éduquée, dont la notion de nationalité a été façonnée par la lecture de la presse yiddish et hébraïque, qui est partisane d'un « revivalisme » culturel. Il est intéressant de s'arrêter à la personnalité du rédacteur en chef de Nasz Przeglad, Jakob Appenszlak. Né dans un foyer assimilé, éduqué dans les écoles polonaises, il commence sa carrière de journaliste comme critique théâtral dans un grand quotidien de Varsovie, le Kurier Warzawski (Courrier de Varsovie) Il décide de fonder un quotidien juif de langue polonaise en partie en réaction contre les pressions qu'il su bit pour changer son nom afin de continuer à travailler dans la presse polonaise. Mais il souhaite aussi réagir contre l'ignorance de la presse polonaise à l'égard des Juifs et rompre son silence sur les sujets juifs. Parmi les fondateurs du journal, Wolkowicz, né en 1891, est un traducteur polonais-yiddish qui a créé une collection de traductions de la littérature yiddish. Quant à Hirszhorn (1876-1942), son itinéraire aussi est intéressant. Ayant passé ses jeunes années dans les cercles polonophones, revenu au yiddish une fois adulte, il est l'auteur, en 1921, d'un précis populaire d'histoire des Juifs en Pologne qu'il traduit en yiddish, ainsi que l'éditeur (et en grande partie aussi le traducteur) d'une anthologie polonaise de la littérature yiddish. Il aime à dire qu'il écrit des deux mains, yiddish de la main gauche, polonais de la main droite.

C'est la rapidité de l'extension du polonais chez les Juifs, du fait de l'éducation primaire gratuite et obligatoire, qui donne son lectorat à ce quotidien. Mais, paradoxalement, alors que le rêve assimilationniste de l'avant-Grande Guerre repose sur l'idée de créer une éducation de masse en polonais pour les Juifs comme outil de l'assimilation, une fois ce rêve réalisé l'assimilation linguistique ne s'accompagne que de peu d'assimilation nationale. Le lectorat du quotidien est constitué par une population polonophone et à forte identité juive, ce qui est une nouveauté. Suivant les estimations -- car les archives, signale Michael G. Steinlauf, ont disparu --, la vente moyenne du quotidien dans les années 19321938 est de 22 000 à 45 000 exemplaires par jour.

Ce qui permet d'affirmer que cette presse n'est pas assimilationniste, malgré la langue qu'elle utilise, c'est son contenu, bien évidemment, qui ressemble comme un frère à celui de la presse yiddish, à la différence qu'il est beaucoup moins politisé et, osons le dire, moins sectaire. Le sionisme de Nasz Przeglad, par exemple, est un sionisme de sans-parti. Sur la même page on peut lire un article de Ben Gourion et un article de Jabotinski. Les journalistes de Nasz Przeglad travaillent dans les deux presses. Parmi ses fondateurs, Natan Szwalbe est le correspondant diplomatique du Haynt pendant les années 20. Samuel Hirszhorn et Samuel Wolkowicz sont des collaborateurs réguliers de la presse yiddish et des fondateurs du parti folkiste, dont l'un des principes est la reconnaissance du yiddish comme langue nationale du peuple juif. Les deux principaux collaborateurs du Haynt, Yehoshua Thon et Nahum Sokolow, sont très impliqués dans les publications en langue polonaise. Nahum Sokolow (1859-1936) est, en ce qui concerne la presse, un personnage considérable. C'est le plus productif dans la presse trilingue (yiddish, hébreu, polonais). Après avoir travaillé pour Izraelita, il a créé de nombreux périodiques en hébreu. C'est vrai aussi du leader charismatique sioniste Yitzhak Gruenbaum, probablement la figure la plus populaire, pendant longtemps guide spirituel du Haynt et qui collabore à la presse en hébreu comme en polonais.

Mais une presse en langue polonaise pose des problèmes spécifiques. Elle signifie que l'on s'adresse aussi aux Polonais pour tenter de leur faire comprendre ce que sont les Juifs. Elle a d'emblée, pour le gouvernement, le statut d'un organe officiel de la communauté, ce qu'elle n'est pas. C'est donc essentiellement un problème de « visibilité » qui fait qu'au coeur du typhon provoqué par la « question juive » elle garde un ton plus modéré. Elle met bien souvent l'accent sur le patriotisme des Juifs, rappelant de façon récurrente leur participation aux insurrections polonaises du XIXe siècle. Elle se veut donc, selon un de ses rédacteurs, « un pont entre l'obscure Nalewki et la société polonaise ».

Ce pont a t-il fonctionné ? Probablement non du côté polonais. En revanche, elle a introduit le lecteur juif dans le monde, notamment artistique, polonais, parce qu'elle donne davantage de place aux rubriques artistiques et aux nouvelles nationales que la presse yiddish. Mais surtout, si elle fut un pont, ce fut celui du retour à la judéité. Les meilleurs historiens, comme Ignacy Schipper ou Meir Balaban, y écrivent; les classiques de la littérature yiddish, comme Mendele Mokher Seforim, Sholem-Aleikheim, Y. L. Peretz... y sont traduits ainsi que les auteurs contemporains comme Shalom Asch.

Nasz Przeglad soutient deux publications. La première, Maly Przeglad (Petite Revue), est destinée aux enfants et éditée par le célèbre pédagogue Janusz Korczak; la seconde est l'hebdomadaire Ewa (1928-1933), destiné comme son nom l'indique aux femmes, que dirige Paulina Appenszalk, la femme du rédacteur en chef de Nasz Przeglad.

Notre tableau de la vie juive à Varsovie est bien lacunaire. Cette vie connaît, dans l'entre-deux-guerres, un certain déclin, dû en partie à l'émigration: une partie des forces vives de ce monde s'est déplacée et a modelé la vie des communautés juives plus à l'ouest: celles des États-Unis et d'Amérique latine d'abord, et, dans une moindre mesure, celles de Grande-Bretagne ou de France. Les grands de la littérature yiddish, les frères Singer ou Sholem Asch, par exemple, ne vivent déjà plus à Varsovie. Pourtant, c'est bien l'occupation de Varsovie en 1939 par les Allemands, le début des persécutions, puis la mise à mort des Juifs dans les chambres à gaz de Treblinka qui sonnent le glas d'une modalité originale de l'être juif.

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