© Michel Fingerhut 1996/7

Martine Aubry et Olivier Duhamel:
Petit dictionnaire pour lutter contre l'extrême-droite (E)
Éditions du Seuil (©) Octobre 1995. ISBN 2-02-029984-4
Reproduction interdite sauf pour usage personnel - No reproduction except for personal use only


Introduction - A - B - C - D - E - F - G - H - I - J - L - M - N - O - P - R - S - T - U - V - X - Annexe 1 - Annexe 2

École

L'école est, avec la famille, le lieu par excellence de l'éducation. Éducation au sens strict, par l'acquisition de connaissances, mais aussi au sens plein par l'apprentissage de la vie, de la société, et le développement de la personnalité.

La période de l'enfance est celle où l'appréhension des valeurs d'ouverture et de tolérance s'opère le plus facilement. Et, contrairement à ce qui se dit souvent, les enfants ne sont guère racistes.

L'école, pour remplir pleinement son rôle et préparer des hommes et des femmes, mais aussi des citoyens, se doit de développer par l'enseignement la meilleure connaissance des autres, de ceux qui sont différents. Pourquoi, par exemple, dans le programme d'histoire ou d'éducation civique, ne pas enseigner les fondements des grandes religions (chrétienne, juive, musulmane...) ? Ne serait-ce pas le moyen au moins d'éviter la peur de l'autre par méconnaissance ou incompréhension ?

Voir Censure, Enseignants.

Éducateurs de rue

À la première réunion du conseil municipal de Vitrolles après les élections de juin 1995, le maire socialiste Jean-Jacques Anglade a proposé la création de postes d'éducateurs de rue pour lutter contre la toxicomanie et la petite délinquance. Bruno Mégret a voté contre, parce que « l'éducation et la prévention doivent se faire à l'école, pas dans la rue ». Subtil.

Égalité

Voir Inégalités, Valeurs.

Églises

« Plus nous aimons, plus nous sommes proches de l'expérience spirituelle » (Paulo Coelho, Sur le bord de la rivière Piedra je me suis assise et j'ai pleuré, Éd. Anne Carrière, 1995, note de l'auteur, p. 13). Plus nous détestons, et plus nous sommes proches de la bestialité.

Le Pen s'en prend souvent aux autorités religieuses lorsqu'elles mettent en garde contre la haine et le rejet de l'autre. Et les Églises, souvent très prudentes sur le terrain politique, s'engagent davantage lorsqu'il s'agit de condamner l'extrême droite ou de protéger les étrangers. Ainsi Mgr Vilnet, président sortant de l'épiscopat, et sa mise en garde de Lourdes, le 10 novembre 1987 : « Vigilance et refus s'imposent absolument lorsque des surgeons de certaines mystiques raciales réapparaissent avec insolence ou que le comble de l'horreur est considéré comme historiquement négligeable. » Seuls les catholiques intégristes se reconnaissent dans le Front national. Ils partagent avec lui le rejet de tout ce qui est différent chez l'autre, ainsi que les méthodes et le vocabulaire de l'intolérance.

La laïcité n'a jamais impliqué le silence des Églises, et croyants ou agnostiques s'accorderont à penser qu'un religieux est bien dans son rôle lorsqu'il met en garde contre la haine d'autrui.

Voir Avortement.

Électeurs

Connaître, rencontrer, contrer, convaincre les électeurs du FN, voilà l'urgence.

Connaître. Les analyses de science politique ne manquent pas, mais elles ne suffisent pas, leurs auteurs le disent eux-mêmes. Et certains d'entre eux acceptent de s'engager dans un travail commun avec des citoyens impliqués sur le terrain. Pour comprendre, d'abord. Pour renouer des liens, ensuite. Pour faire émerger des façons de s'en sortir, enfin.

Rencontrer. Une telle action implique de partir des gens, de ce qu'ils sont, de ce qu'ils subissent. Ce qu'ils sont : la tâche est immense, ingrate, indispensable. Les militants doivent ici se faire chercheurs et, dans un cadre commun défini avec des experts, collecter des données électorales et sociologiques quartier par quartier. Les militants-chercheurs doivent se faire enquêteurs et se diriger vers les brebis égarées pour les écouter, pour enregistrer et analyser les problèmes qu'elles disent rencontrer, sur l'insécurité quotidienne, sur les conditions de vie, le logement, l'école, la rue, les transports, le voisinage. Entendre les déceptions que la gauche leur a infligées, les espérances que le Front national a suscitées en elles. Écouter et décrypter leurs perceptions de l'insécurité du lendemain, leur solitude, les injustices qu'elles ressentent, les impuissances qui les accablent, les repères qui leur manquent. Déceler à qui elles en imputent la responsabilité, quels sont leurs rapports avec la commune, les employeurs, les fonctionnaires, les animateurs sociaux, les immigrés, les politiques, les médias.

Contrer. Les lourdes tâches qui précèdent une fois accomplies, viendra le temps de soulever l'objection et de montrer l'abjection. Le temps de dénoncer les fausses informations, de répondre aux peurs et aux fantasmes, d'expliquer les vraies solutions en matière de sécurité, d'emploi, de santé, de vie commune. Pour tenter de convaincre les uns, pour empêcher d'autres de les suivre.

Un projet de cette ampleur suppose de grands investissements humains. Sans beaucoup d'hommes et de femmes disposés à s'y atteler, il ne verra pas le jour. Le mouvement AGIR est décidé à l'entreprendre. Il le mènera à bien si nombre de ses membres, et nombre d'autres s'y mettent. Ensemble. Si le travail est bien défini sur le plan national, régional, local. Si les va-et-vient fonctionnent bien, d'un niveau à l'autre. Si nous nous donnons le temps de le réaliser et conservons l'énergie qu'il exige. Si des politologues, des sociologues, des juristes acceptent de sortir de leur laboratoire pour réfléchir et agir avec les citoyens sur le terrain. L'appel est lancé, à chacun de s'en emparer.

Élus

Connaître, contrer, combattre les élus du FN. Le projet évoqué ci-dessus vis-à-vis des électeurs se doublerait utilement d'un versant contre les élus. Le Front national dispose maintenant d'élus dans près de 200 villes importantes, autant de lieux prioritaires pour la constitution de groupes de vigilance (ces villes sont répertoriées en annexe de ce dictionnaire). Parce que l'action démocratique à la base doit y être engagée ou développée prioritairement, sans quoi, le parti de la haine progressera. Daniel Simonpiéri, le nouveau maire de Marignane, explique ainsi sa victoire dans National Hebdo par « un travail de terrain acharné [...]. En 1989, deux élus municipaux dont moi-même ont siégé à Marignane, privés de commissions par le maire. En 1993, il nous a ouvert l'accès aux commissions et nous avons continué notre travail d'implantation sur le terrain, prenant leur place aux communistes sur les marchés de la ville » (30 juin 1995). Le travail de terrain acharné, c'est aux démocrates désormais de l'entreprendre (voir Annexe)

Emploi

Voir Chômage.

Enfants

« Les enfants ne sont pas [...] racistes. L'autre leur inspire plus une curiosité ludique que la peur ou l'hostilité. Noire, Nathalie était, à l'école maternelle, un objet d'attention et d'amusement. À l'école primaire, les choses se sont peu à peu gâtées : les plaisanteries douteuses se sont progressivement muées en une agressivité méchante et délibérée. Au lycée, les jeux étaient faits : elle était à part, assez paisiblement. Il y avait ceux qui l'acceptaient, ceux qui l'excluaient » (Norbert Bensaïd, « La société face au racisme », Le Genre humain, n° 11, Éd. du Seuil, 1984, p. 270). Ajoutons que, il y a vingt ou trente ans, le Noir, le Maghrébin, étaient dans nos écoles une singularité. Elle accentuait leur différence. Ce qui était pour nous une exception est devenu la règle pour nos enfants, habitués très tôt à un brassage plus vaste. Est-il vain d'espérer la prochaine arrivée, à l'âge adulte, de générations qui trouveront les mélanges aussi naturels que le devint, par exemple, la mixité dans les écoles ?

Enfants adoptés

Voir Femme.

Engagement

Des intellectuels s'engagent, pour que leur travail et leur parole publique soient utiles, d'autres pas, portés à la méfiance par tant d'erreurs passées. La plupart des journalistes, des politologues, plus généralement des commentateurs politiques s'estiment tenus à un devoir de neutralité. D'autres pensent que la liberté et l'honnêteté d'esprit ne sont pas incompatibles avec l'expression argumentée de convictions. Légitime débat.

Il nous semble cependant que, face à la montée de l'extrême droite, il convient de le dépasser. Les « idées » d'extrême droite ne sont pas des idées comme les autres. Les partis d'extrême droite ne sont donc pas des partis comme les autres. Au début des années trente, un universitaire ou un journaliste ne devait pas traiter le nazisme comme une idéologie acceptable, ni le parti national-socialiste comme un parti ordinaire. Qui l'admet reconnaît du même coup qu'existent des cas particuliers exigeant l'engagement. La question devient alors de déterminer lesdits cas. Nous pensons que les « idées » d'extrême droite aujourd'hui, dans leur parenté et dans leur différence avec le nazisme, relèvent de cette exception. Cette conviction est à l'origine de ce livre, ce livre tente d'étayer cette conviction.

Enseignants

« Dans l'enseignement primaire et secondaire, le principe de la préférence nationale sera la règle : aucun enseignant ne pourra y exercer s'il n'est pas de nationalité française. Dans l'enseignement supérieur, aucun emploi vacant de professeur ne pourra être occupé par un professeur de nationalité étrangère. Les enseignants étrangers ne pourront exercer dans l'enseignement supérieur qu'en vertu d'un contrat à durée limitée » (300 Mesures..., op. cit., mesure 17, p. 82).

Ce programme xénophobe, s'il était appliqué, priverait nos enfants de nombreux enseignants dans des disciplines où l'aide de professeurs étrangers est indispensable. S'agissant de l'Université, il contredit son principe même, celui qui lui a donné son nom, l'universalité. Si les autres pays l'appliquaient aux professeurs français, cela réduirait d'autant le rayonnement scientifique et culturel de notre pays. Sous prétexte de nationalisme, il s'agit donc, une fois de plus, d'un programme antifrançais.

Épicier

L'Arabe, c'est aussi l'épicier du coin de la rue, ouvert tard le soir, avec toute sa famille au travail, ô combien utile et, le plus souvent, sympathique ! À quand le boycott des épiciers arabes par le FN ?

Établissement

Traduction littérale d'establishment, l'anglicisme lepéniste vise au sens étroit la « bande des quatre » (PC, PS, UDF, RPR) et, au sens large, la « classe politico-médiatique ». Ne sous-estimons pas l'écho que recueillent les dénonciations rituelles de l'« oligarchie » ou l'« établissement ». Plusieurs facteurs lui donnent consistance. Conjoncturellement : l'échec des alternances successives, entre la droite et la gauche, dans la lutte contre le chômage et la multiplication des affaires de financement illégal des activités politiques. Structurellement : le poids croissant de la télévision, principal vecteur de l'information politique et principale occupation des Français. La société se décompose alors en deux groupes : l'infime minorité, qui passe à la télévision, l'immense majorité, qui n'y a pas accès. La distribution par nature inégale de la notoriété est redoublée par une inégalité sans précédent de l'accès à la parole publique. Elle crée un sentiment de frustration dont l'extrême droite se fait l'écho, et qu'elle exprime d'autant plus facilement que ses leaders se posent en victimes des médias - même s'ils en furent souvent les hôtes privilégiés. [Voir Télévision]

Impuissance publique, immoralités politiques et privilèges médiatiques alimentent ainsi l'illusion d'une caste dirigeante uniforme, prébendière et coupée du peuple. Les électeurs donneraient moins dans cette mystification s'ils réfléchissaient un instant à l'absurde schizophrénie qu'elle implique chez eux. Ils apprécient le plus souvent leur maire ou leur député et savent combien les conseillers municipaux, les animateurs de club ou de parti se dévouent pour la cause publique en y consacrant une énergie et un temps peu ou mal rémunérés. Mais ils les innocentent individuellement en les condamnant en bloc. Un brin de raison et de justice exigerait une démarche inverse : l'hommage collectif et, dans les cas rares mais réels d'immoralité, les condamnations individuelles.

Étranges

ÉTRANGES ÉTRANGERS
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez.
Jacques Prévert, extrait de « Étranges Étrangers », Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1992

Étrangers

Si j'ai le droit de dire en Français aujourd'hui
Ma peine et mon espoir, ma colère et ma joie,
Si rien ne s'est voilé définitivement,
De notre rêve immense et de notre sagesse.
C'est que ces étrangers comme on les nomme encore
Croyaient à la justice ici-bas et concrète
Ils avaient dans leur sang le sang de leurs semblables
Ces étrangers savaient qu'elle était leur patrie.
Paul Eluard, « À la mémoire de vingt-trois terroristes étrangers du groupe Manouchian, torturés, fusillés à Paris par les Allemands le 21 février 1944 », Oeuvres complètes, La Pléiade, Gallimard, 1976.

Voir Allocations Familiales, Chômage, Délinquance, Immigration, Taux d'activité, Xénophobie.

Europe

Le Front national cristallise sur l'Europe sa haine de ce qui est étranger. L'europhobie du Front national est la version clean de sa xénophobie ou de son racisme.

Ainsi, l'Europe est le bouc émissaire idéal, responsable de tous les maux qui affligent la société française : le chômage, l'insécurité, la perte d'identité. « Le marché unique européen détruit les emplois favorisant l'importation de produits étrangers » ; « Schengen menace la sécurité des Français en supprimant les frontières » ; « La bureaucratie européenne s'attaque à l'identité française ».

L'Europe et l'emploi. Observons d'abord, comme Élisabeth Guigou l'a bien montré dans Pour les Européens (Flammarion, 1994), que si le Marché commun n'avait pas existé, la France aurait eu intérêt à s'intégrer dans le commerce européen et mondial : un pays où un salarié sur deux travaille à l'exportation, joue contre son camp lorsqu'il prône le protectionnisme. Ce que le Marché commun a apporté en prime, c'est une certaine protection pour les productions françaises et européennes les plus vulnérables à la concurrence mondiale : pour les principales productions agricoles (lait, viande, céréales) a été mis en place un système sans équivalent de prélèvement sur les importations et de subvention des exportations, qui bénéficie principalement à notre pays : les fonds européens doublent le montant que le budget français consacre à l'agriculture. Pour le textile, l'accord AMF protège les industries européennes contre certains effets de la concurrence des pays tiers.

De multiples subventions européennes vont, via le Fonds social ou le Fonds européen de développement régional, aux zones en reconversion industrielle (dans la région Nord-Pas-de-Calais ou en Lorraine, la reconversion de la sidérurgie a été massivement financée par l'Europe), aux régions rurales défavorisées, à la rénovation des quartiers urbains déshérités (quartiers nord de Marseille, par exemple).

Ce qui est vrai, en revanche, c'est que l'existence de l'Europe censée garantir la croissance, qui elle-même était censée garantir l'emploi, a trop masqué l'inertie du gouvernement, notamment devant la montée du chômage. Aujourd'hui, il importe de mobiliser tous les niveaux de l'action publique - local, national, européen - pour retrouver des marges de manoeuvre et faire de l'emploi la première priorité.

L'existence de la monnaie unique n'est pas un obstacle, au contraire. On constate tous les jours les désavantages pour notre agriculture et notre industrie des dévaluations « compétitives » de la peseta, de la lire, de la livre. Mais si une monnaie stable est un atout, ce ne doit pas être l'alpha et l'oméga de toute politique économique. L'Europe doit, à côté d'une monnaie stable, avoir une politique audacieuse en faveur de l'emploi.

Schengen et la sécurité des personnes. Le crime et les trafics s'internationalisent de plus en plus. Il faut donc aussi que les moyens de lutter contre le crime, le terrorisme et les trafics ne s'arrêtent pas aux frontières nationales. Il y a longtemps que les saisies de drogue, qui exigent de remonter les filières implantées dans plusieurs pays, ne s'effectuent plus en ouvrant au hasard le coffre d'une voiture à Vintimille. Les bandits et les criminels trouvent aisément comment passer d'un pays à l'autre en échappant aux contrôles des frontières, car il n'est pas possible de couvrir de douaniers et de policiers chaque mètre de nos frontières terrestres ou de nos côtes. Les frontières sont aujourd'hui des protections illusoires. Si Schengen supprime les contrôles aux frontières intérieures des États membres, l'accord améliore les contrôles sur l'ensemble du territoire Schengen ainsi qu'aux frontières extérieures de l'espace Schengen. Un système informatique permet aux polices européennes d'échanger des informations. Des polices nationales reçoivent le droit de poursuivre des criminels sur le territoire d'un autre État membre. Il donne la possibilité à un pays en situation de crise de faire jouer une clause de sauvegarde s'il estime que sa sécurité exige de rétablir des contrôles à telle ou telle frontière. Schengen renforce la sécurité, tout en améliorant le respect des droits de l'homme, puisque, en signant ladite convention, les pays membres ont pris l'engagement de respecter les règles protégeant la vie privée des personnes et mises en oeuvre en France dans la loi Informatique et libertés.

« L'Europe contre la nation ». L'Europe, selon le Front national, veut détruire la nation française, l'obliger au « renoncement » et la réduire à l'« avilissement ».

Nombre de problèmes doivent être traités au niveau national. Personne ne fera à notre place la réforme de notre protection sociale ou de notre système éducatif. Personne ne peut à notre place définir les priorités en matière d'emploi et de solidarité entre Français.

Mais, aujourd'hui, beaucoup de problèmes demandent à être traités aussi ou principalement au niveau européen. La France ne peut rien faire seule en Bosnie. Il faut une politique étrangère et une armée européenne. La France ne peut pas seule se battre contre la concurrence, souvent déloyale, des États-Unis et du Japon, ou contre le dumping social des pays d'Asie. La France ne peut pas seule lutter contre le crime international. La France ne peut pas seule préserver le modèle social européen. Pour tout cela, nous avons besoin des autres Européens. Une Europe politique forte sert alors l'intérêt de la France. Dans le monde d'aujourd'hui, l'intérêt national passe par l'existence d'une Europe forte.

L'Europe et l'identité française. Pour le Front national, l'étranger est le mal. On le voit pour la sécurité : l'accent mis sur Schengen est là pour signifier que criminalité et immigrés sont liés. « Même lorsqu'ils ne sont pas des criminels, les étrangers nous envahissent. » « L'Europe est complice » : elle est la forme moderne de cette caste internationale constituée en réseau occulte et puissant, que l'extrême droite de l'entre-deux-guerres dénonçait sous le terme « juiverie internationale » et dont la version soft et moderne est la « bureaucratie européenne », responsable d'un vaste complot contre l'identité française.

Il est vrai que les textes européens sont souvent trop détaillés, que certains sont inutiles ou même ridicules. Mais il faut savoir que, pour l'essentiel, ces textes ont été demandés par les gouvernements nationaux et non par la Commission européenne. Ainsi, on trouve le cas célèbre de ce ministre de l'Agriculture qui se déplaça spécialement à Bruxelles pour vérifier qu'une directive précisait bien la hauteur à laquelle on devait sectionner les pattes de poulets. Le texte sur les fromages français au lait cru a été demandé par la France, pour que nos producteurs puissent exporter leurs fromages sans se voir opposer des règlements sanitaires nationaux qui n'avaient pour but que de protéger les fromages danois ou hollandais.

Le Front national bâtit son fonds de commerce sur la peur et sur la haine de l'autre. Il ne peut être que contre l'Europe, puisque faire l'Europe, c'est admettre les différences, les accepter comme une richesse et, sans supprimer cette diversité, rechercher les valeurs, les éléments de civilisation et de culture que les Européens ont en commun. Faire l'Europe est une démarche de tolérance et de solidarité, de volonté politique aussi. Elle est à l'opposé des conceptions du Front national qui sont fondées sur l'égoïsme du chacun pour soi et le refus de l'autre, et à l'opposé de sa démarche, qui est négative, destructrice, tournée vers un passé mythifié.

Expulsions

L'expulsion des immigrés en situation irrégulière est légitime, sous réserve de cas humains particuliers, et à condition que l'irrégularité de la situation soit établie, ce qui n'est pas toujours le cas. Mais ne nous leurrons pas. Expulser est difficile, car il faut connaître la nationalité d'origine de l'immigré, organiser le transport, avoir l'accord du pays destinataire. Cela coûte cher et prend du temps, du moins si l'on veut le faire correctement.

Dans aucun pays démocratique on ne procède à des expulsions massives. La France, contrairement à ce que l'on raconte souvent, n'est pas moins efficace que les autres. En 1994, sur 44 000 reconduites à la frontière prononcées, 11 000 seulement ont été effectuées. Et c'était un record.

Extrême droite

Les politologues ne s'accordent pas sur les critères de classification pour définir l'extrême droite. Avec un spécialiste européen de la question, nous pensons qu'il convient d'associer trois critères : celui de la situation dans l'espace politique (le parti le plus à droite), celui de l'idéologie, qu'elle soit néo-fasciste, traditionaliste ou néo-raciste, et celui de l'attitude hostile à la démocratie constitutionnelle (laquelle associe la souveraineté du peuple au respect et au développement des droits fondamentaux).

(Voir Piero Ignazi, in Le Vote des douze, Figaro-Sciences Po, 1995, et L'estrema destra in Europa, il Mulino/Contemporaneo 70, Bologna, 1994.)

Extrême droite en Europe

Les élections européennes de juin 1994 donnent une bonne évaluation des différences de poids des mouvements politiques d'extrême droite.

Élections européennes de 1994

Les puissants partis d'extrême droite
Italie            MSI (Alliance nationale)               12,5%           + 7
France            FN                                     10,5%           - 1,2
Belgique          VIB-Vlaams Blok (Bloc flamand)          7,8%           + 4
                                     (12,6% dans le collège flamand)
                  FNb (Front national belge)              2,9%
                                     (7,9% dans le collège francophone)
Les petits partis d'extrême droite
Allemagne         Republikaner                            3,9%           - 3,2
Danemark          FRP (Parti du progrès Glistrup)         2,9%           - 2,5
                                                          L. 1973 : 15,1%
Pays-Bas          CD (Centre des démocrates)              1,0%
                                                          L. 1994 :  2,5%
L'extrême droite réduite à l'état de groupuscules (<1%)
Espagne           FN (Fuerza Nueva  Frente Nacional Blas Pinar) - Falange
Grèce             EP (Front national)                     L. 1977 :  6,8%
Portugal          PDC (Partido da Democracia Cristiana)
Grande-Bretagne   BNP (British National Party)
                                                          L. : législatives

Ils sont particulièrement faibles dans les pays méditerranéens, qui ont subi la dictature jusque durant les années soixante-dix, et en Grande-Bretagne, où le scrutin majoritaire à un tour bloque l'accès des petits partis à l'espace politique.

Extrême droite en France

Comment expliquer que la France, patrie des droits de l'homme, pays de l'universalisme, soit aujourd'hui le lieu d'Europe où l'extrême droite obtient les résultats les plus importants et où le racisme s'exprime le plus largement ? Il prend des formes diverses dans les discours, les actes, les votes, dans les discriminations ou les ségrégations spatiales ou sociales. Il est violent ou larvé, collectif ou individuel. Il peut être actif ou passif, conscient ou inconscient.

Sans doute parce que, pour beaucoup de Français, la France est menacée, leur situation et celle de leurs enfants le sont aussi.

La France semble attaquée du dehors : par la proximité de la guerre (Algérie, Yougoslavie...), par la concurrence acharnée des pays nouvellement industrialisés, accompagnée de restructurations et de délocalisations, par la prédominance d'un modèle anglo-saxon, lui-même contesté, par l'existence d'une Europe dont beaucoup se demandent si elle est une chance ou une raison supplémentaire d'inquiétude pour l'avenir.

La France semble attaquée, et l'absence de réponse collective d'une société elle-même en difficulté pousse à chercher dans l'étranger la source de nos problèmes.

Problèmes qui eux-mêmes créent le désarroi. La crise de l'industrie, l'explosion du modèle traditionnel de progrès social (ascension possible pour soi-même ou ses enfants, défense collective par le syndicat), l'extension du chômage ont amené le corporatisme, l'action catégorielle, voire le repli sur soi. D'où la crainte de se retrouver en situation d'échec, en bas, avec ceux qui y ont toujours été, les étrangers. D'où la volonté d'exorciser cette hantise par la xénophobie, le rejet, voire le racisme.

À ce mouvement, s'est ajouté celui de l'urbanisation ségrégative, parquant dans les mêmes quartiers tous ceux qui ont de lourdes difficultés, principalement liées au chômage. La conviction que l'on n'est maintenant plus seulement en bas de la société, mais exclu de celle-ci, accroît encore le sentiment de frustration.

Face à ces problèmes de chômage et d'exclusion, la France paraît en crise, incapable de trouver en elle-même les ressorts nécessaires, oubliant ses valeurs et par là même son identité. Paradoxalement, les étrangers semblent souvent plus soudés et solidaires, forts de valeurs culturelles et collectives, ce qui suscite la convoitise et exacerbe l'hostilité.

Comment, dès lors, ne pas être perdu quand on a l'impression de descendre peu à peu les marches, quand on a le sentiment que demain sera pire qu'aujourd'hui ? Comment, pour d'autres, qui ont réussi à la force du poignet, ne pas ressentir un certain écoeurement à la vue d'enrichissements abusifs par la corruption ? Comment alors ne pas réagir par un rejet général du système, lorsque l'on sent un État en crise, crise morale face aux affaires, crise financière mettant en cause l'avenir de la protection sociale - dont on attribue la responsabilité aux étrangers ?

Et cela d'autant plus que la classe politique française a mis plus de temps que ses voisines à comprendre la profondeur et la durée de la crise économique et sociale frappant les grands États industriels. Elle a également fermé les yeux sur les préoccupations des électeurs et, notamment, négligé la question de l'immigration, qui, à l'évidence, prenait une dimension nouvelle. La comparaison entre le traitement du droit d'asile en Allemagne et en France est, à cet égard, édifiante. Outre-Rhin, elle fut l'objet d'un vrai travail législatif et constitutionnel commun entre la majorité - les démocrates-chrétiens - et l'opposition - les sociaux-démocrates. En France, elle ne suscita qu'une médiocre manipulation du ministre de l'Intérieur de la cohabitation, contraignant habilement le président de la République à la révision constitutionnelle contre le Conseil du même nom. Bref, dans un premier temps, le Front national et son chef eurent le monopole des nouvelles questions chaudes qui taraudaient les Français. Dans un deuxième temps, on lui courut après de tous côtés.

L'explication remonte cependant plus loin, à la nature de l'immigration dominante dans notre pays. Non que les Maghrébins soient par nature plus difficiles à intégrer que d'autres, seuls les néo-racistes le croient. Mais, historiquement, il se trouve qu'il y a quarante ans commençait une guerre longue et dure, opposant les Français aux Algériens, militairement gagnée et politiquement perdue par la France.

On en vient alors au dernier facteur explicatif de la spécificité française : les rapports difficiles que nous entretenons avec notre passé, nos passés. La France ne sait pas affronter les épisodes les plus douloureux de son histoire. Qu'il s'agisse de la guerre d'Algérie ou de l'Occupation et de la collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale, nous ne faisons pas le travail de mémoire aussi rapidement et lucidement que les autres. Prenons une illustration d'apparence anodine : la comparaison entre le nombre de films que les Américains ont consacrés à la guerre du Vietnam et celui que les Français ont faits sur la guerre d'Algérie est édifiante. Le demi-siècle nécessaire pour dénommer franchement les crimes de Vichy en est un autre exemple.

Last not least, la sous-estimation systématique du danger d'extrême droite, la conviction erronée selon laquelle ses succès n'étaient que passagers, la réduction de sa percée aux talents particuliers d'un leader par définition provisoire, l'idée non moins naïve que moins l'on en parlait mieux cela valait, ont empêché de prendre la mesure du phénomène et, involontairement mais sûrement, contribué à son expansion.

Faute d'une identité et de valeurs fortes que proposeraient des politiques comprenant leurs problèmes, faute d'un projet de société dans lequel ils trouveraient leur place, beaucoup de Français et de Françaises se referment et retrouvent une force, une raison d'être, un réconfort dans le rejet de l'autre, de celui qui est différent, et dans l'adhésion à la contre-société proposée par l'extrême droite, considérée désormais comme unique alternative pour mettre fin aux maux de l'ordre établi.

Extrême droite/extrême gauche

Crimes massifs du stalinisme et du maoïsme aidant, on renvoie souvent dos à dos l'extrême droite et l'extrême gauche - quand on ne justifie pas l'alliance de la droite avec son extrême-par celle des socialistes avec les communistes. Quoi que l'on pense de l'Union de la gauche, il devrait cependant être possible de récuser cette équivalence. Pour au moins deux raisons : 1) le totalitarisme communiste est une perversion de la passion démocratique, mais le communisme n'est pas une idéologie d'extermination ; 2) le Parti communiste français a été stalinien, mais il n'a pas assassiné ses adversaires, ni appelé à le faire. Raymond Aron lui-même, peu suspect de sympathie pour le communisme, soulignait que le stalinisme se distinguait radicalement du nazisme par sa finalité : la terreur soviétique voulait créer une société conforme à un idéal, l'objectif hitlérien était de pure extermination (voir Démocratie et Totalitarisme, Gallimard, 1965, p. 301).

Favoriser l'élection d'un communiste dans une municipalité ou au Parlement ne provoque ni directement ni indirectement la mort de quiconque. Favoriser l'élection d'un national-raciste aide un mouvement politique qui appelle directement au rejet des immigrés et indirectement encourage les crimes racistes.

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